La pandémie de Covid-19 ravive la méfiance de la population antillaise à l’encontre des injonctions sanitaires venues de métropole. La référence au scandale du chlordécone est évidente : les autorités avaient en effet autorisé cet insecticide au début des années 1980, alors que sa nocivité était connue. Que savons-nous aujourd’hui de ses effets ? Quelles avancées récentes, et quelles solutions pour protéger habitants et écosystèmes ? Réponses du Pr Luc Multigner, directeur de recherche à l’Inserm.

Les risques liés à l’exposition au chlordécone sont-ils bien documentés aujourd’hui ?

La nocivité du chlordécone et les risques liés à des expositions élevées sont bien connus depuis l’empoisonnement des employés de l’usine fabriquant ce pesticide organo­chloré à Hopewell (États-Unis) en 1975, à la suite duquel il fut interdit dans ce pays. Pour les Antilles, nous nous sommes intéressés dès le début des années 2000 aux effets sanitaires d’une exposition chronique, à bas bruit, conséquence d’une pollution environnementale provoquée par l’usage de cet insecticide entre 1973 et 1993 pour lutter contre le charançon du bananier.

Des études expérimentales chez l’animal, dès le début des années 1960, ont montré son potentiel cancérogène. Sur la base de ces travaux, le Centre international de la recherche sur le cancer de l’Organisation mondiale de la santé a classé en 1979 le chlordécone comme « cancérogène possible » pour l’humain. Parallèlement, ses propriétés hormonales œstrogéniques ont été bien documentées, in vivo et in vitro. Ces deux caractéristiques ont orienté nos travaux vers les éventuelles conséquences tumorales, notamment hormonodépendantes. Notre attention s’est focalisée sur le cancer de la prostate, parce qu’il s’agit de la pathologie tumorale la plus fréquente aux Antilles, ce qui n’est pas surprenant, car l’ascendance africaine subsaharienne est un facteur de risque connu pour ce cancer : en Guadeloupe et en Martinique, son incidence annuelle (environ 250 cas pour 100 000 hommes) est du même ordre de grandeur que celle observée parmi les populations afro-américaines aux États-Unis et africaines ou afro-caribéennes au Royaume-Uni.

Nos recherches visaient à identifier, dans la survenue des cancers de la prostate, la part éventuellement attribuable au chlordécone. Une première étude (étude cas-­témoins Karuprostate, publiée en 2010 dans le Journal of Clinical Oncology) a montré que l’exposition au chlordécone est associée de manière significative à un risque augmenté de survenue de la maladie lorsque les concentrations plasmatiques dépassaient 1 µg/L, et d’autant plus chez les hommes ayant des antécédents familiaux de ce cancer ou ayant résidé antérieurement plus d’un an dans un pays industrialisé. Une deuxième étude a montré que l’exposition au chlordécone (concentration plasmatique > 1 µg/L) était associée de manière significative à un risque augmenté de récidive biochimique après traitement par prostatectomie radicale (étude de cohorte prospective Karuprostate, publiée en 2020 dans l’International Journal of Cancer). Dans les deux cas, le chlordécone apparaît comme un facteur de risque indépendant de survenue et de progression de la maladie.

Il s’agit d’un facteur de risque supplémentaire, et non pas – bien entendu – de la cause unique du cancer de la prostate aux Antilles (la grande médiatisation de ces études a pu prêter à ce type de surinterprétations…). On a ainsi estimé qu’au moment de la réalisation de ces travaux (2004-2007), sur les quelque 500 nouveaux cas annuels de cancer de la prostate en Martinique ou en Guadeloupe, 5 à 8 % pourraient être imputables au chlordécone.

Signalons enfin qu’à ce stade, il ne s’agit pas d’effets présumés ou suspectés : les connaissances acquises à ce jour sont convergentes, biologiquement plausibles et n’ont pour l’instant pas été contredites. À ce sujet, il n’y a pas de controverse scientifique, comme il peut en exister pour le glyphosate, par exemple.

Dans les suites de ces études, les expertises collectives de l’Inserm et de l’Anses, qui ont conclu respectivement à un lien de causalité vraisemblable et probable entre l’exposition au chlordécone et la survenue du cancer de la prostate, ont servi de support à la recommandation de la Commission supérieure des maladies professionnelles pour son inscription dans un tableau de maladie professionnelle, puis à la publication d’un décret, le 22 décembre 2021, reconnaissant les cancers de la prostate provoqués par les pesticides (incluant le chlordécone) comme maladie professionnelle. Le système français de reconnaissance des maladies professionnelles, bien que perfectible, est assez unique au niveau international : lorsqu’une maladie est inscrite à un tableau, l’imputabilité est établie pour toute personne remplissant des prérequis vis-à-vis de la maladie et de l’exposition concernée. Cela évite, comme ailleurs, de passer par une procédure visant à établir l’imputabilité au niveau individuel (un exercice particulièrement difficile).

