Paludisme grave : un « choc septique » d’origine parasitaire

Environ 15 % des 4 500 à 5 000 cas de paludisme survenant chaque année en France vont s’avérer être des accès palustres graves. Cette proportion tend à augmenter ces dernières années (2 % en l’an 2000, 14,5 % en 2017, en accroissement constant et quasi linéaire). Du fait d’un haut niveau de réanimation médicale disponible en France et de l’utilisation de nouveaux traitements du paludisme (simple ou grave), la létalité du paludisme grave est inférieure à 5 % depuis 2013.
En France, les formes graves impliquent majori- tairement P. falciparum, plus rarement P. vivax et exceptionnellement P. malariae, P. knowlesi et P. ovale. Le neuropaludisme est la complication, propre à P. falci- parum, la plus souvent mortelle de l’accès palustre grave, mais d’autres formes d’atteintes existent (atteinte multiorganique) faisant du paludisme grave une atteinte parasitaire systémique à haut risque de mortalité en l’absence de traitement (50 % des cas). Il s’agit donc d’un accès palustre (défini par la présence de formes parasitaires asexuées au frottis sanguin-goutte épaisse) associé à des signes et symptômes : fièvre, atteinte neurologique (neuropaludisme) avec troubles de la conscience et/ou crises convulsives, et atteintes viscérales (défaillance d’organes). Les signes de gravité sont résumés dans le tableau ci-contre. Il s’agit des critères de gravité de l’Organisation mondiale de la santé adaptés au paludisme d’importation en France.1 Aucun de ces critères n’est obligatoire et systématique, mais la présence d’un seul d’entre eux signe le paludisme grave. La mortalité est étroitement corrélée à la présence d’une atteinte neurologique, d’un état de choc, d’une détresse respiratoire, d’une acidose métabolique et d’une hyperlactatémie, au moment du diagnostic de l’infection. Mais c’est surtout le retard diagnostique qui est la cause principale de la survenue des formes graves. Un paludisme grave est bien souvent un paludisme qui a « traîné » avant d’être diagnostiqué et correctement traité. Au cours des formes graves, la co-infection par des bacilles à Gram négatif est classique et doit être recherchée.

Diagnostic spécifique et recherche de critères de gravité

Outre le diagnostic parasitologique (v. p. 152), le bilan biologique complémentaire vise à mettre en évidence l’existence de critères biologiques de gravité (v. tableau). Ainsi sont réalisés : un hémogramme, un ionogramme sanguin complet avec fonction rénale et dosage des bicarbonates (urémie, créatininémie, HCO3-), un bilan hépatique complet (aspartate et alanine aminotransférases, gamma glutamyltransférases, phosphatases alcalines et bilirubine totale), une glycémie, un dosage des lactates (veineux ou artériel), et une hémoculture systématique. Un électrocardiogramme est réalisé en bilan préthérapeutique. Les signes biologiques accompagnateurs sont peu spécifiques, quoique très évocateurs : la thrombopénie (quasi constante) n’est pas reconnue comme un critère de gravité (elle est de mécanisme immunologique) si elle est isolée (sans coagulation intravasculaire disséminée), mais elle peut être considérée comme un signe associé à la gravité si elle est inférieure à 50 000/mm3. Il n’y a pas, en règle générale, de polynucléose, sauf en cas d’infection bactérienne associée. La protéine C-réactive et la procalcitonine peuvent être élevées au cours de l’accès palustre sans rapport avec une infection bactérienne associée.

