Observation

En mission militaire extérieure, un homme de 23 ans consulte pour un œil rouge, douloureux, avec une vision floue unilatérale, apparu depuis deux jours. Il est porteur de nouvelles lentilles de contact souples hydrophiles en silicone hydrogel (Lotrafilcon B) à renouvellement mensuel.
À l’interrogatoire, le patient explique avoir reçu de la poussière dans l’œil lors de sa garde à l’extérieur quelques jours auparavant ; il décrit un larmoiement et une photophobie.
À l’inspection, le patient a une diminution de la transparence cornéenne et on distingue une tache blanchâtre d’environ 1 mm. Il n’y a pas de corps étranger au retournement des paupières. Le test à la fluorescéine met en évidence une large ulcération de la surface cornéenne.
Du fait de l’impossibilité d’obtenir un avis ophtalmologique en urgence au vu du contexte opérationnel et environnemental, une téléconsultation avec un ophtalmologiste est réalisée ; devant la suspicion de kératite bactérienne, un examen à la lampe à fente et un traitement probabiliste par azithromycine en collyre sont préconisés. L’antibiothérapie locale est débutée sans prélèvement préalable (impossibilité de le réaliser immédiatement sur place et contexte d’urgence thérapeutique).
Le lendemain, l’ophtalmologiste local objective un ulcère de cornée à la lampe à fente. Le diagnostic d’abcès cornéen avec ulcère de cornée est retenu. Le collyre d’azithromycine est remplacé par un autre à la ciprofloxacine selon l’avis ophtalmologique. Le patient a porté un pansement oculaire propre occlusif non compressif les premiers jours, puis des lunettes de protection contre le soleil les jours suivants. L’évolution a été favorable ; il a pu remettre ses lentilles de contact un mois après l’infection.
A posteriori, une erreur d’utilisation des lentilles a été identifiée : le patient avait prolongé leur durée d’utilisation, étant sur le terrain dans des conditions de vie précaires. Il lui a donc été recommandé de respecter la durée de port maximal de ses lentilles (un mois) ; des conseils d’hygiène concernant leur entretien et leur manipulation lui ont été délivrés (tableau 1).

L’abcès de cornée correspond à une ulcération cornéenne infiltrée. L’infiltrat stromal suppuratif y est localisé (contrairement aux kératites dans lequel il est diffus). Il peut faire suite à une kératite infectieuse non ou mal traitée, d’origine bactérienne, fongique, parasitaire ou virale. La moitié des abcès de cornée survient chez des porteurs de lentilles de contact, et les agents pathogènes sont principalement bactériens.1

Des symptômes bruyants mais peu spécifiques

Cliniquement, l’œil est rouge, douloureux et le patient se plaint d’une baisse d’acuité visuelle à laquelle s’associent un larmoiement, un blépharospasme et une photophobie. À l’inspection, il existe une hyper­hémie conjonctivale avec cercle rouge périkératique et une diminution de la transparence de la cornée. L’infiltrat stromal localisé constitue une plage blanchâtre prenant la fluorescéine (figure) : après instillation, les zones dépourvues d’épithélium apparaissent fluorescentes à l’examen à la lumière bleue ; si l’atteinte cornéenne est profonde et respecte l’épithélium, le test est négatif ; il est essentiel de noter les dimensions, la forme et la loca­lisa­tion de la lésion par rapport à l’axe visuel à l’aide d’un schéma. La pupille et le réflexe photomoteur sont normaux. Le délai de prise en charge par un médecin est de deux heures. En effet, les agents pathogènes les plus virulents peuvent détruire une cornée en vingt-quatre heures, notamment dans un contexte de prise de corticoïdes topiques.2
Les symptômes sont peu spécifiques, et devant un œil rouge douloureux avec baisse d’acuité visuelle, il faut penser à éliminer une uvéite antérieure aiguë et un glaucome aigu par fermeture de l’angle.3 Infiltrats périphériques stériles, kératites immunitaires et kératites virales mimant un abcès de cornée sont autant d’autres diagnostics différentiels.

