La crise du Levothyrox
L’éditorial d’Alain Tenaillon et Jean Deleuze « Levothyrox : un cas d’école du mépris de la parole des malades » (Rev Prat 2019;69:583) et l’article de Catherine Hill et Martin Schlumberger « Les deux formules du Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes » (Rev Prat 2019;69:599-601) parus en juin dans La Revue du Praticien ont suscité de nombreuses réactions dont des courriers de Xavier Bertagna, Philippe Bouchard, André Grimaldi, Jean-Louis Wémeau et Jacques Young ainsi que de Patrice Rodien et Rachel Reynaud au nom de la Société française d’endocrinologie et de la Société française d’endocrinologie et de diabétologie pédiatrique. Nous publions ici ces deux textes que nous avions mis en ligne en juillet sur le site de La Revue, n’ayant pas de parutions l’été. Ils ont eux-mêmes suscité deux réactions – celles de Catherine Noël et de Gérard Bapt – que nous publions à la suite.
Cette crise du Levothyrox responsable d’un nombre inédit de déclarations en pharmacovigilance (près de 35 000 cas) et de 360 000 consultations supplémentaires pendant la période a fait l’objet d’une analyse très critique sur les conditions de commercialisation de la nouvelle formule du Levothyrox dans un rapport demandé par la ministre de la Santé https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/180903_-_mim_rapport.pdf (voir pages 10 et 11). D’autres développements concernent l’étude de bioéquivalence entre les deux formules du médicament. Nous y reviendrons dans un autre numéro en publiant les analyses très divergentes que nous avons reçues au sujet de cette étude. La rédaction
L’éditorial d’Alain Tenaillon et Jean Deleuze « Levothyrox : un cas d’école du mépris de la parole des malades » (Rev Prat 2019;69:583) et l’article de Catherine Hill et Martin Schlumberger « Les deux formules du Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes » (Rev Prat 2019;69:599-601) parus en juin dans La Revue du Praticien ont suscité de nombreuses réactions dont des courriers de Xavier Bertagna, Philippe Bouchard, André Grimaldi, Jean-Louis Wémeau et Jacques Young ainsi que de Patrice Rodien et Rachel Reynaud au nom de la Société française d’endocrinologie et de la Société française d’endocrinologie et de diabétologie pédiatrique. Nous publions ici ces deux textes que nous avions mis en ligne en juillet sur le site de La Revue, n’ayant pas de parutions l’été. Ils ont eux-mêmes suscité deux réactions – celles de Catherine Noël et de Gérard Bapt – que nous publions à la suite.
Cette crise du Levothyrox responsable d’un nombre inédit de déclarations en pharmacovigilance (près de 35 000 cas) et de 360 000 consultations supplémentaires pendant la période a fait l’objet d’une analyse très critique sur les conditions de commercialisation de la nouvelle formule du Levothyrox dans un rapport demandé par la ministre de la Santé https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/180903_-_mim_rapport.pdf (voir pages 10 et 11). D’autres développements concernent l’étude de bioéquivalence entre les deux formules du médicament. Nous y reviendrons dans un autre numéro en publiant les analyses très divergentes que nous avons reçues au sujet de cette étude. La rédaction
Chers confrères,
Dans votre courrier paru le 2 juillet 2019 sur le site de La Revue du Praticien, vous vous offusquez d’un éditorial intitulé : « Levothyrox : un cas d’école du mépris de la parole des malades ».1
Permettez-moi, en tant que patiente et simple médecin, de vous répondre.
Dans votre courrier paru le 2 juillet 2019 sur le site de La Revue du Praticien, vous vous offusquez d’un éditorial intitulé : « Levothyrox : un cas d’école du mépris de la parole des malades ».1
Permettez-moi, en tant que patiente et simple médecin, de vous répondre.
Comment s’offusquer de la vérité ?
