Le taux de femmes sans abri ayant accouché a considérablement augmenté ces dernières années : en Île-de-France, il est passé de 5,8 pour 1 000 en 2015 à 22,8 pour 1 000 en 2019, selon Santé publique France. Parmi ces femmes en situation de grande précarité, certaines passent « sous les radars » et, pour des raisons diverses, n’accouchent pas dans les maternités. Anne Lorient, « accoucheuse de rue », les aide à mettre leurs enfants au monde…

Qui sont les femmes qui accouchent dans la rue, et pour quelles raisons le font-elles ?

Il y a principalement deux profils de femmes sans domicile fixe (SDF) ou sans-abri qui accouchent dans la rue :

  • de jeunes fugueuses : en général, ce sont des femmes très jeunes (15 à 23 ans en moyenne) qui vivent dans des bandes de « punks à chiens » dont elles sont souvent les esclaves sexuelles. Enceintes, elles ne vont pas dans les maternités parce qu’elles ne veulent pas être retrouvées par leurs familles ;
  • des migrantes : victimes de violences sexuelles durant leurs parcours de migration, elles arrivent en France déjà enceintes la plupart du temps. N’ayant ni papiers ni ressources, elles craignent qu’en accouchant en maternité leur enfant ne soit confié à l’Aide sociale à l’enfance.
 

Les séquelles des traumatismes et le manque de confiance dans les institutions poussent ces femmes à éviter les services de santé. C’est là que notre association intervient, pour les accompagner.

Chaque année, nous assistons plus d’une centaine d’accouchements en région parisienne : 134 en 2022, jusqu’à 160 avant le Covid... En France, à ma connaissance, nous ne sommes que huit « accoucheuses de rue » pour plus de 300 naissances environ. Ces accouchements de rue représentent un très petit pourcentage de toutes les femmes enceintes SDF – pas plus de 5 %, je dirais –, mais elles sont là : il faut que quelqu’un s’en occupe ! C’est ce que nous essayons de faire avec notre association (v. encadré).

En pratique, comment se passent ces accouchements ?

En dehors des situations d’urgence, c’est-à-dire lorsque les femmes peuvent venir nous voir pendant la grossesse, nous en parlons longuement avec elles. La première étape est de savoir si elles veulent garder l’enfant ou pas, et de les accompagner dans la prise de conscience de la maternité. Étant donné que la quasi-totalité des grossesses sont issues de viol, il y a un travail de déculpabilisation à mener : certaines expriment de la honte, par exemple, se demandant si elles ont « tort » d’aimer et de vouloir garder un enfant issu d’un viol, ou elles peuvent craindre d’être mauvaises mères. Lorsqu’elles souhaitent garder l’enfant, nous proposons de les aider, en fonction des besoins et selon chaque situation particulière – si la femme a des papiers ou non, si elle est mineure ou majeure, etc.

Lorsque l’accouchement est imminent, la femme enceinte m’appelle et je me rends au lieu convenu avec elle. J’y vais toujours seule : c’est une promesse que je fais à ces femmes, car elles n’ont souvent confiance en personne – or j’ai été moi-même SDF pendant dix-sept ans, et j’ai aussi accouché dans la rue : elles se sentent comprises. Mais je ne reste toute seule que lorsque l’accouchement se passe bien. J’ai suivi une formation avec la Croix-Rouge, qui m’a permis de connaître les principaux gestes (gérer une circulaire du cordon, procéder à l’expulsion du placenta...) et d’apprendre les premiers secours. En revanche, je sais que je ne peux pas gérer les complications toute seule, et je l’explique aux futures mères. Ainsi, en cas d’hémorragie ou autre urgence, j’appelle évidemment les pompiers. Je suis d’ailleurs en lien constant avec eux, car ils me fournissent souvent du matériel avant les accouchements.

