Agronome et sociologue, il est un des coordonnateurs de La conscience des animaux (éditions Quae, 2018, téléchargeable gratuitement), qui synthétise une expertise scientifique collective réalisée par l’INRA

Qu’est-ce que la conscience ?

: C’est une question difficile, ses définitions étant nombreuses et variées. De plus, la plupart des publications sur le sujet sont en anglais, langue qui dispose de deux mots (consciousness, awareness) là où nous n’en avons qu’un. Nous avons décidé d’en choisir une, très générale : la conscience est l’expérience subjective qu’un individu a de son environnement, naturel et social, de son propre corps et de ses propres connaissances. Nous avons ensuite retenu deux approches.
La première a été de repérer les travaux scientifiques qui portent sur les capacités cognitives indispensables à l’existence de la conscience chez les humains, chez qui l’on distingue plusieurs figures.
La conscience d’accès est la capacité d’un individu à se représenter le monde et les événements qui s’y produisent comme extérieurs à lui-même. Cela implique qu’il puisse mobiliser les souvenirs d’expériences passées et reconnaître une erreur éventuelle dans son interprétation de la situation actuelle.
La conscience phénoménale est l’expérience subjective de ce que ressent l’individu. Dans un article célèbre, le philosophe Thomas Nagel a postulé que tout être sensible en est capable, mais en même temps il a affirmé que nous ne pourrons jamais accéder à celle des animaux. Il donnait comme exemple la chauve-souris, qui se dirige grâce à un sonar et vit donc dans un monde qui nous est définitivement étranger. Cette impossibilité existe même entre humains. Nous pouvons nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, en faisant des analogies à partir de la mémoire de ce que nous avons nous-mêmes ressenti et grâce au langage. Mais nous savons tous que nous pouvons nous tromper, par exemple parce que cet autre nous a menti.
La conscience métacognitive est la capacité à savoir ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas et de rechercher des informations supplémentaires avant de décider d’une action.
La conscience de soi est corporelle (percevoir son propre corps comme différent du reste de l’environnement), introspective (portant sur ses états mentaux – sentiments, désirs, croyances) et sociale (appartenance à un groupe et position au sein de ce dernier).
Antonio Damasio en distingue trois formes : le protosoi, qui est une préconscience de l’état de son corps impliquant la capacité à revenir à un état normal après un stress ou un traumatisme ; le soi central, qui permet de se situer dans son milieu ; le soi autobiographique (ou narratif), à l’origine de la sensation de sa propre identité et de la capacité à se projeter dans le temps.
Tous les animaux seraient dotés d’un protosoi, tous les vertébrés et peut-être les céphalopodes d’un soi central. Seuls les humains ont un soi narratif.
La deuxième approche a été de repérer les structures cérébrales et les circuits neuronaux associés à certaines formes de conscience chez les humains, puis d’examiner quels sont ceux que l’on retrouve dans telle ou telle espèce.
Il ressort de cette expertise que des animaux ont la capacité d’éprouver des émotions, de gérer des situations complexes et d’évaluer ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent. Ils ont une mémoire de leurs expériences passées et peuvent appréhender des relations sociales élaborées entre eux et avec les humains. De telles capacités se retrouvent principalement chez les mammifères et les oiseaux (surtout les corvidés) avec lesquels des expériences ont été réalisées. Mais on a aussi quelques données concernant certaines capacités cognitives impliquées dans la conscience chez des invertébrés (céphalopodes, guêpes, abeilles).
Nous avons considéré que, si un animal dispose des capacités cognitives et émotionnelles qui sont associées à différentes formes de conscience chez les humains et qu’en outre il est équipé de structures cérébrales et manifeste des activités neuronales semblables à celles qui sont considérées comme les corrélats neuronaux des processus conscients chez les hommes, alors il n’y a pas de raison de lui refuser d’avoir des formes de consciences semblables. Mais qu’il y ait des similitudes de fonctionnement entre ces formes chez les humains et chez des animaux ne signifie pas forcément que leurs contenus soient identiques. Les résultats suggèrent enfin une complexité très variable en fonction de l’espèce.

Comment expliquer la conscience ?