Excusez cette réponse un peu brutale peut-être, mais votre offuscation me paraît tellement dérisoire en regard de toute cette souffrance immense endurée par d’innombrables patients. Immense souffrance qui perdure, faute d’avoir voulu la vérité. Inutile souffrance.
Vous prétendez avoir écouté les patients. On est en droit d’en douter lorsque l’on relit l’article paru dans Le Monde, le 28 décembre 2017,2 avec ce devenu si fameux « effet nocebo » : Levothyrox : « il faudra avoir une expertise sociologique de cette invraisemblable “crise ”. Dans une tribune au Monde, cinq endocrinologues estiment que la crise provoquée par la nouvelle formule du médicament relève d’un “effet nocebo” ».
Si vous avez écouté les patients, alors vous ne les avez jamais entendus.
Car qu’ont-ils dit ces très nombreux patients symptomatiques ?
1. Avant mars 2017 : « Tout allait bien ».
2. À partir du printemps ou de l’été 2007, progressivement leur vie a basculé : des troubles divers, tous les appareils ont pu être concernés, une fatigabilité assez constante, parfois immense, une impossibilité de vivre au quotidien, quelques-uns ont mis fin à cette vie qui n’en était plus une. Et ce n’est souvent que quelques semaines, quelques mois plus tard, à partir de la médiatisation de la fin de l’été, qu’ils ont appris... par la pétition de Sylvie Robache, par une « copine », par Anny Duperey, par un médecin ou un pharmacien, etc., que leur « bon vieux Levothyrox » avait changé et c’est alors qu’ils ont pu faire le lien entre leur symptomatologie et ce nouveau Levothyrox.
3. Alors que la consigne des autorités sanitaires était surtout de ne pas arrêter leur nouveau Levothyrox, que les choses allaient s’arranger, certains sont allés se procurer l’ancienne formule dans les pays voisins, certains ont parcouru près de 1 000 km et ont communiqué sur le fait qu’en quelques jours ou un peu plus leur symptomatologie avait disparu, qu’assez vite ils avaient récupéré leur état de santé antérieur. Ce fut très souvent le cas quand la prise de Levothyrox nouvelle formule (NF) fut relativement brève et que l’alternative fut le retour à l’ancienne formule.
4. Les patients ont fait preuve de beaucoup de bon sens par la suite, bon sens qui semble avoir déserté nos autorités sanitaires et une partie du corps médical : les patients ont juste demandé que leur ancienne formule soit disponible en France au moins pour tous les patients symptomatiques et de façon durable. Tout cela dans la dignité. Il n’y eut jamais de violence.
Vous vous demandez : « quel crime ont commis « d’éminents » endocrinologues en évoquant “l’hypothèse” d’un effet nocebo ? ». Vous ajoutez : « Modestement d’ailleurs... ».3
Je me garderai bien de parler de « crime », ce n’est pas à moi d’en juger, mais au minimum d’erreurs (ou de pensées malheureuses).
Car votre article4 du 28 décembre 2017 n’avait rien d’un article scientifique, comme vous l’écriviez dans l’introduction, il s’agissait juste de dire ce que vous pensiez : « Dire ce que nous pensons. Sereinement. »
Par ailleurs, dans ce même article du journal Le Monde, je n’ai rien lu de modeste.
Quand j’étais étudiante en médecine, des professeurs m’ont appris que le travail de médecin s’apparentait au travail de détective, que lors de l’élaboration d’un diagnostic toutes les hypothèses étiologiques devaient être envisagées avant de les éliminer une à une. Un autre professeur m’a appris que tout médecin était responsable de ses actes et que je ne devais pas me retrancher derrière le diagnostic d’un supérieur hiérarchique ou de quiconque, si je n’avais pas fait mien ce diagnostic (cela pour une splénomégalie notée alors que non retrouvée).
Vous prétendez avoir écouté les patients. On est en droit d’en douter lorsque l’on relit l’article paru dans Le Monde, le 28 décembre 2017,2 avec ce devenu si fameux « effet nocebo » : Levothyrox : « il faudra avoir une expertise sociologique de cette invraisemblable “crise ”. Dans une tribune au Monde, cinq endocrinologues estiment que la crise provoquée par la nouvelle formule du médicament relève d’un “effet nocebo” ».
