En France, le suicide représente 16 % des décès chez les jeunes (deuxième cause de mortalité chez les filles et troisième chez les garçons âgés de 15 à 24 ans). En 2017, près de 3 % des adolescents français déclaraient avoir fait une tentative de suicide ayant nécessité une hospitalisation, et plus de 1 jeune sur 10 déclarait avoir pensé au moins une fois au suicide au cours des douze mois précédant l’enquête Escapad.1 Les données épidémiologiques indiquent une recrudescence de la prévalence du suicide ces dernières années, en particulier chez les filles et les migrants.
Depuis le printemps 2020, la santé mentale des adolescents a été mise à l’épreuve par la pandémie de Covid-19, augmentant les taux de dépression et d’anxiété.2 En aggravant le risque d’isolement, peur, stigmatisation, abus et désordres économiques, la pandémie a entraîné une hausse du risque de troubles psychiatriques, de traumatismes chroniques, de stress, et par conséquent la suicidalité* et le comportement suicidaire.3 Cependant, le taux de suicide chez l’adolescent et le jeune adulte relevé dans les études récentes est inférieur à celui attendu compte tenu de l’augmentation des idéations suicidaires et de la dépression ressentie.4
En général, les adolescents n’évoquent pas spontanément les difficultés qu’ils rencontrent, notamment leurs pensées suicidaires. S’ils le font, c’est d’abord auprès de leurs amis et de leur famille, puis de leur médecin traitant. La confiance du jeune patient envers ce dernier dépend de l’attitude du médecin face à ces questions, de ses appétences pour les pathologies psychiatriques et la prise en charge des adolescents.
Parmi les jeunes ayant des niveaux élevés de symptômes de dépression ou d’anxiété, seuls 18 à 34 % recherchent une aide professionnelle, taux semblable à celui de l’adulte. Lorsqu’ils accèdent aux soins pour des raisons de santé mentale, c’est d’abord par le biais des soins primaires.5 Or les médecins généralistes se sentent souvent insuffisamment formés dans le domaine de la santé mentale, particulièrement en ce qui concerne les adolescents et la prescription de psychotropes dans cette population.6 Pourtant, le repérage et la prise en charge précoces de la détresse psychologique diminueraient le taux de suicide chez les jeunes. Grâce à ses seules capacités d’écoute empathique et de communication, le médecin généraliste peut aider les adolescents à se livrer sur leurs difficultés personnelles ; la relation au « médecin de famille » est particulièrement efficace à cet âge.7