Le port de lentilles, facteur de risque principal

Les facteurs de risque de l’abcès de cornée sont le port de lentilles de contact, un traumatisme de cornée avec un corps étranger, une pathologie chronique de la surface oculaire et un antécédent de chirurgie de la cornée. Dans les pays industrialisés, le port de lentilles de contact est le plus souvent en cause ; dans les pays en développement, en revanche, un traumatisme de cornée est plus fréquemment retrouvé.
À l’interrogatoire, il faut rechercher des erreurs dans l’entretien, la manipulation et le port de lentilles de contact. Le port prolongé au-delà de la durée quotidienne recommandée expose à des risques supplémentaires.
Il existe deux types de lentilles : les lentilles souples en hydrogel et sili­cone hydrogel (90 % des prescriptions) et les lentilles rigides perméa­bles au gaz (10 % des prescriptions).
La fréquence de renouvellement des lentilles souples varie selon leur catégorie : les lentilles jetables journalières (à usage unique, portées la journée et jetées le soir), les lentilles à renouvellement fréquent (conservées de deux semaines à trois mois avec entretien quotidien) et les lentilles traditionnelles (renouvelées chaque année avec entretien quotidien). Les lentilles en silicone hydrogel, plus perméables à l’oxygène, nécessitent des produits d’entretien spécifiques qui ne doivent pas être modifiés sans avis ophtalmologique. Les lentilles rigides, perméables à l’oxygène également, nécessitent un entretien approprié, et leur renouvellement varie d’un à deux ans.4
Les lentilles souples sont associées à une incidence plus élevée d’infections cornéennes que les lentilles rigides perméables au gaz, en par­ticulier lorsqu’elles sont portées la nuit. De plus, lorsqu’elles sèchent, elles deviennent fragiles et se cassent facilement.

Affirmer le diagnostic

La plage blanchâtre localisée et fixant la fluorescéine signe un abcès de cornée. Le diagnostic est posé à la lampe à fente.
L’examen en biomicroscopie permet d’établir le diagnostic positif d’infection cornéenne, montrant un infiltrat stromal localisé (abcès) ou diffus (kératite), un cercle périkératique, un ulcère épithélial prenant la fluorescéine, le diamètre de l’infiltrat et l’aspect de ses bords. On recherche la présence d’un œdème, d’une atteinte endothéliale, d’une réaction inflammatoire de la chambre antérieure (ou signe de Tyndall, qui fait partie des critères locaux de gravité) et de sécrétions. Un prélèvement par grattage cornéen (gold standard) est réalisé par l’ophtalmologiste à la lampe à fente avant mise en place d’une antibiothérapie probabiliste. Les boîtes des lentilles, le liquide de conservation des lentilles, les produits d’entretien et les lentilles sont également envoyés au laboratoire et analysés.

Une urgence thérapeutique !

Chez les porteurs de lentilles, les germes les plus fréquents sont les bacilles Gram négatif.6 Après prélèvement, le traitement probabiliste des kératites bactériennes ne menaçant pas directement la vision par collyre antibiotique de la classe des fluoroquinolones, associé ou non à une autre classe d’antibiotique (aminoside ou rifamycine) est une urgence : il doit être mis en place dans les deux heures et poursuivi toutes les heures pendant les vingt-quatre premières heures (tableau 2).2,7 Les fluoroquinolones sont actives sur les bacilles Gram positif et négatif et ont une bonne pénétration intracornéenne. Elles donnent cependant parfois lieu à une sélection de souches résistantes.
Un suivi ambulatoire est possible en l’absence de signes de gravité ; il doit alors être quotidien.
Les signes de gravité sont un phénomène de Tyndall supérieur à 1+, un diamètre de la lésion supérieur à 2 mm, une localisation à moins de 3 mm de l’axe optique, une sclérite associée, une atteinte du stroma postérieur ou une fonte stromale ou une perforation imminente ou avérée, une aggravation malgré une anti­biothérapie probabiliste à large spectre et une infection bilatérale (tableau 3).2 Une hospitalisation est alors indiquée, avec administration de collyres antibiotiques renforcée, horaires et plus concentrés.2, 8 Une monophtalmie, une immunodépression, une mauvaise observance du traitement ou une kératite chez un enfant nécessitent également une prise en charge en hospitalisation.

Abcès amibiens, l’eau comme principale source de contamination

Une kératite pseudodendritique unilatérale ou des inclusions intra-­épithéliales inconstamment fluo­positives chez un porteur de lentilles de contact avec défaut d’hygiène évoquent en premier lieu une kératite amibienne précoce.2
La recherche d’amibes libres par grattage cornéen pour un examen direct, une culture du prélèvement et du liquide de conservation des lentilles, voire une PCR, doit être ­systématique. En effet, tout retard diagnostique engage le pronostic visuel.
Les abcès amibiens sont dus à des amibes libres du genre Acanthamoeba. Ces parasites de la classe des proto­zoaires peuvent être présents dans l’eau du robinet ou dans les réservoirs d’eau naturels. Dans les pays industrialisés, la notion de port de lentilles de contact est le plus souvent retrouvée ; dans les pays en développement, la moitié des cas se développe sur un œil sain sans traumatisme ni port de lentilles de contact.5 L’infection par les amibes est favorisée par la contamination des boîtiers, le rinçage des lentilles avec l’eau du robinet ou les baignades avec les lentilles. Le nombre de cas a augmenté avec le port de lentilles de contact souples. L’eau des piscines est responsable dans la plupart des cas dans les pays industrialisés.