Si vous avez écouté les patients, alors vous ne les avez jamais entendus.
Car qu’ont-ils dit ces très nombreux patients symptomatiques ?
1. Avant mars 2017 : « Tout allait bien ».
2. À partir du printemps ou de l’été 2007, progressivement leur vie a basculé : des troubles divers, tous les appareils ont pu être concernés, une fatigabilité assez constante, parfois immense, une impossibilité de vivre au quotidien, quelques-uns ont mis fin à cette vie qui n’en était plus une. Et ce n’est souvent que quelques semaines, quelques mois plus tard, à partir de la médiatisation de la fin de l’été, qu’ils ont appris... par la pétition de Sylvie Robache, par une « copine », par Anny Duperey, par un médecin ou un pharmacien, etc., que leur « bon vieux Levothyrox » avait changé et c’est alors qu’ils ont pu faire le lien entre leur symptomatologie et ce nouveau Levothyrox.
3. Alors que la consigne des autorités sanitaires était surtout de ne pas arrêter leur nouveau Levothyrox, que les choses allaient s’arranger, certains sont allés se procurer l’ancienne formule dans les pays voisins, certains ont parcouru près de 1 000 km et ont communiqué sur le fait qu’en quelques jours ou un peu plus leur symptomatologie avait disparu, qu’assez vite ils avaient récupéré leur état de santé antérieur. Ce fut très souvent le cas quand la prise de Levothyrox nouvelle formule (NF) fut relativement brève et que l’alternative fut le retour à l’ancienne formule.
4. Les patients ont fait preuve de beaucoup de bon sens par la suite, bon sens qui semble avoir déserté nos autorités sanitaires et une partie du corps médical : les patients ont juste demandé que leur ancienne formule soit disponible en France au moins pour tous les patients symptomatiques et de façon durable. Tout cela dans la dignité. Il n’y eut jamais de violence.
Vous vous demandez : « quel crime ont commis « d’éminents » endocrinologues en évoquant “l’hypothèse” d’un effet nocebo ? ». Vous ajoutez : « Modestement d’ailleurs... ».3
Je me garderai bien de parler de « crime », ce n’est pas à moi d’en juger, mais au minimum d’erreurs (ou de pensées malheureuses).
Car votre article4 du 28 décembre 2017 n’avait rien d’un article scientifique, comme vous l’écriviez dans l’introduction, il s’agissait juste de dire ce que vous pensiez : « Dire ce que nous pensons. Sereinement. »
Par ailleurs, dans ce même article du journal Le Monde, je n’ai rien lu de modeste.
Quand j’étais étudiante en médecine, des professeurs m’ont appris que le travail de médecin s’apparentait au travail de détective, que lors de l’élaboration d’un diagnostic toutes les hypothèses étiologiques devaient être envisagées avant de les éliminer une à une. Un autre professeur m’a appris que tout médecin était responsable de ses actes et que je ne devais pas me retrancher derrière le diagnostic d’un supérieur hiérarchique ou de quiconque, si je n’avais pas fait mien ce diagnostic (cela pour une splénomégalie notée alors que non retrouvée).
L’erreur
Les faits : un médicament change, une foule de patients jusque-là silencieuse se manifeste pour déclarer son mal-être ; des déclarations d’effets secondaires en pagaille arrivent aux centres de pharmacovigilance, les centres de pharmacovigilance débordés, du jamais-vu...
Votre erreur : avoir écarté d’emblée une hypothèse étiologique majeure, à savoir qu’il puisse y avoir un problème de qualité du médicament.