Facteurs de risque suicidaire

Il arrive qu’un adolescent consultant son médecin traitant pour un motif somatique bénin s’avère être en situation de crise.8 Le risque suicidaire résulte d’une combinaison de facteurs déclenchants aigus et de prédispositions.
En pratique, il faut rechercher en premier lieu les facteurs déclenchants les plus récents : harcèlement – direct ou sur les réseaux sociaux –, rupture sentimentale, perte ou deuil d’un proche ou d’un animal de compagnie, suicide d’un proche ou d’un ami, séparation des parents ou crise familiale grave. Les violences physiques ou sexuelles, carences, abandons et antécédents de placement dans l’enfance sont autant de pistes à explorer.
La prise de conscience de l’orientation sexuelle peut se révéler traumatisante à l’adolescence et d’autant plus si celle-ci est mal perçue par le milieu familial. La dysphorie de genre est aussi mal supportée, et peut amener à des conduites d’auto-agression, voire à des passages à l’acte suicidaire.
L’échec scolaire et les conflits familiaux sont à rechercher ; il a été montré que les difficultés interpersonnelles (conflits avec les pairs ou intrafamiliaux) sont à l’origine d’une détresse psychologique plus grave chez les adolescents que l’échec scolaire, même si la réussite scolaire reste une préoccupation pour nombre d’entre eux.9
Les adolescents en foyer ou déracinés, côtoyant le système judiciaire et/ou victimes de maltraitance peuvent être considérés comme à « très haut risque ». Cela s’explique par l’association de multiples facteurs de risque, l’absence de figures d’attachement stables et protectrices et d’adultes ressources.
Le risque est également accru lorsqu’il existe des antécédents de tentative de suicide ; en revanche, il ne l’est pas en cas d’auto­-agressions non suicidaires.
Les addictions augmentent la dépression et l’anxiété, ce qui peut déclencher le passage à l’acte.
Les filles sont plus touchées par le harcèlement, ce qui induit une suicidalité plus élevée que pour les garçons.
La dépression, cause majeure de pensées suicidaires, agit comme un médiateur dans la corrélation entre harcèlement et suicidalité, tant chez les garçons que chez les filles, d’où la nécessité d’évaluer sa sévérité, sans attendre l’avis du spécialiste.
Par ailleurs, le suicide chez l’adolescent peut aussi survenir en dehors de tout état dépressif, dans un contexte de conduites à risque et d’impulsivité : il est donc important de rechercher des signes d’alerte plutôt qu’un état dépressif manifeste : isolement ou décrochage scolaire, fléchissement des résultats scolaires, conduites excessives et déviantes, hyperactivité, désinvestissement des activités extrascolaires, sentiment d’exclusion, tensions intrafamiliales, conduites à risque (alcool, drogues, sexualité, accidents physiques).10

Démarche diagnostique

L’évaluation du risque suicidaire et de la dépression nécessite un lien de confiance et s’appuie sur des outils simples.

Dialoguer avec un jeune à risque suicidaire

Pour que le patient puisse se livrer sur son comportement suicidaire, il est nécessaire d’instaurer un climat d’empathie, de bienveillance et de respect de la confidentialité. Poser des questions directes n’augmente pas le risque de suicide : au contraire, c’est la première étape de la prévention.11
Le but de l’entretien est de rechercher des manifestations dépressives en questionnant l’adolescent et en l’aidant à exprimer ses ressentis. Une attention particulière est prêtée aux caractéristiques atypiques de la dépression à l’adolescence : réactivité de l’humeur, caractère fluctuant de la symptomatologie et persistance de fonctionnement dans certains domaines. En résumé, il ne faut pas attendre un tableau aussi net et fixe que chez l’adulte.

S’aider des échelles comme outils de dialogue

Diagnostiquer la dépression et évaluer sa sévérité chez un adolescent ou un jeune adulte n’est pas aisé, surtout à une période de la vie où la morosité, l’inquiétude et les variations d’humeur sont fréquentes.
Les échelles servent à ouvrir un dialogue entre l’adolescent et le clinicien et à soutenir la relation thérapeutique.
L’Adolescent Depression Rating Scale (ADRS) est le test adéquat pour aider à la détection d’un épisode dépressif : il s’agit d’un autoquestionnaire de dix items à questions fermées. Un score compris entre 4 et 8 indique une dépression modérée ; un score supérieur à 8, une dépression importante. C’est un outil simple, fiable, avec une version pour le patient (tableau) et une pour le clinicien. L’échelle permet d’aborder les aspects somatiques, l’appétit, le sommeil et surtout les idées suicidaires. Ce test permet au patient de réaliser l’étendue de sa souffrance, de mettre des mots sur ses idées noires, et peut l’aider à trouver les moyens de l’en protéger.

Quelle prise en charge ?

L’urgence est de calmer l’angoisse et la douleur morale en premier lieu, puis de rechercher des facteurs déclenchants qui pourraient continuer d’opérer (harcèlement, abus, conflit familial).

Relation de confiance : préalable nécessaire

Généralement, la relation de confiance s’établit rapidement avec l’adolescent ; elle est en elle-même thérapeutique. Elle est nécessairement conditionnée à l’adhésion de l’adolescent à la proposition thérapeutique, qu’elle soit médicamenteuse, psychologique ou les deux.

