Le Serment d’Hippocrate (dans sa version moderne) prononcé par les médecins à l’issue de la soutenance de thèse semble être le seul exemple d’un texte non religieux qui depuis 25 siècles continue, au fil de ses transformations, de codifier une conduite et une pratique. L’édition qu’en donne le grand helléniste Jacques Jouanna est une merveille.1 Elle s’appuie sur l’analyse méticuleuse de quatre manuscrits fondamentaux (le dernier, conservé à Vienne, n’avait jusqu’ici jamais été répertorié comme tel) et sur les commentaires suscités par le Serment, surtout dans les manuscrits arabes qui renvoient à un modèle grec perdu mais plus ancien que ceux actuellement disponibles. Cette approche généalogique – une véritable enquête policière – apporte un bel éclairage sur l’origine du Serment qui apparaît être d’abord un contrat au sens juridique du terme, à l’initiative des Asclépiades de Cos. Cette famille aristocratique de médecins grecs qui se transmettaient, dans le secret, de père en fils, leur savoir et qui prétendaient descendre d’Asclépios, le dieu de la médecine, fut confrontée, en effet, peut-être au ve siècle avant Jésus-Christ, à une crise de recrutement qui lui imposa de rechercher de nouveaux disciples hors du cercle familial. Platon atteste ainsi dans le Protagoras, qu’on pouvait, en le rétribuant, apprendre la médecine auprès d’Hippocrate (né à Cos en 460 avant J.-C.), son plus illustre représentant. Dans ce contexte, il est probable que la famille voulut prendre des garanties auprès des nouveaux élèves, ce qui explique que la première partie du Serment soit consacrée à la définition des devoirs du disciple non seulement à l’égard de son maître mais aussi vis-à-vis de ses fils à qui il devait enseigner son art, « s’ils désir[ai]ent l’apprendre, sans salaire ni contrat ». Le disciple s’engageait même à transmettre à son maître une part de ses biens, si celui-ci était dans le besoin… L’exécution d’un tel contrat exigeait assurément d’en faire le serment !
Une fois cette relation explicitée, le Serment antique aborde celle liant le médecin et le malade, précisant que le savoir médical doit être absolument utile au patient et que le praticien doit faire obstacle à ce qu’il soit utilisé pour sa perte ou une injustice. Plusieurs interdits s’imposent au médecin : ne remettre à personne une drogue mortelle (même si elle est demandée), ni un pessaire abortif aux femmes (ce qui suscitera des divergences d’appréciation dès l’Antiquité entre ceux qui appliqueront cet interdit à la lettre et ceux qui le restreindront aux seuls avortements dits « de complaisance ») et ne pas pratiquer l’opération de la taille. Le Serment énonce enfin les qualités morales du médecin, lequel doit exercer son art dans la pureté et la piété, se tenir à l’écart, dans toutes les maisons où il entrera, de toute injustice et de tout acte corrupteur et garder le secret sur ce qu’il aura vu ou entendu « au cours du traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la vie des gens ».
Comment ce contrat sur lequel prêtaient serment les élèves « payants » de la famille des Asclépiades s’est-il agrégé au vaste Corpus hippocratique, cela reste un mystère mais ce qui est sûr c’est qu’il est devenu à la fois l’emblème et le texte fondateur de l’éthique médicale, source dans nos versions modernes d’estime si nous le respectons, de déshonneur dans le cas contraire.
1. Hippocrate : Le Serment, les serments chrétiens, la Loi. Texte établi et traduit par Jacques Jouanna, avec la contribution d’Alessia Guardasole et d’Antonio Ricciardetto. Les Belles Lettres, collection des universités de France, Paris, 2018, 310 pages, 65 €.