Les insultes, moqueries, exclusions et autres petites humiliations n’avaient pas spécialement de nom générique quand nous étions (il y a peu de temps !) sur les bancs de l’école. C’est à la fin des années 1990 que le terme adopté dans les pays anglophones school bullying, sans équivalent français, a été finalement traduit par l’expression « harcèlement scolaire ».
Qu’est-ce que le harcèlement scolaire ?
Proposons une définition de terrain : le harcèlement correspond à de petites attaques, répétitives et blessantes, qui peuvent gâcher la vie.
Petites, car subjectives : ce ne sont pas des crimes mais souvent des insultes et moqueries, rumeurs et exclusions, qui pourraient paraître, à certains adultes, « un peu ridicules ». Elles engendrent pourtant une souffrance psychologique qui, elle, n’est absolument pas petite !
Répétitives, car il ne s’agit pas d’une agression unique (ce qui arrive « à tout le monde »), mais de l’installation, quotidienne ou pluriquotidienne, d’une relation toxique et de mots qui blessent, encore et encore, parfois jusqu’à engendrer une pathologie psychiatrique, un traumatisme, une phobie scolaire, des troubles alimentaires, voire des idées de suicide.
Pourquoi s’installe-t-il ?
La règle fondamentale semble presque trop simple : le harcèlement continue parce qu’il fonctionne ! Par son mot méchant, le harceleur cherche à blesser, à atteindre. S’il y arrive (la victime baisse la tête, s’énerve, contre-attaque ou le dénonce), il a gagné. Tel un joueur de machine à sous activant son circuit dopaminergique (dit « de la récompense ») quand il gagne, il est tenté de remettre une pièce pour gagner encore. Bien innocemment, la victime peut donner l’indication à l’agresseur qu’il sera récompensé s’il continue ! Tout se passe comme si un enfant harcelé ne voulait pas que l’autre s’exprime à son sujet, ce qui paradoxalement entretient le harcèlement :
« – Tu n’as pas le droit de me dire ça !
– Puisque ça t’embête tant que ça, je vais le redire ! »
Dénoncer et sanctionner : efficace ?
Le terme de « harcèlement » correspond à un délit existant : il confère à ce phénomène un caractère juridique. L’approche la plus utilisée mondialement est d’ailleurs orientée ainsi : l’élève harcelé est invité à dénoncer ce qu’il subit aux adultes, à se faire soutenir par des dispositifs gouvernementaux, à porter plainte… En somme, il est incité à parler, à solliciter sa protection et la sanction de l’agresseur. De même, les témoins sont encouragés à dénoncer, au risque de passer pour complices.
L’instinct des enfants : ne pas dénoncer
On ne peut en vouloir aux enfants de ne pas toujours parler de ce qu’ils subissent. En plus du sentiment de honte qu’ils connaissent en tant que victimes, ils savent d’instinct qu’ils risquent gros s’ils ne règlent pas le problème par eux-mêmes. Ils devinent que les adultes les mieux intentionnés peuvent compromettre leur vie sociale dans la cour de récréation en intervenant. Un enfant harcelé qui n’en parle pas peut malgré tout être repéré devant un changement de comportement : repli sur soi, diminution des échanges avec sa fratrie, irritabilité, réticences à aller à l’école, troubles fonctionnels intestinaux qui s’apaisent les week-ends ou durant les vacances, comportements régressifs (énurésie secondaire, par exemple), etc. Il est essentiel de lui demander comment cela se passe à l’école et avec les autres enfants.
Il est évident que pour les atteintes « objectives » (blessures physiques, agressions sexuelles, etc.), il faut dénoncer, sanctionner les agresseurs et protéger les victimes. Mais dans l’immense majorité des cas, le harcèlement est verbal et les atteintes sont « subjectives » (émotions, ressentis de la victime).
Sanctionner : contre-productif pour la victime et inefficace pour l’agresseur ?
Aussi moral que soit le modèle juridique de « dénonciation/sanction », il s’avère contre-productif pour la victime en cas de harcèlement verbal : elle se sent incapable de faire face par elle-même ; on lui confirme son impuissance en lui disant qu’elle ne peut et ne doit rien faire d’autre que dénoncer et attendre que les adultes agissent à sa place ; on augmente son intranquillité dès que les adultes ne sont pas dans les parages.
Si certains harceleurs craintifs sont dissuadés, les sanctions sont bien souvent impuissantes à stopper l’agresseur. Au contraire, celui-ci se voit confirmer qu’il s’en est pris à la bonne cible, la plus vulnérable. Après dénonciation, il n’a pas plus d’estime pour sa victime ni pour la loi des adultes. Adultes qu’il a réussi à mobiliser, confirmant son pouvoir, et qui l’ont puni, injustement selon lui : « ce n’est pas moi qui ai commencé » ; « ce n’est pas grave » ; « je voulais juste rigoler ».
