La consommation moyenne d’alcool en France était, en 2021, de 2 grammes d’alcool pur par adulte de 15 ans ou plus et par jour.1 Si l’on considère qu’un tiers des hommes et deux tiers des femmes ne boivent pas régulièrement, l’autre moitié de la population boit environ 40 grammes par jour, largement au-dessus de la limite de sécurité recommandée de 100 grammes par semaine.2 Le vin représente 54 % de cette consommation, la bière 23 %, les spiritueux 21 %, et le cidre et les produits intermédiaires 2 %. L’alcool est responsable de 41 000 décès par an3 et provoque 8 % des cancers en France.4
Le baclofène est un puissant agoniste des récepteurs B de l’acide gamma-aminobutyrique ; il a été commercialisé initialement pour contrôler la spasticité à une dose maximale recommandée de 75 mg/jour. Après la publication du livre d’Olivier Ameisen5 décrivant son propre cas,6 le baclofène a été largement utilisé, en France (plus de 200 000 nouveaux utilisateurs en France entre 2009 et 2015)7 et dans d’autres pays, pour traiter la dépendance à l’alcool, généralement à une dose beaucoup plus élevée que lorsqu’il est prescrit pour traiter la spasticité. Les utilisateurs du baclofène qui sont satisfaits décrivent tous atteindre, à une dose plus ou moins élevée, un état d’inappétence vis-à-vis de l’alcool qui leur permet une relation normale avec le produit. Une enquête d’une association de patients rapporte une dose maximale moyenne de 170 mg par jour (fourchette de 30 à 440 mg par jour), 87 % des usagers atteignant une dose de 80 mg par jour ou plus.8
Sous la pression des associations de patients, l’agence du médicament a délivré en mars 2014 une autorisation temporaire au baclofène pour traiter la dépendance à l’alcool, à des doses allant jusqu’à 120 mg par jour. En 2017, une étude9 réalisée à partir des bases de données de remboursement et d’hospitalisation a rapporté des risques accrus d’hospitalisation et de décès avec des doses élevées de baclofène ; ceci a entraîné en juillet 2017 une restriction de la dose à un maximum de 80 mg par jour. En 2021, cette restriction a été levée par décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise saisi par une association et un collectif de patients.
Nous présentons brièvement les résultats de deux méta-analyses récentes d’essais contrôlés sur l’efficacité du baclofène dans le traitement de la dépendance à l’alcool et discutons l’étude de la toxicité du baclofène qui a conduit les autorités à réduire la dose maximale autorisée.
Quelles données ?
Les essais évaluant l’efficacité du baclofène dans le traitement de la dépendance à l’alcool ont fait l’objet de nombreuses méta-analyses. Les deux plus récentes prennent en compte le plus grand nombre d’essais. La première10 est une méta-analyse en réseau qui étudie les essais comparant divers traitements, dont le baclofène, soit entre eux soit à un placebo ; la seconde, de la collaboration Cochrane,11 n’étudie que les essais avec le baclofène.
D’autre part, en lien avec la Caisse nationale d’assurance maladie, l’agence du médicament a étudié la sécurité du baclofène dans la population dépendante à l’alcool. Les risques d’hospitalisation et de décès dans la période 2009 - 2015 ont été comparés chez 47 614 nouveaux utilisateurs de baclofène (hors indications neurologiques) et chez 117 720 nouveaux utilisateurs d’acamprosate, nalméfène ou naltrexone, médicaments commercialisés dans le traitement de la dépendance à l’alcool.9 Les patients avaient entre 18 et 70 ans, n’avaient pas de comorbidités importantes et étaient suivis pendant un an à partir du début du traitement.
Quels résultats ?
La méta-analyse en réseau10 rassemble les données de 156 essais comparant l’efficacité de très nombreux traitements du mésusage de l’alcool, dont 16 évaluaient le baclofène ; la méta-analyse de la collaboration Cochrane11 inclut les données de 17 essais. L’ensemble des deux méta-analyses prend en compte 20 essais sur le baclofène (brièvement décrits dans le tableau 1). Le nombre total de patients par essai varie de 30 à 320 ; la dose quotidienne de baclofène est fixe dans 16 essais (entre 30 et 80 mg/jour) et augmentée dans les 4 autres essais, jusqu’à une dose maximale de 150, 180, 270 et 300 mg/jour respectivement. Quatre essais comparent un groupe de patients traités par le placebo à deux groupes de patients traités par des doses différentes de baclofène. La durée du suivi, égale à la durée du traitement, a varié de 30 jours à 1 an, avec une médiane de 12 semaines.
La méta-analyse en réseau montre que l’acamprosate (2 - 3 g/j), le disulfiram (250 - 500 mg/j), le baclofène (30 mg/j) et la naltrexone orale (50 mg/j) augmentent significativement la proportion d’abstinents et réduisent la consommation excessive d’alcool. La proportion d’abstinents est augmentée de 80 % avec le baclofène par rapport au placebo.