Pourtant, pour n’importe quelle personne s’intéressant d’un peu plus près et de façon rigoureuse à « cet état de crise », il s’avère assez vite que de façon aussi évidente que 2 et 2 font 4, il existe un problème avec ce Levothyrox nouvelle formule. L’hypothèse étiologique d’un effet nocebo ne tient pas la route puisque du fait de la faiblesse de la communication autour du changement de formule du Levothyrox, les premiers mois, de très nombreuses plaintes sont arrivées aux centres de pharmacovigilance sans que ne soit incriminé un changement de formule du Levothyrox, puisque l’auteur de la déclaration n’avait pas même connaissance de ce changement (information émanant du Centre de pharmacovigilance [CRPV] de Rennes le 06/09/2017). En bref, cet effet nocebo, s’il eut lieu, n’intervint que secondairement et ne pouvait être que la conséquence et non la cause du problème.
Si vous n’avez « pas su entendre » vos patients, les patients vous ont entendus.
Votre « effet nocebo » en guise de cadeau de Noël et son effet boule de neige. On avait déjà tout entendu sur le sujet de la part du corps médical. Ce fut la double peine. On avait parlé « d’hystérie collective », « l’effet nocebo » prit le relais. Et de nombreux patients se turent, de peur qu’au moindre mot, « effet nocebo » leur revienne à nouveau à la figure tel un boomerang.
Votre « effet nocebo » très médiatisé s’est répandu comme une traînée de poudre auprès du corps médical dans son ensemble. Ma voix eut de plus en plus de mal à se faire entendre.
Les médecins vous ont tellement bien entendus qu’encore maintenant de très nombreux patients symptomatiques n’ont toujours pas accès à une alternative malgré leur demande. En particulier les personnes âgées qui se voient répondre : « c’est la vieillesse ! ».
Si vous étiez allés à la rencontre de ces patients symptomatiques en assistant à une de ces grandes réunions publiques organisées par les associations et les collectifs de patients, telle celle de Brest du 9 février 2018, une salle comble, 1 millier de personnes s’étaient déplacées, 400 n’ont pu entrer, triste « cour des miracles », je ne doute pas que certains témoignages vous auraient émus et alertés.
Quand la question a été posée : « Combien de patients parmi vous se voient refuser une alternative ? », des dizaines de mains se sont levées et à la fin de la réunion des dizaines de personnes sont venues récupérer les coordonnées de deux pharmacies allemandes...
Si vous aviez été présents, je ne doute pas que vos certitudes auraient été ébranlées et que votre curiosité de scientifique aurait repris le dessus. Vous auriez consulté de plus près le dossier d’autorisation de mise sur le marché et vous auriez probablement été étonnés de la légèreté avec laquelle la substitution entre ces deux médicaments avait été accordée après validation d’une seule étude de bioéquivalence. Vous auriez étudié les deux premiers rapports du CRPV de Rennes (octobre 2017 et février 2018) faisant état d’effets secondaires conséquents inexpliqués d’une fréquence totalement inattendue (constat identique en juillet 2018), et vous auriez demandé que tout soit mis en œuvre pour rechercher l’explication scientifique à ces effets secondaires conséquents inexpliqués et que, dans le même temps, le principe de précaution soit appliqué.
Car dans le courrier du 2 juillet,3 vous citez l’essai que vous aviez préconisé le 28 décembre 2017,3 mais cette étude en double aveugle, c’était avant la mise sur le marché qu’elle aurait dû être demandée ; là l’expérimentation hasardeuse avait déjà eu lieu et de façon massive sur près de 3 millions de patients, et le résultat fut catastrophique.
Puis vous vous en prenez de façon assez méprisante à C. Hill, M. Schlumberger5 et D. Concordet : « Comment acheter, sans nuance, l’explication de texte de Hill et Schlumberger, reprenant le papier de Concordet » en faisant allusion à l’article paru en avril 2019 dans la revue Clinical Pharmacokinetics.6
L’article de C. Hill et M. Schlumberger5 est bien plus qu’une explication de texte. Il conforte l’analyse de D. Concordet et P. Toutain,2, 6, 7 remettant en question l’étude de bioéquivalence sur laquelle reposait tout entière l’autorisation de mise sur le marché du Levothyrox NF en montrant que pour plus de 60 % des 204 volontaires il n’y avait pas de bioéquivalence. Ces deux articles successifs ont l’immense avantage de coller à la clinique. Dans ma petite expérience, sur une centaine de patients, plus de 50 % des patients ont mal à très mal supporté le changement de formule en 2017.