Principes de prise en charge


Orientation du malade : réanimation ou unité de soins continus

Une fois l’accès palustre classé (simple ou grave), le malade doit être orienté selon son niveau de défaillance et le niveau de maîtrise de l’équipe soignante dans ces situations (connaissances et habitude de la gestion de ces malades). Les patients ayant un coma, des convulsions répétées, une défaillance respiratoire, une défaillance cardiocirculatoire (particulièrement le choc septique), une acidose métabolique et/ou une hyperlactatémie, une hémorragie grave, une insuffisance rénale imposant l’épuration extrarénale, une hyperparasitémie isolée supérieure à 15 % sont hospitalisés directement en service de soins intensifs (réanimation).
La présence d’une simple confusion/obnubilation, d’une crise convulsive isolée, d’une hémorragie mineure, d’un ictère franc isolé, d’une parasitémie isolée supérieure à 4 %, d’une insuffisance rénale modérée, d’une anémie isolée bien tolérée relève de l’unité de soins continus ou d’un service de médecine mais habitué à la prise en charge de ce type de patients (maladies infectieuses et tropicales, médecine interne).

Traitement spécifique antiparasitaire : artésunate intraveineux

Le traitement de l’accès grave est débuté sans retard dès le diagnostic connu. Le traitement de l’accès grave repose maintenant sur l’artésunate intraveineux. L’artésunate est disponible en France sous la forme d’une autorisation temporaire d’utilisation à validation différée. La posologie est de 2,4 mg/kg par voie intraveineuse à H0, H12, H24, puis toutes les 24 heures pendant au maximum 7 jours (9 doses) chez l’adulte. Le traitement intraveineux est poursuivi au minimum pendant 24 heures (3 doses) ou jusqu’à l’amendement du ou des critères de gravité et tant que la prise orale est impossible (efficacité du transit digestif inconnu chez le patient intubé). Dès que la prise orale est possible (sujet conscient, disparition des critères de gravité, assurance et récupération d’un transit digestif), un relais per os doit être systématiquement initié utilisant les formulations curatives de l’accès palustre simple (artémether-luméfantrine ou arténimol-pipéraquine).

Terrains et situations particuliers

L’artésunate est recommandé pour tout paludisme grave chez la femme enceinte, et ce quel que soit le terme. L’artésunate est le traitement de choix pour le paludisme grave de l’enfant. Chez l’enfant de moins de 20 kg, la posologie est de 3 mg/kg par dose selon le même protocole que pour l’adulte. En cas d’accès palustre grave au retour d’une zone de moindre sensibilité à l’artémisinine (certaines régions d’Asie du Sud-Est), le traitement associe la quinine à l’artésunate. La survenue d’un accès grave dû à un Plamsodium non falciparum (P. vivax, P. knowlesi) repose à l’identique sur l’utilisation de l’artésunate intraveineux. Les critères de gravité utilisés pour ces espèces sont les mêmes que pour P. falciparum, avec deux exceptions : il n’existe pas de seuil de parasitémie pour P. vivax (en règle rarement supérieure à 2 %) et le seuil de gravité pour P. knowlesi est atteint dès que la parasitémie est supérieure à 2 %.

Mesures associées et traitements adjuvants

Elles sont fonction des défaillances d’organes. Une atteinte neurologique grave nécessite une intubation orotrachéale, la réalisation d’un électroencéphalogramme et d’une imagerie par résonance magnétique cérébrale à la recherche d’une atteinte cérébrale anatomique. Une défaillance rénale peut nécessiter le recours à l’épuration extrarénale devant un tableau fréquent de nécrose tubulaire aiguë. Une atteinte cardiocirculatoire et pulmonaire relève du remplissage prudent (risque de syndrome de détresse respiratoire aiguë) guidé par les mesures de remplissage vasculaire et de cinétique cardiaque (échographie). La glycémie est fréquemment contrôlée, l’infection pouvant être responsable d’hypoglycémie. La réalisation d’un fond d’œil est recommandée ; il rend compte du degré de séquestration vasculaire intracérébrale et a une valeur pronostique validée en zone d’endémie, mais il est de disponibilité et de réalisation aléatoire.
En cas de forme très sévère, une antibiothérapie à large spectre est initiée en parallèle de l’artésunate intraveineux afin de couvrir une co-infection bactérienne potentielle (en attendant le résultat des prélèvements bactériologiques) par céfépime ou pipéracilline-tazobactam ou carbapénème associé à l’amikacine. Au cas par cas, l’adjonction d’un antibiotique à effet antiparasitaire de type doxycycline ou clindamycine pour les formes les plus graves peut être discutée.
De nombreux traitements adjuvants ont été tentés ces dernières années durant la prise en charge de l’accès palustre grave devant de bons résultats sur modèles murins.5 Cependant, ils sont tous décevants chez l’homme, et aucun des traitements suivants n’est recommandé à l’heure actuelle : corticothérapie, exsanguino-trans- fusion, anticorps anti-tumor necrosis factor, chélateurs du fer, pentoxifylline, ciclosporine A, N-acétylcystéine, lévamisole, érythropoïétine, immunomodulateurs, oxyde nitrique inhalé, L-arginine…

