Importance de la prise en charge des polyconsommations pour les soins en urgence
Les mineurs non accompagnés (MNA) sont de plus en plus nombreux sur le territoire français : au 31 décembre 2021, 19 893 jeunes sont accueillis par les départements au titre de la protection de l’enfance. En 2021, la mission MNA a constaté une augmentation du flux de 18,81 % par rapport à l’année 2020 (
Les MNA concernés par la consommation de toxiques ne sont qu’une minorité (estimation de 10 % des MNA en 2020), le plus souvent des garçons, originaires du Maroc et d’Algérie, et fréquemment polyconsommateurs. Leurs consommations, indissociables de conditions de vie marquées par une forte précarité, ont souvent été initiées dans leur pays d’origine.1 En France, elles sont encouragées et entretenues par des réseaux criminels qui les maintiennent sous emprise pour les exploiter. Leurs passages aux urgences deviennent de plus en plus fréquents et problématiques. En 2021, parmi les 80 389 passages aux urgences de l’hôpital pédiatrique Robert-Debré à Paris, 148 ont concerné des MNA (
Différents types de consommation souvent associés
Les addictions les plus fréquemment observées sont celles aux médicaments : clonazépam ou prégabaline dans 90 % des cas. En 2022, des dépendances au tramadol apparaissent.
Tabac et cannabis
Ces deux addictions sont quasi constantes, le cannabis étant consommé plutôt le soir pour mettre à distance les symptômes de stress post-traumatique sous forme de « joint dodo ».
Colle inhalée
En 2015, on constatait des consommations de colle pour ciment à base de dérivés du toluène, mais elles ont quasiment disparu aujourd’hui. Cette pratique, fréquente chez les enfants des rues du monde entier,2 entraîne des risques de suffocation et provoque des hallucinations avec délires paranoïdes et altération des sensations neurologiques.
Clonazépam
Ce médicament, de la classe des benzodiazépines et commercialisé sous le nom de Rivotril, est prescrit dans le traitement de l’épilepsie, de l’anxiété, de certaines affections neurologiques. Il se présente sous la forme d’un comprimé quadrisécable ou d’une solution buvable ou injectable. Classé sur la liste des stupéfiants, sa prescription initiale est réservée aux neurologues ou aux pédiatres sur ordonnance sécurisée.
Le clonazépam est souvent utilisé par les patients comme une aide au passage à l’acte délictueux, d’où son surnom de « madame Courage » ou « mère Courage » ; il est aussi nommé « rivo », « la rouge » (de la couleur de son blister), « roja », « hamka », « hamar » ou encore « reda », qui veulent dire rouge ou folle. Il coûte en 2022 entre 0,5 et 2,5 euros par comprimé sur le marché noir. Certains consomment la solution buvable, de couleur bleue, qu’ils répandent dans leur main puis qu’ils lèchent.
Prégabaline
Ce médicament, commercialisé en France depuis 2004 sous le nom de Lyrica, appartient à la classe des gabapentinoïdes. C’est un dérivé structurel de l’acide gamma-aminobutyrique (GABA) qui bloque les canaux présynaptiques et inhibe l’entrée de calcium dans les neurones du système nerveux central et périphérique. En inhibant la sécrétion de glutamate dans la synapse, cette molécule diminue l’excitation du deuxième neurone.
Prescrite chez l’adulte et l’enfant contre les douleurs neuropathiques, comme anticonvulsivant ou dans les troubles anxieux avec une posologie maximale de 600 mg/j, sa concentration plasmatique maximale est atteinte en une heure, et son absorption est linéaire et proportionnelle à la dose ingérée sans effet plafond, entraînant un risque de dépendance et de surdosage. Il n’existe pas d’antidote.
Un surdosage peut exposer à des symptômes variables allant de simples nausées avec sédation résolutive en vingt-quatre heures à une dépression respiratoire et à des troubles de la conduction cardiaque pouvant mener au décès. Il survient plutôt en co-ingestion avec d’autres produits.4 En 2020, la revue Prescrire a mis en garde contre le risque potentiel d’abus, d’addiction, de toxicité hépatique et hématologique et de risque suicidaire.5 Le dispositif pharmaco-épidémiologique français de surveillance des substances psychoactives a mis en évidence différents signaux d’abus de prégabaline6 et, depuis le 24 mai 2021, elle est prescrite sur ordonnance sécurisée.7
Un syndrome de sevrage intense (nécessitant parfois une hospitalisation) peut survenir même après des doses régulières et une utilisation courte. Les symptômes sont variables, allant d’un tableau clinique modéré (agitation, anxiété, sueurs, symptômes gastro-intestinaux, irritabilité, insomnie et hypertension artérielle) à des symptômes graves (confusion, tachycardie, catatonie et état de mal épileptique). Ils peuvent survenir dans les douze heures ou jusqu’à sept jours après un arrêt brutal, mais la majorité des cas rapportés décrivent leur apparition dans les vingt-quatre à quarante-huit heures suivant l’arrêt.8 Il est donc recommandé de réduire progressivement le dosage. Les signes de manque sont très rapidement stoppés par une réintroduction de prégabaline. Les patients l’absorbent généralement en vidant le contenu de la gélule dans leur bouche afin d’augmenter la rapidité d’absorption (ils parlent de « manger » les médicaments et prennent des doses souvent supérieures à 1 200 mg).