Au lieu de reconnaître que vous vous étiez probablement trompés, au lieu de faire profil bas, vous persistez.
À la fin de votre courrier de juillet,3 vous écrivez : « Pourquoi, à travers des affirmations péremptoires, non fondées et même fausses, tomber dans le piège du parti pris ? La question n’est pas d’avoir raison, de distribuer les bons points, de choisir son camp... mais d’approcher la vérité, humblement, sans tabou, ce qui n’est pas toujours facile en médecine ».
Ce fut pourtant exactement votre attitude en 2017 : tomber dans le piège du parti pris, choisir son camp, ce qui vous a empêché d’approcher la vérité.
Car la question n’est plus de savoir si cette nouvelle formule pose un problème, mais de savoir pourquoi ?
Pourquoi, suite a priori à une modification minime, officiellement le remplacement du lactose par du mannitol et de l’acide citrique, observe-t-on une telle variabilité des taux sériques de L-thyroxine selon les individus ? Et seconde question : est-ce que cette variabilité du taux de L-thyroxine chez des volontaires sains permet d’expliquer tous les effets secondaires présentés par les patients ? Et cela aurait dû passionner les médecins que nous sommes, car cela sous-entend ce que tous les chimistes savent, à savoir qu’un générique, si les excipients sont modifiés, ce n’est pas forcément la même chose : entre principe actif et excipients, des réactions chimiques peuvent se produire.
En guise de conclusion,2 vous citez Paul Valéry, citation volontairement un peu modifiée : « Ce qui est simple est faux. Mais ce qui ne l’est pas... ne fait pas le buzz ». On pourraitciter Léonard de Vinci : « La simplicité est la sophistication suprême »…
Le proverbe qui illustre sans doute le mieux ce scandale sanitaire majeur consécutif au changement de formule du Levothyrox est « Le mieux est l’ennemi du bien » : une focalisation jusqu’à l’obsession sur une discrète instabilité supposée du Levothyrox ancienne formule (faisant suite à l’enquête de pharmacovigilance ouverte en 2010 par le CRPV de Rennes en raison de la mauvaise tolérance de deux génériques du Levothyrox qui contenaient déjà du mannitol. En 2012, le résultat de l’enquête se focalisa sur « l’instabilité » et c’est tout. On ne recherchera pas la cause de cette instabilité. Ces deux génériques peu à peu ne seront plus commercialisés, les patients ont eu beaucoup plus de chance qu’en 2017). Mais l’ANSM n’en restera pas là : avec pour nouvelle cible le Levothyrox AF, et peu importe l’excellente tolérance et l'efficacité de ce médicament qui a fait ses preuves depuis plus de trente ans chez une forte majorité de patients.
Et l’arrivée de ce Levothyrox NF supposé plus stable !
Alors, tâchons au moins tous ensemble que cette immense souffrance inutile ne le reste pas totalement. Car ce scandale nous interpelle bien au-delà du seul cas du Levothyrox.