Médecin traitant ou psychiatre ?

En l’absence de comorbidités psychiatriques majeures, le médecin généraliste peut prendre en charge de manière autonome un adolescent à faible ou moyen risque suicidaire.12 Le recours au spécialiste peut se faire dans un second temps, en cas d’échec ou d’insuffisance des traitements mis en œuvre, et d’emblée face à une comorbidité. L’hospitalisation est indispensable en cas de risque suicidaire élevé (isolement, addiction, comorbidité, dépression quasi mélancolique).
Il est important de rappeler que le médecin ne peut prescrire un médicament, une thérapie ou une hospitalisation si l’un des parents (ayant l’autorité parentale) s’y oppose. Dans ce cas, il est possible de demander une ordonnance de placement ne pouvant excéder quinze jours (articles 375-9 du code civil et L226-3 du code de l’action sociale des familles), en rédigeant un signalement circonstancié auprès de la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP).

Traitement antidépresseur

Un score élevé à l’ADRS et un mal-être notable sont des arguments majeurs pour proposer un traitement antidépresseur. Il est indiqué en première intention lorsque la personne est suffisamment ralentie, avec une différence nette entre le matin et le soir, en présence de signes somatiques et d’un discours de culpabilité marqué. En l’absence de ralentissement ou de signes de gravité, il est recommandé de suivre l’évolution à l’ADRS, en instaurant une consultation hebdomadaire et se rendant disponible par téléphone si besoin.
La fluoxétine (seule ou en association avec la psychothérapie) est la molécule de choix pour le traitement aigu du trouble dépressif modéré à sévère chez les enfants et les adolescents. Une large méta-analyse a prouvé que ses bénéfices l’emportent significativement sur ses effets indésirables.13 En France, l’autorisation de mise sur le marché de la fluoxétine est accordée pour les épisodes dépressifs modérés à sévères à partir de l’âge de 8 ans.
Généralement, le risque de passage à l’acte suicidaire sous antidépresseur ne concerne que les formes graves, mélancoliques, d’abord très ralenties, et justifie l’hospitalisation, avec adjonction de neuroleptiques sédatifs. Pour un premier épisode dépressif caractérisé, la posologie initiale de la fluoxétine est de 20 mg/j et la durée de traitement est de six mois après rémission des symptômes. Le dosage peut être augmenté jusqu’à 40 mg/j si besoin. L’efficacité n’est observée qu’après un délai d’une à deux semaines. Les jeunes peuvent être réticents à la prise d’une molécule susceptible de changer le comportement et de créer une dépendance, même ceux faisant usage de drogues. Il est donc nécessaire de leur expliquer que le médicament prescrit aide à diminuer la souffrance dépressive, sans altérer la réalité, ce qui permet de retrouver une vie normale. Il est aussi possible de compléter la prescription par de la mélatonine ou des antihistaminiques afin de favoriser le sommeil, tout en évitant les benzodiazépines et les neuroleptiques sédatifs. De plus, il est essentiel que les parents collaborent à la surveillance de l’adolescent.