Elle est loin d’intervenir dans tous nos comportements. Quantité de choses se font sans elle. Quand je conduis une voiture, ça n’est qu’en entendant un avertisseur de pompier, en arrivant à un feu rouge, etc. que j’accède à une conscience d’accès. Le reste, je le fais sans y penser. Même lever le bras implique des manifestations cérébrales avant même que je sache que je veux lever le bras ! Il est donc vraisemblable que la conscience soit un épiphénomène, non indispensable dans de nombreuses situations.
La première hypothèse est que les différentes formes de conscience donnent un avantage compétitif en permettant de s’adapter à des environnements changeants et d’avoir une descendance. Elle se heurte à quelques objections. La première est qu’un comportement devenu un avantage aujourd’hui peut avoir été acquis il y a quelques millions d’années, dans un contexte très différent, où il remplissait une autre fonction.
En outre, il est de plus en plus admis que contrairement à ce que soutient la sociobiologie classique, la compétition n’est pas le seul moteur de l’évolution : les relations de mutualisme, de coopération et de symbiose sont aussi importantes. D’ailleurs, aucune société, animale ou humaine, ne peut fonctionner sans entraide.
La seconde hypothèse fait appel à la théorie de la convergence : certaines fonctions sont apparues dans plusieurs espèces de manière indépendante et à divers moments de l’évolution. Par exemple, les structures anatomiques de la vision sont très variées. Les oiseaux et les chauves-souris volent, mais avec des organes pourtant très différents. Actuellement, il est impossible de trancher entre ces deux théories.

Quelles sont les conséquences éthiques de ce travail sur la conscience ?

Leurs auteurs venant de disciplines très variées (éthologistes, neurophysiologistes, sociologues, philosophes, etc.) et d’horizons intellectuels très divers, ils n’en tirent pas les mêmes leçons. Ça n’est de toute façon pas le but d’une expertise collective, qui vise à faire le point sur ce que l’on sait scientifiquement d’un problème. Sur cette question, tout le monde était d’accord.
Les animaux ont des formes de cons-cience qui peuvent être fonctionnellement équivalentes aux nôtres, mais dont le contenu nous échappe, même s’il peut s’en approcher, parce qu’ils vivent dans un monde différent du nôtre. En tout cas elles sont beaucoup plus riches que ce qu’on en pense souvent. Certains ont peut-être des capacités cognitives ou émotionnelles que nous n’avons pas et auxquelles nous ne pouvons pas accéder.
Tous les travaux sur la conscience animale dépendent de ce que l’on sait des processus conscients des humains. En ce sens, ils sont conjointement anthropomorphiques et anthropocentriques.
La question est de savoir si nous devons accorder certains droits moraux aux animaux en fonction de la richesse de leur univers mental. Pour cela, il faut poursuivre les travaux sur d’autres espèces que celles étudiées actuellement, qui ne sont pas très nombreuses. En tout cas, cet univers ne se cantonne pas à la capacité d’éprouver des émotions : on s’est aperçu rapidement que les animaux qui en sont pourvus sont également capables de conscience phénoménale. Quant aux droits juridiques, c’est un autre problème!
Les scientifiques ont une position de départ forcément dualiste, séparant le corps et l’esprit. Ce qu’il y a d’intéressant dans la période actuelle, c’est que cette frontière s’efface, nous rapprochant progressivement de la position animiste qui, selon Philippe Descola, postule que les animaux ont une vie intérieure qu’on peut appréhender par analogie avec la nôtre, mais que l’on ne peut pas saisir pleinement parce que les corps sont différents.
Les intériorités ne sont pas les mêmes, mais dans une certaine mesure elles sont en continuité. Il est d’ailleurs remarquable que les propriétaires d’animaux domestiques en aient des connaissances qui ne sont pas scientifiques, mais qui peuvent pourtant être très efficaces, et qu’ils partagent avec eux des informations, des services et des émotions. Il est vrai qu’il s’agit d’animaux anthropisés, adaptés aux humains depuis très longtemps.