Il y a urgence à s’interroger sur la raison d’être d’un médicament, sur la raison d’être de notre métier de médecin et à agir : une sorte de « Grenelle du médicament » s’impose :
– lister les problèmes (autorisation de mise sur le marché et de retrait, sécurité, dépendance vis-à-vis de l’étranger, traçabilité, pénuries, etc.) et apporter des solutions ;
– un des enjeux devrait être la sauvegarde de vieux médicaments efficaces, surtout quand ils s’avèrent vitaux pour certains patients : la disparition du Levothyrox ancienne formule (ôter le lactose pour conquérir le marché chinois) et la pénurie de corticoïdes, sont l’illustration parfaite d’une situation paradoxale inacceptable avec, d’une part, de vieux médicaments très efficaces mais devenus trop bon marché et, d’autre part, la mise sur le marché de nouveaux médicaments à des prix exorbitants (médicaments qui s’avéreront plus tard pas toujours efficaces...) ;
– il nous faudra aussi répondre à la question suivante : quel aura été le poids du lobbying pharmaceutique dans cet immense scandale autour du changement de formule du Levothyrox ? V
Votre erreur : avoir écarté d’emblée une hypothèse étiologique majeure, à savoir qu’il puisse y avoir un problème de qualité du médicament.
Pourtant, pour n’importe quelle personne s’intéressant d’un peu plus près et de façon rigoureuse à « cet état de crise », il s’avère assez vite que de façon aussi évidente que 2 et 2 font 4, il existe un problème avec ce Levothyrox nouvelle formule. L’hypothèse étiologique d’un effet nocebo ne tient pas la route puisque du fait de la faiblesse de la communication autour du changement de formule du Levothyrox, les premiers mois, de très nombreuses plaintes sont arrivées aux centres de pharmacovigilance sans que ne soit incriminé un changement de formule du Levothyrox, puisque l’auteur de la déclaration n’avait pas même connaissance de ce changement (information émanant du Centre de pharmacovigilance [CRPV] de Rennes le 06/09/2017). En bref, cet effet nocebo, s’il eut lieu, n’intervint que secondairement et ne pouvait être que la conséquence et non la cause du problème.
Si vous n’avez « pas su entendre » vos patients, les patients vous ont entendus.
Votre « effet nocebo » en guise de cadeau de Noël et son effet boule de neige. On avait déjà tout entendu sur le sujet de la part du corps médical. Ce fut la double peine. On avait parlé « d’hystérie collective », « l’effet nocebo » prit le relais. Et de nombreux patients se turent, de peur qu’au moindre mot, « effet nocebo » leur revienne à nouveau à la figure tel un boomerang.
Votre « effet nocebo » très médiatisé s’est répandu comme une traînée de poudre auprès du corps médical dans son ensemble. Ma voix eut de plus en plus de mal à se faire entendre.
Les médecins vous ont tellement bien entendus qu’encore maintenant de très nombreux patients symptomatiques n’ont toujours pas accès à une alternative malgré leur demande. En particulier les personnes âgées qui se voient répondre : « c’est la vieillesse ! ».
Si vous étiez allés à la rencontre de ces patients symptomatiques en assistant à une de ces grandes réunions publiques organisées par les associations et les collectifs de patients, telle celle de Brest du 9 février 2018, une salle comble, 1 millier de personnes s’étaient déplacées, 400 n’ont pu entrer, triste « cour des miracles », je ne doute pas que certains témoignages vous auraient émus et alertés.
Quand la question a été posée : « Combien de patients parmi vous se voient refuser une alternative ? », des dizaines de mains se sont levées et à la fin de la réunion des dizaines de personnes sont venues récupérer les coordonnées de deux pharmacies allemandes...
Si vous aviez été présents, je ne doute pas que vos certitudes auraient été ébranlées et que votre curiosité de scientifique aurait repris le dessus. Vous auriez consulté de plus près le dossier d’autorisation de mise sur le marché et vous auriez probablement été étonnés de la légèreté avec laquelle la substitution entre ces deux médicaments avait été accordée après validation d’une seule étude de bioéquivalence. Vous auriez étudié les deux premiers rapports du CRPV de Rennes (octobre 2017 et février 2018) faisant état d’effets secondaires conséquents inexpliqués d’une fréquence totalement inattendue (constat identique en juillet 2018), et vous auriez demandé que tout soit mis en œuvre pour rechercher l’explication scientifique à ces effets secondaires conséquents inexpliqués et que, dans le même temps, le principe de précaution soit appliqué.
