Individualiser la prise en charge
Initiation du sevrage : la lune de miel
Cette courte phase d’accompagnement au sevrage pose peu de problèmes en médecine générale. En effet, les patients sont, en général, très motivés à ce moment de leur parcours.
Maintien de l’abstinence : plus compliqué
Trois recours pharmacologiques possibles
L’acamprosate : la mieux évaluée
La mieux évaluée est l’acamprosate car ses effets sont les plus durables en termes de taux d’abstinence : 5 à 25 % dans les groupes placebo, contre 18 à 45 % dans les groupes acamprosate.La posologie est de 4 à 6 comprimés à 333 mg par jour, en trois prises. L’autorisation de mise sur le marché (AMM) propose un an de traitement. En pratique, il est souvent poursuivi tant qu’il existe un bénéfice et que le patient le souhaite.
La naltrexone : moins efficace sur le long terme
Deux essais randomisés en double aveugle contre placebo ont montré une efficacité supérieure au placebo sur le taux d’abstinence après trois mois (54 % contre 31 %), ainsi qu’une augmentation du délai de réalcoolisation et une baisse significative de la consommation d’alcool dans le groupe traité. Ces résultats ne sont malheureusement pas durables, puisque quatre mois après l’arrêt du traitement, aucune différence n’est plus observée.La naltrexone paraît intéressante pour une prévention des dérapages vers les fortes consommations.
Le baclofène : une histoire française chaotique
Olivier Ameisen avait observé sur un cas (lui-même) une efficacité du baclofène qu’il annonçait comme spectaculaire, notamment sur le ressenti du craving. Dans des essais de bonne qualité, l’efficacité constatée sur la réduction de consommation a permis la délivrance d’une AMM en 2018, à des posologies inférieures à 80 mg/j.Un collectif de soutien à la prescription de cette molécule a estimé la dose recommandée insuffisante. Il a contesté cette AMM devant le tribunal administratif, avec succès.
Le jugement a ensuite été cassé par le Conseil d’État, puis un second jugement a confirmé le 4 mars 2021 la légalité de l’AMM de 2018, mais en supprimant la limitation de posologie. En seconde intention (et notamment après échec de l’acamprosate et de la naltrexone), le baclofène peut donc être utilisé, à des posologies progressives (de 20 à 300 mg/j). Cependant, il est important de noter que les posologies supérieures à 80 mg/j restent mal évaluées.
Techniques relationnelles : difficiles à évaluer en médecine générale
La plupart des études disponibles font état de techniques relationnelles développées en milieu spécialisé, dans des contextes très différents des contraintes de la pratique de la médecine générale. L’évaluation du suivi des patients en situation de mésusage d’alcool pose des difficultés méthodologiques, rendant ininterprétables de nombreux résultats.
Critères d’inclusion et d’évaluation
La définition des populations étudiées est une première difficulté : selon le DSM-5, pour définir un trouble « modéré à sévère » d’utilisation de l’alcool, il faut repérer au moins quatre symptômes dans une liste de onze, dont la plupart sont parfaitement subjectifs, tels que : « l’alcool est souvent pris en quantité plus importante ou pendant une période plus longue que prévu » ou « poursuite de l’utilisation de l’alcool malgré des problèmes sociaux ou interpersonnels, persistants ou récurrents, causés ou exacerbés par les effets de l’alcool ». Ainsi, la définition de ces populations est difficile, tout comme la reproductibilité des critères par plusieurs investigateurs d’une même étude, et leur comparaison d’une étude à l’autre.La seconde difficulté est la définition des critères d’évaluation. Certaines études utilisent le taux d’abstinence (à des échéances variables d’une étude à l’autre) ; d’autres, des niveaux prédéfinis de réduction de la consommation ; d’autres encore, la réduction ou la disparition d’alcoolisations aiguës. Enfin, certaines considèrent des combinaisons diverses des critères précités.
Ces deux premières difficultés (définitions des critères d’inclusion et d’évaluation) ne sont pas propres à la médecine générale. Cependant, elles sont plus aiguës dans ce contexte que dans l’univers des addictologues où, par exemple, des autoquestionnaires peuvent être distribués en salle d’attente (car tous les consultants y ont un mésusage, par définition), ce qui est plus difficile et stigmatisant en médecine générale.