Suivi de l’efficacité et de la tolérance


Efficacité

Après traitement, le suivi parasitologique est le même que celui de l’accès simple (v. p. 152).
La surveillance des atteintes d’organes initiales est avant tout clinique et biologique. L’évolution favorable est la règle sous artésunate intraveineux et prise en charge réanimatoire des défaillances d’organes, et la mortalité en France est inférieure à 5 %. Des séquelles sont possibles, essentiellement en cas de neuropaludisme. Elles sont de l’ordre de 15 % chez l’enfant en zone d’endémie et de moins de 5 % chez des voyageurs adultes non immuns.6

Mesures spécifiques de tolérance après un traitement par artésunate

Chez environ 15 % des patients, un épisode d’anémie hémolytique retardé peut survenir après un traitement par artésunate. Il s’agit de la post artesunate delayed hemolysis (PADH) survenant 10 jours à 3 semaines après le début du traitement.7 Un suivi spécifique est donc recommandé, à la recherche de stigmates d’hémolyse. Le suivi consiste en une consultation hebdomadaire avec recherche de signes cliniques d’anémie et de stigmates biologiques d’hémolyse à J7, J14, J21, J28 associée au suivi parasitologique de J3, J7 et J28. En cas de mise en évidence d’un épisode hémolytique tardif (entre J7 et J28), un bilan d’anémie hémolytique complet doit être réalisé : hémogramme, taux de réticulocytes, taux de lacticodéshydrogénase et taux d’haptoglobine afin de confirmer le caractère hémolytique de cette anémie de novo. Un bilan causal de cette hémolyse doit également être fait : recherche de schizocytes en particulier, test de Coombs (test direct à l’antiglobuline) et indirect (Coombs indirect ou IAT) et élution afin de préciser la spécificité, recherche de déficit en fer (fer, ferritinémie, coefficient de saturation de la transferrine, capacité totale de fixation du fer par la transferrine), électrophorèse de l’hémoglobine, recherche d’un déficit en G6PD et tout examen jugé pertinent par le clinicien en charge selon les données anamnestiques, cliniques et biologiques du patient. En cas d’anémie hémolytique retardée typique, due à un mécanisme d’action propre à l’artésunate, le traitement repose sur la transfusion sanguine s’il existe une mauvaise tolérance de l’épisode anémique et la vitaminothérapie par acide folique. La durée de l’hémolyse n’excède guère 3 semaines et se résout d’elle-même.8 La survenue d’une anémie hémolytique retardée ne contre-indique pas l’utilisation ultérieure d’artésunate.

Traitement immédiat !