 

Cette reconnaissance est donc une avancée…

Oui, elle a d’ailleurs été bien accueillie aux Antilles… mais avec des limites ! Car si ce nouveau décret « règle » la question de la reconnaissance d’une exposition professionnelle, qu’en est-il de l’exposition de la population générale ?

Or une partie très importante de la population y a subi et subit encore une pollution due à cette substance nocive, alors qu’elle n’aurait pas dû la subir. En effet, au moment où les autorisations ont été délivrées, notamment en 1981, on ne pouvait pas dire qu’on ne connaissait pas les effets délétères de cet insecticide. Il n’était déjà plus utilisé nulle part ailleurs dans le monde. Sa nocivité était parfaitement connue, rapportée dans des publications telles que le NEJM, Science, PNAS…

Les travailleurs agricoles de la banane ayant manipulé le chlordécone jusqu’en 1993 ont été plus exposés que le reste de la population. Cependant, le différentiel d’exposition entre eux et la population générale est moindre que celui qu’on pourrait observer en métropole entre un agriculteur et un citadin qui n’est exposé qu’à un « bruit de fond ». En Guadeloupe et en Martinique, un tiers des surfaces agricoles, des cours d’eau et des zones côtières sont contaminés. Du fait de sa très faible dégradation, le chlordécone est encore présent dans les milieux naturels trente ans après l’arrêt de son utilisation (1993), et risque de l’être encore très longtemps.

De nombreuses denrées alimentaires, végétales et animales, ont donc été contaminées, aboutissant à l’imprégnation généralisée de la population : le chlordécone est toujours détecté dans le sang de plus de 90 % des Antillais, parfois à des taux importants. Tant que ce réservoir environnemental sera présent, le risque de contamination de la population subsistera. La question de l’exposition de la population générale est donc fondamentale, et ce d’autant plus que les conclusions concernant le lien entre chlordécone et cancer de la prostate ont été obtenues lors d’études en population générale...

Quels sont les autres risques sanitaires de cette exposition ?

Au-delà du cancer, la littérature montre que le chlordécone est neurotoxique et reprotoxique, aussi bien à l’âge adulte qu’au cours du développement. Sur la période 2004-2007, une cohorte mère- enfant (étude Timoun) a donc été mise en place. Nous avons suivi 1 000 femmes au cours de leur grossesse, puis leurs enfants (suivi en cours). Si nous avons pu écarter un excès de risque de malformation et de diabète gestationnel, une augmentation du risque de prématurité a été constatée, ce qui est compatible avec les propriétés progestagéniques de la molécule.

En ce qui concerne les enfants, des observations ont été faites à 3, 7 et 18 mois et à 7 ans. Nous avons constaté que l’exposition in utero est associée à de moins bons scores de motricité fine et de traitement de l’information visuelle. Des analyses portant sur le développement anthropométrique sont en cours, pour surveiller l’effet éventuel sur l’obésité infantile. D’autres travaux expérimentaux chez la souris montrent que le chlordécone entraîne des atteintes sur la fertilité de la descendance mâle et femelle, ainsi que la survenue de lésions prénéoplasiques de la prostate chez la descendance mâle, sur plusieurs générations. La portée chez l’humain de ces observations est encore à préciser.

Enfin, d’autres hypothèses existent et méritent d’être explorées. De nombreux travaux soulignent par exemple l’existence de surrisques de survenue de lymphomes non hodgkiniens et de myélomes chez les travailleurs exposés aux pesticides, dont seuls quelques-uns sont pour l’instant pointés du doigt. S’agissant du chlordécone, nous ne disposons pas encore de données. Une étude est actuellement conduite par le CHU de la Guadeloupe pour identifier la présence ou l’absence de lien entre l’exposition au chlordécone et la survenue d’hémopathies malignes. Ici encore, il ne faut pas confondre incidence de la maladie et risque au regard de l’exposition. Aux Antilles, l’incidence des lymphomes non hodgkiniens est plus faible qu’en métropole ; pour le myélome, c’est l’inverse. Pour autant, cela n’exclut pas que le chlordécone puisse (ou non) jouer un rôle dans l’une ou l’autre de ces hémopathies…

Comment protéger la population aujourd’hui ?

La seule façon de réduire les risques sanitaires à l’avenir est de réduire l’exposition. Comme évoqué ci-dessus, l’alimentation contaminée est la principale source d’exposition. Les mesures prises au cours de ces vingt dernières années ont permis de diminuer d’un facteur 10 le niveau moyen d’exposition. Pour autant, ces mesures ne sont pas sans conséquence. Des arrêtés préfectoraux limitent ou interdisent certaines cultures (notamment les légumes racines), l’élevage ou la pêche sur des sols et littoraux contaminés. Malheureusement, cela a entraîné l’arrêt d’activité de nombreux agriculteurs, éleveurs et pêcheurs, avec des conséquences économiques importantes.