Qualité d’utilisation des techniques
Le problème méthodologique majeur est la définition des techniques relationnelles employées par les médecins généralistes.Par exemple, les thérapies cognitivo-comportementales ou les techniques motivationnelles ont fait l’objet d’études de qualité acceptable en milieu spécialisé, où elles peuvent être formalisées, et appliquées spécifiquement par des soignants formés à leur utilisation.
Mais en soins primaires, comment être sûr qu’un soignant utilise bien spécifiquement une technique et non une autre ? De plus, peuvent-elles être correctement réalisées, quand on sait que la plupart imposent une durée d’entretien bien supérieure aux quinze minutes moyennes qu’un généraliste peut consacrer à son patient ?
Impossibles groupes contrôles !
Enfin, toute évaluation thérapeutique suppose des groupes témoins bénéficiant d’une « intervention standard » ou d’une « absence d’intervention » qu’il est très difficile de formaliser en soins primaires.Force est donc de constater que nous ne savons pas quelles sont les méthodes relationnelles efficaces en médecine générale pour le suivi de ces patients. Cela n’empêche pas de s’y former afin d’être mieux outillé pour accompagner les patients (
Faire au mieux dans l’état actuel des connaissances : l’avis de l’auteur
« S’il faut appeler les départements de médecine générale à promouvoir la recherche, il faut aussi mettre les mains dans le cambouis, et soigner avec les moyens disponibles, encore non évalués actuellement. La prise en charge de ces patients en médecine générale est d’ailleurs une recommandation gouvernementale.6
En l’absence de point d’appui scientifique, j’utilise ici la première personne du singulier pour donner ce qui n’est rien d’autre qu’une opinion, non validée : l’opinion d’un vieux généraliste qui a rencontré, pendant quarante années d’exercice, de nombreux patients en situation de mésusage d’alcool, expérience que j’ai tenté de raconter récemment dans un ouvrage.7
Le mésusage de l’alcool est bien plus qu’un symptôme ou qu’un chapitre du DSM-5 : c’est la pointe d’un iceberg de difficultés relationnelles, psychologiques et sociales.
Prenons le temps d’écouter nos patients, avec nos outils psychothérapeutiques, quels qu’ils soient. Notre empathie et notre capacité à “encaisser”, développées dans l’exercice du métier de médecin, sont ici mobilisées en première place.
Mais l’empathie n’est pas tout, il faut que nous nous formions aux techniques relationnelles : thérapies motivationnelles, thérapie cognitive et comportementale, thérapies familiales, psychanalyse, analyse transactionnelle, relaxation, méditation en pleine conscience, hypnose, EMDR (eye movement desensitization and reprocessing : désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires)...
L’important est de maîtriser telle ou telle méthode, pour ne pas se trouver débordé par les affects que nous soulèverons chez le patient. Se former à ces techniques, en privilégiant celle(s) qui nous attire(nt), puisque aucune aujourd’hui n’a fait ses preuves sur le long terme, permet au praticien de se sentir mieux. Car si l’objectif d’une relation thérapeutique est le bien-être du patient, il ne pourra être atteint que si le thérapeute s’y estime lui-même heureux. »
2. Santé publique France. Consommation d’alcool, comportements et conséquences pour la santé. BEH n° 5-6, 19 février 2019.
3. Société française d’alcoologie. Mésusage de l’alcool : dépistage, diagnostic et traitement. Recommandation de bonne pratique. Alcoologie et addictologie 2015;37(1):5-84.
4. Lécallier D. Entretien motivationnel chez l’alcoolo- dépendant. Rev Prat Med Gen 2013;27(896):164-5.
5. Cheng HY, McGuinness LA, Elbers RG, et al. Treatment interventions to maintain abstinence from alcohol in primary care: systematic review and network meta-analysis. BMJ 2020; 371:m3934.
6. Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Alcool, tabac, drogues, écrans : Plan national de mobilisation contre les addictions 2018-2022. 8 février 2019.
7. Aubert JP. Histoires d’alcool. Peut-on en parler à son médecin ? Paris: Éditions du Cerf, 2021.