Le paludisme grave engage le pronostic vital. Le diag- nostic de paludisme et des défaillances d’organes doivent être réalisés en urgence, et le traitement mis en place immédiatement (aggravation brutale possible). Il repose désormais sur l’utilisation de l’artésunate intraveineux. En cas de tableau sévère, le recours au service de réanimation permet de réduire le taux de mortalité à moins de 5 % aujourd’hui. V
Encadre

Physiopathologie de l’accès palustre grave

L’accès palustre grave est dû à une altération des échanges sanguins au niveau de la microcirculation des organes profonds (cerveaux mais aussi rein, foie, rate, tube digestif, etc.). L’un des phénomènes explicatifs majeur est la séquestration dans la microcirculation tissulaire de globules rouges parasités et non parasités au sein des veinules post-capillaires (flux sanguin lent et de faible pression permettant des interactions ligand-récepteur de bonne qualité). Cette séquestration tissulaire est liée à la cytoadhérence (adhésion des érythrocytes parasités à la surface de l’endothélium), au rosetting (agglutination d’érythrocytes parasités et non parasités entre eux) et à l’autoagglutination (autoadhésion d’érythrocytes parasités d’âges différents). Ces phénomènes d’adhésion sont médiés par l’existence de protéines d’origine parasitaire s’exprimant au sein de protubérances (knobs) érigés à la surface des globules rouges parasités.2 S’y ajoutent des phénomènes vasculaires et métaboliques (agglutination de plaquettes, consommation de facteur tissulaire [FT], interaction avec des facteurs de coagulation, altération de la production d’oxyde nitrique [NO] au pouvoir vasodilatateur, etc.). Tout cela a pour conséquence, à mesure que la séquestration est importante et s’aggrave au cours du temps (évolution de l’accès lié à la maturation parasitaire), d’altérer l’homéostasie et les échanges gazeux du territoire vasculaire concerné (l’acidose métabolique est constante et plus ou moins compensée). La charge parasitaire (biomasse parasitaire totale et non uniquement la parasitémie – mesurée dans la circulation périphérique – qui n’est qu’un reflet inexact de la quantité totale de parasites présents lors de l’accès) est un facteur pronostique très important puisqu’il détermine l’importance de cette dysfonction. Les conséquences sont une altération des cycles énergétiques cellulaires avec l’apparition d’une hypoglycémie, d’une acidose lactique. Il s’y ajoute l’action de certaines cytokines pro-inflammatoires (rôle de l’interféron gamma, des interleukines, du tumor necrosis factor alpha) et des lymphocytes CD8 + aux rôles péjoratifs.3, 4 La résultante, une fois les mécanismes compensateurs de l’hôte dépassés, est la défaillance fonctionnelle de(s) l’organe(s) [v. tableau]).

Références
1. Société de pathologie infectieuse de langue française. Prise en charge et prévention du paludisme d’importation. Mise à jour 2017 des RPC 2007. SPILF, 2017. www.infectiologie.com ou https://bit.ly/2JJ7eE6
2. Jaureguiberry S, Caumes E. When should nervous system parasitic infection be raised? Reanim 2016;25:S69-S82.
3. Cabantous S, Poudiougou B, Traore A, et al. Evidence that interferon-gamma plays a protective role during cerebral malaria. J Infect Dis 2005;192:854-60.
4. Planche T, Krishna S. The relevance of malaria pathophysiology to strategies of clinical management. Curr Opin Infect Dis 2005;18:369-75.
5. White NJ, Turner GD, Day NP, Dondorp AM. Lethal malaria: Marchiafava and Bignami were right. J Infect Dis 2013;208:192-8.
6. Roze E, Thiebaut MM, Mazevet D, et al. Neurologic sequelae after severe falciparum malaria in adult travelers. Eur Neurol 2001;46:192-7.
7. Roussel C, Caumes E, Thellier M, Ndour PA, Buffet PA, Jaureguiberry S. Artesunate to treat severe malaria in travellers: review of efficacy and safety and practical implications. J Travel Med 2017;24. doi: 10.1093/jtm/taw093.
8. Jaureguiberry S, Ndour PA, Roussel C, et al. ; French Artesunate Working Group. Postartesunate delayed hemolysis is a predictable event related to the lifesaving effect of artemisinins. Blood 2014;124(2):167-75.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Résumé Accès palustre grave