À celles-ci s’ajoute le bouleversement des modes de vie locaux. En effet, la pollution touche également les jardins familiaux, donc les circuits de subsistance traditionnels (ventes informelles, échanges entre particuliers). De plus, inciter la population à acheter des produits issus des circuits réglementés (commercialisés dans les grandes enseignes, importés de métropole) peut paraître paradoxal, vu les incitations nationales actuelles valorisant les circuits courts… Sans parler des possibles conséquences sur la santé : par exemple, le remplacement des légumes racines (ignames, manioc, patates douces) à faible indice glycémique et bon marché – mais pouvant être contaminés – par des féculents importés, comme la pomme de terre, plus chers et à indice glycémique plus élevé, peut être délétère pour une population où la prévalence du diabète et de l’obésité est déjà élevée. On voit donc bien les origines du problème, ses conséquences désastreuses et la complexité des solutions… Faut-il s’étonner que la population de ces départements soit particulièrement méfiante envers la parole des autorités censées les protéger ?

Toutefois, au moins concernant la réduction de l’exposition, on est sur la bonne voie. Les valeurs toxicologiques de référence pour cet insecticide ont été récemment revues à la baisse par l’Anses. Cela permettra de mieux identifier la part de la population en excès de risque, et de mettre en place les politiques publiques de prévention les plus adaptées, de manière durable…

Si les effets délétères du chlordécone sont avérés, qu’en est-il des autres pesticides ?

Dans le cas du chlordécone, il s’agit d’effets bien documentés et pour l’instant non contredits, mais la question des pesticides en général et de leurs conséquences sur la santé humaine soulève en effet des interrogations quant à la meilleure façon de faire de la prévention lorsqu’il est difficile d’avancer un lien causal entre un pesticide donné et la survenue d’une pathologie… D’une manière générale, dans le domaine des sciences de la vie, l’établissement d’une relation causale dite « directe » (terminologie empruntée au langage juridique) n’est guère applicable. Cette notion ne peut en l’occurrence faire l’objet d’une démonstration en toute rigueur, mais plutôt d’un jugement, c’est-à-dire d’une appréciation de l’ensemble des éléments (en faveur ou en défaveur) dont on dispose, en regard des enjeux qu’ils représentent. Ceci est d’autant plus vrai pour les agents diffusés dans l’environnement, pour lesquels l’intensité du risque est souvent faible et l’imputabilité plus compliquée à établir que pour des agents comme le tabac, l’alcool ou l’amiante.

Lorsque, dans l’état des connaissances, les données disponibles convergent (comme dans le cas du chlordécone et du cancer de la prostate) et ne font pas l’objet d’incertitudes majeures ou de controverses, les mesures prises – ou qu’il faut prendre – ne relèvent plus alors de la précaution, mais bien de la prévention ! S’agissant de la précaution, en particulier quand on l’invoque sous la forme d’un principe, nous avons affaire à un choix de gestion politique – au sens noble du terme – face à l’incertitude. Ici, le débat est plus ouvert et forcément plus controversé, et les décisions reviennent à ceux qui ont en charge la « vie de la cité ».

Élargissons maintenant à l’ensemble des pesticides. De nombreux travaux depuis plus de quarante ans dans différentes régions du monde montrent de façon assez convergente que les populations les plus exposées à ces produits (agriculteurs notamment) sont plus à risque de développer certaines maladies. Des études, surtout aux États-Unis, ont essayé d’analyser ce risque pesticide par pesticide, mais compte tenu du très grand nombre de molécules appartenant à cette catégorie (plus d’un millier), il est impossible avec les moyens actuels de la science de prévoir le rôle précis et indépendant que chacune d’entre elles pourrait jouer dans la survenue d’une maladie donnée. On passe donc en revue l’ensemble de la littérature scientifique, toxicologique et épidémiologique avec un regard critique mais constructif. Dans certains cas, comme celui du cancer de la prostate, de nombreux travaux soulignent un excès de risque chez les populations exposées professionnellement à ces produits, avec des données qui confortent la plausibilité biologique. Cela ne veut pas dire qu’il y a unanimité dans toutes les études, mais au moins une forte convergence se dégage. S’agissant de protéger les populations concernées, mais aussi de leur rendre justice en termes de réparations, une telle convergence doit leur bénéficier.

Pour en savoir plus

Institut de recherche en santé, environnement et travail. Études destinées à identifier les dangers et risques sanitaires associés à l’exposition au chlordécone. Actualisé le 4 janvier 2022.