Dans certains cas, je n’ai même rien besoin de faire : j’accompagne beaucoup de femmes originaires d’Afrique ou d’Inde, déjà habituées à se faire accoucher entre elles. C’est une pratique communautaire courante, de sororité ; mon rôle est alors simplement d’intervenir en cas de problème. Fréquemment, nous ne pouvons d’ailleurs communiquer qu’à travers les gestes et les regards, car elles ne parlent pas le français, ni moi leur langue...

Que se passe-t-il ensuite pour le suivi de l’enfant ?

Les solutions dépendent de chaque situation. Celles-ci sont très variables, étant donné l’instabilité – physique, sociale et géographique – inhérente à ces contextes... 

Si la femme souhaite rester à Paris, elle peut être domiciliée à notre association pour les démarches administratives, et son enfant peut bénéficier d’un suivi médical dans les centres de Protection maternelle et infantile (PMI). Plus tard, avec cette reconnaissance via l’association, les enfants peuvent être inscrits en crèche puis à l’école, par exemple. Nous pouvons également les orienter pour un suivi en centre médico-psychologique (CMP). Pour les bébés, nous entretenons des partenariats avec d’autres associations qui nous permettent d’obtenir du matériel, des vêtements, etc. En outre, ces dernières années, nous avons pu proposer de les héberger, car nous disposions de locaux d’anciens bureaux, avec l’accord de la mairie. Mais ils vont bientôt être récupérés, et ces femmes et leurs bébés seront délogés.

Si la femme souhaite quitter la région parisienne, nous la mettons en contact avec les associations du lieu où elle désire se rendre. Lorsqu’elle ne connaît pas précisément sa destination, elle garde simplement nos coordonnées : elle sait qu’elle pourra toujours revenir vers nous.

Petit à petit, chacune fait son chemin, en toute liberté : nous, nous n’intervenons pas, ni ne prétendons décider à leur place ; nous ne faisons que les accompagner, sans les juger.

Comment votre travail est-il perçu par les professionnels de santé ?

On nous accuse souvent d’être déraisonnables, voire de mettre les mères en danger : nous serions censés dire à toutes les femmes d’aller accoucher en lieu sûr, les rediriger vers l’hôpital... Mais la réalité n’est pas si simple ! Ces accouchements dans la rue auront lieu, que nous soyons là ou non ; ces femmes-là n’iront pas à l’hôpital, quoi qu’il arrive. Alors, ne pas les accompagner constituerait la véritable « non-assistance à personne en danger » ! Il est arrivé à des femmes de mourir dans des squats car elles avaient refusé d’aller à l’hôpital et avaient accouché seules – c’est d’ailleurs dans les suites de ces drames que j’ai décidé de devenir « accoucheuse de rue ».

Il y a d’un côté la théorie – un accouchement devrait avoir lieu dans les meilleures conditions sanitaires à l’hôpital – et d’un autre la réalité du terrain… Or, parfois, les professionnels de santé qui ne sont pas, comme nous, sur le terrain ne comprennent pas ces situations, ni que ces femmes puissent se sentir jugées par les médecins, et être donc méfiantes à leur égard, cela expliquant qu’elles fuient ce monde.

Mais nous sommes aussi conseillés par des médecins. Notre rôle peut également être de faire le lien entre eux et ces femmes SDF qui n’ont confiance en personne…

Certes, en tant qu’« accoucheuses de rue », nous n’avons pas les connaissances et les compétences qu’ont les médecins ou les sages-femmes, mais nous sommes là et nous nous rendons utiles pour ces femmes qui sont dans des situations très compliquées. C’est, je crois, l’essentiel...

Encadre

Association Anne Lorient

Créée en 2016 à la suite de la parution du livre Mes années barbares, dans lequel Anne Lorient raconte les années qu’elle a vécues dans la rue, l’association éponyme assiste les femmes SDF et en grande précarité à Paris, La Rochelle et Lille.

Forte d’une trentaine de bénévoles, elle propose de l’aide alimentaire, scolaire et administrative, et accompagne particulièrement les femmes victimes d’agressions sexuelles.

Pour faire un don : 

https://www.helloasso.com/associations/association-anne-lorient