Mesures associées et prise en charge au décours de l’urgence

L’arrêt du port des lentilles de contact, des corticoïdes topiques (à la phase initiale) et du tabac sont préconisés. Le lavage oculaire, les cycloplégi­ques et les antalgiques par voie orale sont associés. Les corticoïdes topi­ques sont uniquement indiqués lorsque l’infection est maîtrisée et sous stricte surveillance ophtalmologique.
Après résultat de l’analyse des prélèvements, les abcès de cornée fongiques sont traités à l’hôpital, notamment par amphotéricine B et/ou voriconazole 1 % et/ou fluconazole 2 % en collyre.2
Les collyres antiseptiques cationiques type chlorhexidine ou PHMB 0,02 % (polyhexaméthylène biguanide) et les diamides aromatiques type hexamidine traitent les amibes.2, 5

Surveillance : des complications parfois sévères

Les complications des abcès cornéens sont l’hypopion, l’endophtalmie, la perforation cornéenne et la baisse d’acuité visuelle (voire la cécité) définitive.8 Les kératites ­infectieuses sont les principales causes de cécité dans les pays en développement.
La surveillance est clinique : évolution de l’infection, de l’inflammation et de la cicatrisation. Dans tous les cas, les conseils d’hygiène et de prévention concernant la manipulation, l’entretien et le port des lentilles de contact doivent être délivrés au patient (tableau 1).9 Il s’agit notamment de lui rappeler de bien se laver les mains avant toute manipulation des lentilles, d’utiliser uniquement les solutions d’entretien spécifiques prescrites par l’ophtalmologiste, de respecter la fréquence de renouvellement et la durée de port, de ne ­jamais dormir avec et de ne pas les utiliser en cas de baignade en piscine, lac, jacuzzi, sauna, ni sous la douche. 

Encadre

Des risques particuliers lors des interventions militaires

Sur les théâtres des opérations extérieures militaires, la prévalence des blessures oculaires ne cesse d’augmenter.10 Cela est dû au type d’armes utilisées dans les conflits contemporains. Actuellement, les explosions sont largement majoritaires sur les conflits asymétriques avec des procédés du type suicide bombers, engins explosifs improvisés. Or les explosions sont davantage pourvoyeuses de plaies oculaires que les armes à feu par l’effet de polycriblage qu’elles entraînent. Il est donc important de porter un équipement de protection individuelle comprenant des lunettes balistiques.

De plus, sur terre, mer ou dans les airs, les conditions de vie et d’hygiène du militaire sur le terrain sont souvent précaires, dans des environnements parfois extrêmes et souvent isolés, nécessitant une autonomie en médicaments d’urgence (par exemple, collyres antibiotiques à large spectre comme la ciprofloxacine, la tobramycine ou l’oxytétracycline). La téléconsultation peut s’avérer être un outil utile pour prendre l’avis de spécialistes.

Références

1. Bourcier T. Que faire et ne pas faire en urgence ? Réalités ophtalmologiques 2021;191:62-4.
2. Bourges JL, Bourcier T, Fayet B, Muraine M, Puech M, Speeg-Schatz C, et al. Urgences en ophtalmologie. Rapport de la SFO 2018. Elsevier Masson; 2018.
3. Burillon C, Janin-Magnificat H. Œil rouge et/ou douloureux. Rev Prat 2009;59:991-8.
4. Bloise L, Bertrand-Cuingnet H, Bullet J, Colliot JF, Elmaleh V, Ernould F, et al. Les avancées en contactologie. Éditions Med-Line, 2020.
5. Cateau E, Héchard Y, Rodier MH. Les amibes libres : un danger méconnu. Revue Francophone des laboratoires 2014;460:43-5.
6. Dethorey G, Daruich A, Hay A, Renard G, Bourges JL. Kératites bactériennes sévères reçues aux urgences ophtalmologiques: analyse rétrospective de 268 cas. J Fr Ophtalmol 2013;36:129-37.
7. Souhail H, Iferkhas S, Elhansali Z, Bouzidi A, Elmellaoui M, Laktaoui A. Les kératites bactériennes. JMSM 2016;20:26-9.
8. Houverdon M, Lafitte E. Du blanc… Rev Prat 2016;30:696.
9. L’Assurance maladie (2021). Comment mettre et entretenir ses lentilles de contact ? www.ameli.fr/assure/sante/bons-gestes/quotidien/mettre-garder-lentilles-contact (dernier accès le 15 juin 2022).
10. Leboeuf A. Soutien santé : le défi afghan. Focus Stratégique 2010, février, n° 19.

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