Tout est alors en place pour des représailles, éventuellement hors les murs de l’établissement scolaire ou sur internet, pour plus d’impunité. Et les témoins qui dénonceraient savent parfaitement qu’ils pourraient être les prochaines victimes.
L’échec des mesures actuelles
Cette approche juridique a d’ailleurs montré son inefficacité.
Des études américaines ont même mis en évidence une aggravation des difficultés quand des programmes « anti-harcèlement » ou « zéro tolérance » sont appliqués.1,2
En France, malgré de nombreuses initiatives, le nombre de victimes reste gigantesque : on parle de 700 000 enfants concernés, et les dernières directives ou rapports parlementaires ne semblent pas prendre de grandes inflexions – le rapport Balanant d’octobre 2020 présente 120 propositions dont aucune n’est orientée sur l’apprentissage de compétences sociales par la victime pour arrêter l’agressivité.3,4
Répondre à l’agression par l’agression : une alternative ?
Une contre-attaque verbale est une option tentante5, mais mal dosée, elle peut mettre la victime en danger, avoir un effet délétère si elle est dite sans suffisamment d’assurance. De plus, elle est souvent peu compatible avec la personnalité déjà affaiblie de la victime. Enfin, elle perpétue le système de violence initié par l’agresseur, la « loi du plus fort ».
Alors, quelle solution ?
Lorsqu’elles consultent, les victimes demandent ce qu’elles pourraient faire et, nous autres médecins, à part soigner leurs souffrances, les accueillir, les orienter, nous trouvons impuissants à pouvoir agir sur l’agresseur (absent et se pensant innocent) ou sur l’institution.
Comment aider alors la victime à s’en sortir, sans avoir à confier à d’autres ses batailles relationnelles ou son apprentissage social et sans le transformer en agresseur à son tour ?
La règle d’or : traiter l’ennemi en ami ?
Le harcèlement fonctionne selon la règle psychologique de la « réciprocité » : nous avons tendance à traiter automatiquement les autres comme ils nous traitent. Quand l’agresseur engage la relation en ennemi, et que nous lui répondons en ennemi (dénoncer, s’énerver…), il continue.
La « règle d’or » consiste au contraire à traiter les autres comme on voudrait qu’ils nous traitent. Il ne s’agit pas d’être son ami, mais de rester amical.
En traitant en ami cet ennemi, la réciprocité, tournée à notre avantage, va lui rendre bien difficile de continuer l’agression. Il est en difficulté pour continuer à être agressif face à cette gentillesse inattendue.
La résilience émotionnelle
Et, plus encore, que se passerait-il si on laissait le harceleur libre d’exprimer les opinions qu’il peut avoir… y compris sur nous ?
Nous n’avons pas de télécommande pour guider les idées que l’autre a à notre égard. En le lui faisant savoir, nous découvrons qu’il n’en a pas non plus sur nos émotions. Ses mots initialement blessants n’ont alors plus vraiment d’enjeu. La communication permet d’entrer dans une « résilience émotionnelle », qui est la capacité à ne pas laisser nos émotions être trop atteintes par les perturbations extérieures.
Il s’agit de montrer activement que l’on n’est pas touché (et non pas passivement : « Ignore-les » est un mauvais conseil puisque c’est une forme d’agression, qui indique que l’on est atteint).
Une prise en charge structurée
Pour arriver à sortir la victime de son statut, il faut lui apprendre des astuces de communication qui ne nécessitent pas de compétences particulières mais qui doivent être enseignées par un praticien formé.6
À force d’être utilisées, ces techniques renforcent la confiance en soi, déstabilisent l’agresseur sans l’agresser, permettent de gagner sans avoir à faire perdre, et de passer du statut de victime idéale à celui de personne qu’il n’est pas intéressant d’embêter, machine à sous qui ne fait rien gagner et que l’on abandonne.
Le « jeu de l’idiot »
Quel enfant refuserait de jouer au lieu de recevoir des leçons ?
On utilise donc un jeu de rôles, simple mais extrêmement structuré, appelé le « jeu de l’idiot ».6 Le thérapeute prend le rôle de l’agressé et demande à l’enfant d’être l’agresseur. Ils jouent alors différentes manières de répondre au harceleur : d’abord perdre, en réagissant un peu comme il le fait en situation réelle ; puis utiliser la « règle d’or » et lui montrer comme il est difficile de continuer à se battre quand on n’a aucune prise sur l’adversaire.
Et comme un enfant qui comprend les règles d’un jeu de société en jouant une première partie « pour de faux », il découvre au fur et à mesure les règles du jeu relationnel, de façon ludique, participative et presque « magique ».
Une nécessaire formation
Peu de harcèlements résistent à plus de deux semaines de cette approche bien menée, par un praticien formé.