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Conscience : quelles structures neuronales ?

ll n’y a pas de théorie consensuelle répondant à cette question. Ce problème difficile a été mis de côté au profit de la recherche des corrélats neuronaux de la conscience (CNC), c’est-à-dire des mécanismes neuronaux suffisants pour qu’une conscience spécifique apparaisse. Cette démarche a abouti à plusieurs hypothèses, dont deux sont plus influentes que les autres. Une première postule qu’il existe un « espace de travail global » situé dans les régions pariéto-frontales du cerveau qui aurait la capacité de recevoir des informations (percepts, souvenirs) depuis plusieurs ensembles neuronaux en compétition pour y accéder, puis de les diffuser à diverses structures associées, entraînant une stimulation globale et synchrone de l’activité cérébrale. Elle rend compte de nombreuses propriétés spécifiques au traitement conscient de l’information, notamment intégration, flexibilité, maintien dans le temps et amplification additionnelle de l’information.

Une seconde part du constat que la conscience correspond à une appréhension des informations dépassant leur simple addition : le monde est perçu comme unifié et cohérent. Elle est une propriété émergente d’un système d’interactions, en principe calculable à partir d’un cadre mathématique fournissant une valeur, phi, évaluant le niveau d’intégration des informations au-delà de leur somme. La valeur de phi d’un capteur photo est zéro. Mais celle d’un cerveau humain n’étant actuellement pas calculable, l’intérêt de cette hypothèse est essentiellement théorique.

Le point commun aux deux hypothèses est de partir d’une description de la conscience comme une interaction entre un modèle prédictif interne au sujet et la réalité externe.

D’après « La conscience chez les humains ». In: La conscience des animaux. Quae éditions, 2018

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Une expertise collective

En 2009 étaient publiés les résultats d’une expertise réalisée par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) sur les douleurs animales, à la demande du ministère français de l’Agriculture. Trois ans plus tard, un collectif de scientifiques publiait la Déclaration de Cambridge sur la conscience, qui statuait : « Une convergence de preuves indique que les animaux non humains disposent des substrats neuro-anatomiques, neurochimiques et neurophysiologiques des états conscients ainsi que de la capacité d’exprimer des comportements intentionnels... » Il appelait à l’intensification des recherches.

En 2015, une nouvelle expertise était lancée par l’INRA à la demande de l’unité Santé et bien-être animal de l’Autorité européenne de sécurité alimentaire : effectuer une revue critique de la littérature sur la conscience animale. Plus de 3 000 articles ont été passés en revue. Une synthèse du rapport a d’abord été publiée en anglais, puis en français.

Ce travail prend place dans un contexte social marqué par un débat sur le bien-être animal, opposant les progrès des sciences cognitives concernant les capacités mentales des animaux et leur traitement comme machines à produire, pratiqué dans de nombreux élevages.

Il se double de considérations éthiques ayant comme point de départ leur sensibilité, en particulier leur capacité à souffrir. Si celle-ci est reconnue, cela implique qu’ils sont des individus à qui un tort peut être fait, qu’ils ont des intérêts en propre, en particulier celui d’avoir des conditions de vie satisfaisantes, et qu’il incombe aux humains de les protéger. Pour certains, ces considérations ne valent que pour ceux qui, outre leur sensibilité, ont une conscience d’eux-mêmes et peuvent l’inscrire dans le temps, c’est-à-dire ceux qui peuvent être « les sujets de leur vie ». Pour d’autres, seuls des êtres capables de raison peuvent bénéficier de droits : ils ne sont pas des « sujets » mais peuvent cependant être des « patients moraux » que les humains ont le devoir de ne pas maltraiter. Il est demandé à la science de clarifier les termes de ce débat.

La reconnaissance légale de la sensibilité des animaux date en France du 10 juillet 1976 (loi sur la protection de la nature, article 9). La loi du 16 février 2015 a introduit un nouvel article dans le Code civil. Il confirme que les animaux sont des êtres doués de sensibilité, sans en donner de définition, mais il n’en affirme pas moins qu’ils sont appropriables et dépendent du droit relatif aux biens, « sous réserve des lois qui les protègent ». L’expertise de l’INRA apparaît ainsi dans un débat qui est loin d’être clos.