Thérapie et conseil interpersonnels

« Le médecin peut et doit savoir se prescrire comme thérapeute, dans le cadre de rencontres régulières (1 fois/semaine) pour une psychothérapie basée sur l’écoute active, l’empathie et un travail de réflexion pour clarifier les problématiques et les émotions. » (Michael Balint)
La dépression de l’adolescent est souvent en rapport avec une perte de liens : il est donc recommandé d’aider l’adolescent à réfléchir à ses relations proches pour trouver du sens à ses symptômes. La thérapie interpersonnelle (TIP) est une approche théorique de la psychothérapie qui peut être utilisée par le médecin généraliste. Elle part du principe que la dépression survient dans un contexte interpersonnel et que les problèmes relationnels jouent un rôle dans la précipitation et le maintien de l’épisode. Elle dispose d’une solide base de preuves dans le traitement de la dépression et offre une approche unique à court terme qui diffère de la thérapie cognitivo-comportementale. Le conseil interpersonnel (CIP) est une version plus courte et plus structurée de la TIP, qui s’adapte facilement au contexte de la médecine générale ou à tout praticien désireux d’utiliser la thérapie psychologique.14
* NDLR : terme non spécifique qui inclut pensées suicidaires, idéation, plans, tentatives de suicide et suicide.
Références
1. Janssen E, Stanislas S, du Roscoät E. Tentatives de suicide, pensées suicidaires et usages de substances psychoactives chez les adolescents français de 17 ans. Premiers résultats de l’enquête Escapad 2017 et évolutions depuis 2011. Bull Epidémiol Hebd 2019;(3-4):74-82.
2. Loades ME, Chatburn E, Higson-Sweeney N, et al. Rapid Systematic Review: The Impact of Social Isolation and Loneliness on the Mental Health of Children and Adolescents in the Context of COVID-19. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 2020;59(11):1218-1239.e3.
3. Banerjee D, Kosagisharaf JR, Sathyanarayana Rao TS. “The dual pandemic” of suicide and COVID-19: A bio­psychosocial narrative of risks and prevention. Psychiatry Res 2021;295: 113577.
4. Moutier C. Suicide Prevention in the COVID-19 Era: Transforming Threat Into Opportunity. JAMA Psychiatry 2020;78(4):433-8.
5. Younes N, Chee CC, Turbelin C, et al. Particular difficulties faced by GPs with young adults who will attempt suicide: a cross-sectional study. BMC Fam Pract 2013;14:68.
6. Leahy D, Schaffalitzky E, Saunders J, et al. Role of the general practitioner in providing early intervention for youth mental health: a mixed methods investigation. Early Interv Psychiatry 2018;12(2):202-16.
7. Martinez R, Reynolds S, Howe A. Factors that influ­ence the detection of psychological problems in adolescents attending general practices. Br J Gen Pract 2006;56(529):594-9.
8. Auvray L, Doussin A, Fur P Le. Santé, soins et protection sociale en 2002. Question d’économie de la santé 2003;12(78):1-8.
9. Kim KM. What makes adolescents psychologically distressed? Life events as risk factors for depression and suicide. Eur Child Adolesc Psychiatry 2021;30(3):359-67.
10. Agence nationale d’accréditation et d’évaluation de santé, Fédération française de psychiatrie. Conférence de consensus. La crise suicidaire : reconnaître et prendre en charge (19 et 20 octobre 2000). 2000;1-31.
11. Gould MS, Marrocco FA, Kleinman M, et al. Evaluating Iatrogenic Risk of Youth Suicide Screening Programs: A Randomized Controlled Trial. JAMA 2005;293(13):1635-43.
12. Guedeney A, Benamozig G, Jubenot G, et al. Prévenir le suicide des jeunes avec les missions locales. Rev Prat Med Gen 2020;34(1040):342-3.
13. Bridge JA, Iyengar S, Salary CB, et al. Clinical response and risk for reported suicidal ideation and suicide attempts in pediatric antidepressant treatment: a meta-analysis of randomized controlled trials. JAMA 2007;297(15):1683-96.
14. Wilhelm K, May R. Interpersonal therapy in the general practice setting. Med Today 2017;18(8):41-9.

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Les médecins généralistes jouent un rôle central dans le dépistage du risque suicidaire.

Le harcèlement scolaire ou sur les réseaux sociaux, les antécédents d’abus et de carences, la dysphorie de genre, les addictions sont autant de facteurs de risque à rechercher.

En l’absence de comorbidités psychiatriques majeures, le médecin généraliste peut prendre en charge un adolescent à faible ou moyen risque suicidaire.

Lorsqu’il est nécessaire, le traitement antidépresseur de choix est la fluoxétine.