Car dans le courrier du 2 juillet,3 vous citez l’essai que vous aviez préconisé le 28 décembre 2017,3 mais cette étude en double aveugle, c’était avant la mise sur le marché qu’elle aurait dû être demandée ; là l’expérimentation hasardeuse avait déjà eu lieu et de façon massive sur près de 3 millions de patients, et le résultat fut catastrophique.
Puis vous vous en prenez de façon assez méprisante à C. Hill, M. Schlumberger5 et D. Concordet : « Comment acheter, sans nuance, l’explication de texte de Hill et Schlumberger, reprenant le papier de Concordet » en faisant allusion à l’article paru en avril 2019 dans la revue Clinical Pharmacokinetics.6
L’article de C. Hill et M. Schlumberger5 est bien plus qu’une explication de texte. Il conforte l’analyse de D. Concordet et P. Toutain,2, 6, 7 remettant en question l’étude de bioéquivalence sur laquelle reposait tout entière l’autorisation de mise sur le marché du Levothyrox NF en montrant que pour plus de 60 % des 204 volontaires il n’y avait pas de bioéquivalence. Ces deux articles successifs ont l’immense avantage de coller à la clinique. Dans ma petite expérience, sur une centaine de patients, plus de 50 % des patients ont mal à très mal supporté le changement de formule en 2017.
Au lieu de reconnaître que vous vous étiez probablement trompés, au lieu de faire profil bas, vous persistez.
À la fin de votre courrier de juillet,3 vous écrivez : « Pourquoi, à travers des affirmations péremptoires, non fondées et même fausses, tomber dans le piège du parti pris ? La question n’est pas d’avoir raison, de distribuer les bons points, de choisir son camp... mais d’approcher la vérité, humblement, sans tabou, ce qui n’est pas toujours facile en médecine ».
Ce fut pourtant exactement votre attitude en 2017 : tomber dans le piège du parti pris, choisir son camp, ce qui vous a empêché d’approcher la vérité.
Car la question n’est plus de savoir si cette nouvelle formule pose un problème, mais de savoir pourquoi ?
Pourquoi, suite a priori à une modification minime, officiellement le remplacement du lactose par du mannitol et de l’acide citrique, observe-t-on une telle variabilité des taux sériques de L-thyroxine selon les individus ? Et seconde question : est-ce que cette variabilité du taux de L-thyroxine chez des volontaires sains permet d’expliquer tous les effets secondaires présentés par les patients ? Et cela aurait dû passionner les médecins que nous sommes, car cela sous-entend ce que tous les chimistes savent, à savoir qu’un générique, si les excipients sont modifiés, ce n’est pas forcément la même chose : entre principe actif et excipients, des réactions chimiques peuvent se produire.
En guise de conclusion,2 vous citez Paul Valéry, citation volontairement un peu modifiée : « Ce qui est simple est faux. Mais ce qui ne l’est pas... ne fait pas le buzz ». On pourraitciter Léonard de Vinci : « La simplicité est la sophistication suprême »…
Le proverbe qui illustre sans doute le mieux ce scandale sanitaire majeur consécutif au changement de formule du Levothyrox est « Le mieux est l’ennemi du bien » : une focalisation jusqu’à l’obsession sur une discrète instabilité supposée du Levothyrox ancienne formule (faisant suite à l’enquête de pharmacovigilance ouverte en 2010 par le CRPV de Rennes en raison de la mauvaise tolérance de deux génériques du Levothyrox qui contenaient déjà du mannitol. En 2012, le résultat de l’enquête se focalisa sur « l’instabilité » et c’est tout. On ne recherchera pas la cause de cette instabilité. Ces deux génériques peu à peu ne seront plus commercialisés, les patients ont eu beaucoup plus de chance qu’en 2017). Mais l’ANSM n’en restera pas là : avec pour nouvelle cible le Levothyrox AF, et peu importe l’excellente tolérance et l'efficacité de ce médicament qui a fait ses preuves depuis plus de trente ans chez une forte majorité de patients.