La prégabaline est utilisée comme drogue récréative pour ses actions euphoriques et dissociatives.9, 10 Les effets recherchés varient entre sensation d’ébriété, réduction de l’anxiété, désinhibition et sensations fortes, notamment lorsqu’elle est associée à d’autres produits, particulièrement l’alcool, qui en potentialise les effets. Une particularité clinique des mineurs isolés pris en charge à l’hôpital Robert-Debré pour des épisodes de sevrage et/ou de surdosage, est qu’ils présentent des scarifications très profondes faites dans des états d’intense anxiété, signes de la souffrance psychologique profonde associée.
Cocaïne, ecstasy, alcool, tramadol, buprénorphine (Subutex)
Ces différentes substances sont consommées de façon marginale et ponctuelle par ce groupe de population.
Un exemple de prise en charge coordonnée aux urgences
Afin d’améliorer la prise en charge de ces jeunes en situation d’errance et de vulnérabilité, une réunion de coordination bimensuelle a été mise en place par la Ville de Paris ; elle rassemble les différents intervenants concernés : aide sociale à l’enfance (ASE), protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), agence régionale de santé (ARS)… En complément, dans le cadre de l’accès aux soins et devant une augmentation du passage de ces jeunes aux urgences, plusieurs outils ont été créés par l’équipe de liaison et de soins en addictologie (ELSA) de l’unité fonctionnelle d’addictologie (UFA) de l’hôpital Robert-Debré.
Alerte de reconnaissance d’identité
Une convention de partenariat avec la PJJ a été signée en 2021. Elle permet d’identifier le jeune en recoupant ses différents alias dès son arrivée aux urgences. L’envoi d’un courriel aux partenaires de la coordination permet de savoir s’il est signalé sur le territoire, évalué et reconnu mineur, s’il a un éducateur référent nommé, s’il a des droits ouverts à la Sécurité sociale (couverture maladie universelle [CMU] et complémentaire [CMUc]) et un lieu d’hébergement.
Alerte sanitaire
Elle sert à prévenir et mobiliser les partenaires extérieurs lorsque le jeune est en refus de soins (fugue) avec un risque grave, voire vital.
Protocole initial de prise en charge aux urgences
Les examens à réaliser et les traitements à mettre en place sont codifiés selon un protocole, permettant aux urgentistes d’entamer la prise en charge en attendant le passage de l’ELSA :
– recherche qualitative de toxiques urinaires et alcoolémie ;
– réalisation d’un électrocardiogramme (ECG) ;
– substitution nicotinique systématique, pour éviter un syndrome de manque au réveil ;
– en cas de consommation avérée de clonazépam et/ou de prégabaline, administration d’un comprimé de diazépam (Valium) à 10 mg, de façon systématique, afin d’éviter un syndrome de manque ;
– administration de cyamémazine (Tercian) à 25 mg en cas d’agitation ;
– si le jeune est hospitalisé et consommait clonazépam et prégabaline, en l’absence de contre-indication (QT long), il est enfin proposé de lui administrer 0,5 mg de rispéridone orodispersible pour prévenir des troubles du comportement.
Proposer systématiquement une prise en charge pluridisciplinaire après le passage aux urgences
Une prise en charge pluridisciplinaire en consultation est systématiquement proposée aux jeunes à leur sortie, et certains s’en saisissent avec succès. Ces enfants et adolescents, bien que relevant du cadre des lois de protection des mineurs, bousculent en permanence tous les cadres et nous imposent de réajuster nos pratiques avec humilité.
1. Bouche-Florin L. Addiction in unaccompanied minors: How to go from drugs to story. Psychotropes 2019;25(1):25-45.
2. Sah SK, Neupane N, Pradhan Thaiba A, Shah S, Sharma A. Prevalence of glue-sniffing among street children. Nurs Open 2019;7(1):206-11.
3. Phan O. Les mineurs non accompagnés dits « de la Goutte d’Or ». Nouvelle Revue de l’Enfance et de l’Adolescence 2021;1:125-38.
4. Evoy KE, Sadrameli S, Contreras J, Covvey JR, Peckham AM, Morrison MD. Abuse and misuse of pregabalin and gabapentin: A systematic review update. Drugs 2021;81(1):125-56.
5. Abus et dépendances à la prégabaline en hausse en France et ailleurs. Rev Prescrire 2020;40(444):750-1.
6. Micallef J, Jouanjus E, Mallaret M, Mestre ML. Détection des signaux du réseau français d’addictovigilance : méthodes innovantes d’investigation, illustrations et utilité pour la santé publique. Therapies 2019;74(6):579-90.
7. Nouvelles conditions de prescription et de délivrance des spécialités à base de prégabaline. Mise à jour le 21 mai 2021. https://ansm.sante.fr/informations-de-securite/nouvelles-conditions-de-prescription-et-de-delivrance-des-specialites-a-base-de-pregabaline-lyrica-et-ses-generiques
8. Chincholkar M. Gabapentinoids: Pharmacokinetics, pharmacodynamics and considerations for clinical practice. Br J Pain 2020;14(2):104-14.
9. Cadet-Tairou A., Gandilhon M, Gerome C, Martinez M, Milhet M, Detrez V, Ades JE. 1999-2019 : les mutations des usages et de l’offre de drogues en France. Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), 2020.
10. Gerome C, Cadet-Tairou A, Gandilhon M, Milhet M, Detrez V, Martinez M. Usagers, marchés et substances : évolution récentes (2018-2019). Tendances, OFDT, 2019 ;136, 8 p.