Car si elle est efficace, elle n’est cependant pas anodine. Par exemple, il est impératif d’avertir l’enfant que le harcèlement risque de s’aggraver un temps, avant de s’améliorer. L’agresseur, découvrant que sa technique ne fonctionne plus, tentera en effet d’abord de frapper verbalement plus fort avant de finalement se décourager. L’enfant victime doit donc pouvoir maintenir son attitude jusqu’à l’efficacité, qui arrivera.
Exemples de scénarios
Les quelques astuces de communication exposées ne rendent pas justice à cet apprentissage, qui s’intègre dans une formation construite. Elles donnent cependant une petite idée de quelques techniques de communication utilisées.
• Le questionnement et le compliment paradoxal
Très déstabilisant pour l’agresseur, le « questionnement » considère les mots de l’autre comme une opinion que l’on questionne plutôt que comme une attaque.
Le « compliment paradoxal » final désarme, quant à lui, l’agresseur.
« –Ta photo de profil est vraiment horrible !
– C’est vrai ? Tu trouves ?
– Euh… oui, carrément, on dirait un canard !
– Ah, je vois pourquoi tu dis ça ! Par contre, j’adore la tienne, tu es super chouette dessus !
– Euh...merci… mais pas toi !
– D’accord.
– … »
• L’acceptation
Il s’agit là d’assurer à l’agresseur le droit d’exprimer son avis, sans pour autant y adhérer.
« – C’est quoi ces lunettes de crapaud ! Trop moches...
– Oui, certains les trouvent pas terribles...
– Elles sont horribles ! Mocheté !
– OK, si tu trouves ça moche, tu peux le dire, pas de problème ! Moi je les aime bien, mais je comprends que toi tu ne voudrais pas des comme ça !
– Ah ben ça, c’est sûr !
– OK... »
• L’autodérision peut également être utilisée :
« – Eh, t’es tellement une baleine que tu passes plus les portes !
– Hé hé, mais l’avantage c’est que je rebondis.
– ... »
• La technique du « disque rayé » peut aussi s’avérer efficace :
« – T’es trop moche.
– OK, et alors ?
– Ben, c’est tout, t’es laid.
– Et alors ?
– Ben, j’ai pas envie de te voir.
– OK, et alors ?
– Et ta mère, elle est horrible aussi, une baleine !
– D’accord… Et donc ? »
À tout âge
Tout au long de la vie, nous rencontrons des personnes agressives, et il est forcément utile d’apprendre à désamorcer une communication blessante.
La méthode peut s’appliquer aux adultes de la même façon qu’aux enfants, dans des situations de harcèlement professionnel, familial...
Contre-indications
Cette méthode ne doit pas être utilisée d’emblée avec un enfant psychotraumatisé ou ayant des problèmes importants de régulation des émotions. Une prise en charge de ces troubles est nécessaire en amont.
De même, elle est exclue lorsqu’il s’agit de violences physiques ou sexuelles.
Elle n’a pas non plus sa place si l’enfant n’est pas d’accord ni participatif pour que le harcèlement cesse.
Enfin, elle est inappropriée s’il ne s’agit pas de harcèlement (exemple : des débats d’idées qui peuvent être agressifs mais dans une lutte d’arguments).
Que dire à vos patients ?
En cas d’attaque physique et/ou sexuelle, il faut évidemment dénoncer et demander protection.
En cas d’attaques verbales, d’atteintes subjectives, si on ne sait pas quoi faire d’autre, il est aussi possible de dénoncer et de se faire aider : personnel de l’école, direction, numéro d’appel national (30 20), plateforme Pharos7.
Mais parfois l’approche « dénonciation/sanction » peut produire des effets contre-productifs : stigmatisation, isolement, représailles.
Une autre approche est possible : apprendre, par le jeu, des techniques de communication pour désamorcer l’agressivité, sans agresser à son tour.
1. Jeong S, Lee BH. A Multilevel Examination of Peer Victimization and Bullying Preventions in Schools. Journal of Criminology 2013.
2. American Psychological Association Zero Tolerance Task Force. Are zero tolerance policies effective in the schools?: an evidentiary review and recommendations. Am Psychol 2008;63(9);852-62.
3. Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports : https://www.education.gouv.fr/non-au-harcelement
4. Balanant E. Rapport de mission gouvernementale : comprendre et combattre le harcèlement scolaire, 120 propositions. Assemblée nationale. Octobre 2020.
5. La meilleure approche qui défend ce « boomerang » relationnel est défendue en France par Emmanuelle Piquet : v. Piquet E. Te laisse pas faire. Aider son enfant face au harcèlement à l’école. Paris: Payot, 2014.
6. Aïm P. Harcèlement scolaire. Le guide pratique pour aider nos enfants à s’en sortir. Paris: Plon, 2020. V. aussi sa chaîne YouTube : « CommPsy ».
7. Ministère de l’Intérieur. Signaler un contenu suspect ou illicite avec PHAROS. 2016. Disponible sur : https://bit.ly/3wWzpcd