Et l’arrivée de ce Levothyrox NF supposé plus stable !
Alors, tâchons au moins tous ensemble que cette immense souffrance inutile ne le reste pas totalement. Car ce scandale nous interpelle bien au-delà du seul cas du Levothyrox.
Il y a urgence à s’interroger sur la raison d’être d’un médicament, sur la raison d’être de notre métier de médecin et à agir : une sorte de « Grenelle du médicament » s’impose :
– lister les problèmes (autorisation de mise sur le marché et de retrait, sécurité, dépendance vis-à-vis de l’étranger, traçabilité, pénuries, etc.) et apporter des solutions ;
– un des enjeux devrait être la sauvegarde de vieux médicaments efficaces, surtout quand ils s’avèrent vitaux pour certains patients : la disparition du Levothyrox ancienne formule (ôter le lactose pour conquérir le marché chinois) et la pénurie de corticoïdes, sont l’illustration parfaite d’une situation paradoxale inacceptable avec, d’une part, de vieux médicaments très efficaces mais devenus trop bon marché et, d’autre part, la mise sur le marché de nouveaux médicaments à des prix exorbitants (médicaments qui s’avéreront plus tard pas toujours efficaces...) ;
– il nous faudra aussi répondre à la question suivante : quel aura été le poids du lobbying pharmaceutique dans cet immense scandale autour du changement de formule du Levothyrox ? V
Références
1. Tenaillon A, Deleuze J. Levothyrox : un cas d’école du mépris de la parole des malades. Rev Prat 2019;69:583.
2. Santi P, Foucart S. Levothyrox : une étude donne raison aux patients. Le Monde, 4 avril 2019.
3. Bertagna X, Bouchard P, Grimaldi A, Wémeau JL, Young J. Un cas d’école de « méprise » éditoriale. Rev Prat, le 02-07-19 : courrier en réaction à l’éditorial (juin 2019) consacré à l’affaire du Levothyrox et à l’article de C. Hill et M. Schlumberger sur la non-bioéquivalence des deux formules du médicament. http://bit.ly/2lKxUgC
4. Bertagna X, Bouchard P, Grimaldi A, Wémeau JL, Young J. Levothyrox : Il faudra avoir une expertise sociologique de cette invraisemblable « crise ». Le Monde, 28 décembre 2017.
5. Hill C, Schlumberger M. Les deux formules de Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes. Rev Prat2019;69:599-601.
6. Concordet D, Gandia P, Montastruc JL, et al. Levothyrox new and old formulations: are they switchable for millions of patients? Clin Pharmacokinet 2019;58:827-33. pp t-7
7. https://www.prevention-sante.eu/actus/affaire-levothvrox-ancienne-nouvelle-formule-equivalentes-malades
2. Santi P, Foucart S. Levothyrox : une étude donne raison aux patients. Le Monde, 4 avril 2019.
3. Bertagna X, Bouchard P, Grimaldi A, Wémeau JL, Young J. Un cas d’école de « méprise » éditoriale. Rev Prat, le 02-07-19 : courrier en réaction à l’éditorial (juin 2019) consacré à l’affaire du Levothyrox et à l’article de C. Hill et M. Schlumberger sur la non-bioéquivalence des deux formules du médicament. http://bit.ly/2lKxUgC
4. Bertagna X, Bouchard P, Grimaldi A, Wémeau JL, Young J. Levothyrox : Il faudra avoir une expertise sociologique de cette invraisemblable « crise ». Le Monde, 28 décembre 2017.
5. Hill C, Schlumberger M. Les deux formules de Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes. Rev Prat2019;69:599-601.
6. Concordet D, Gandia P, Montastruc JL, et al. Levothyrox new and old formulations: are they switchable for millions of patients? Clin Pharmacokinet 2019;58:827-33. pp t-7
7. https://www.prevention-sante.eu/actus/affaire-levothvrox-ancienne-nouvelle-formule-equivalentes-malades