La méta-analyse de la collaboration Cochrane présente l’analyse de 10 critères de jugement sur l’efficacité, chacun d’eux n’étant disponible que pour une partie des essais. Dans la synthèse des 12 essais qui ont étudié le succès – défini comme le fait de ne plus boire à la fin du traitement –, on observe un pourcentage de succès significativement plus grand dans le groupe baclofène que dans le groupe placebo (29 % versus 18 %, donc une augmentation de l’efficacité de 60 %). Et dans la synthèse des 16 essais qui ont étudié la proportion des jours d’abstinence à la fin du traitement, cette proportion était significativement plus grande avec le baclofène qu’avec le placebo (63 % versus 54 %). Il n’y avait pas de différence dans les résultats selon la dose (faible, moyenne ou augmentant par palier).
Dans l’étude de la sécurité du baclofène, les risques d’hospitalisation et de décès, ajustés seulement en fonction du sexe et de l’âge, sont un peu plus faibles chez les utilisateurs de baclofène que chez les utilisateurs d’autres médicaments. C’est seulement lorsque on évalue le risque en fonction de la dose de baclofène comme variable dépendant du temps, en utilisant un modèle ajusté sur le sexe, l’âge, et six autres caractéristiques mesurées au début du traitement, qu’on observe une augmentation des risques en fonction de la dose (tableau 2).
Analyse critique des résultats
Les essais ont inclus de très petits nombres de patients parce qu’ils ont été conçus avec des hypothèses très optimistes sur l’efficacité du baclofène. Un des deux plus grands essais fondait le calcul du nombre de sujets nécessaires sur un pourcentage de succès de 20 % avec le placebo et de 45 % avec le baclofène.12 Mais la seconde méta-analyse retrouve des proportions de patients abstinents de 18 % avec le placebo et de 29 % avec le baclofène. Si l’effet n’est pas aussi important que ce que les essais prévoyaient, il est néanmoins intéressant dans une addiction si difficile à traiter.
La plupart des essais sur le baclofène ont choisi l’abstinence comme critère principal d’efficacité, ce qui ignore probablement une partie du bénéfice. En effet, de nombreux utilisateurs de baclofène dépendants de l’alcool déclarent être capables de contrôler leur consommation sans avoir besoin d’une abstinence stricte. Une réduction significative de la consommation d’alcool est un objectif suffisant.
Les méta-analyses ne confirment pas l’intérêt d’augmenter la dose jusqu’à atteindre l’inappétence pour l’alcool, mais cette stratégie n’a été étudiée que dans quatre essais.
L’étude de la toxicité du baclofène soulève des problèmes méthodologiques. Les risques d’hospitalisation et de décès ajustés sur l’âge et le sexe sont légèrement plus faibles avec le baclofène qu’avec les autres médicaments, et ne deviennent plus importants qu’après ajustement sur une série de caractéristiques. Il serait utile de savoir comment ces caractéristiques ont été codées dans le modèle, si des termes d’interaction ont été pris en compte et lesquelles de ces caractéristiques sont responsables du changement dans l’estimation du risque. Le modèle de Cox, tel qu’il a été utilisé dans cette étude, est une méthode rudimentaire pour comparer les risques dans des populations ayant des caractéristiques différentes. Des méthodes plus robustes sont disponibles.13 La seule covariable dépendant du temps incluse dans le modèle est la dose de baclofène, mais une augmentation de la dose de baclofène pourrait être un indicateur de problèmes de santé graves plutôt que la cause d’une hospitalisation ou d’un décès. Un contrôle des comorbidités au moment de l’événement serait utile.
Qu’en retenir ?
En conclusion, les données disponibles ne permettent d’estimer ni l’efficacité ni la sécurité du baclofène tel qu’il est utilisé dans le traitement de la dépendance, c’est-à-dire à des doses croissantes pouvant dépasser 150 à 200 mg/jour. Pourtant des dizaines de milliers de patients sont traités ainsi à l’heure actuelle.
Les études qui ont été réalisées n’ont ni l’envergure ni la précision nécessaire pour évaluer la balance entre le bénéfice et le risque. L’alcool étant absolument ubiquitaire dans la société française, on peut comprendre que cette situation paraisse justifier quelques effets indésirables.
La discordance entre l’utilisation très courante du baclofène et la rareté de ses données d’efficacité ainsi que le manque de robustesse de ses données de sécurité est un problème sérieux.
En pratique, il est urgent de conduire au moins un essai de grande envergure, probablement avec un groupe traité avec 30 mg par jour, un groupe avec escalade de dose jusqu’à inappétence, et un ou deux groupes placebo avec ou sans escalade de dose.
Commentaire du Dr Jonathan Bara, médecin généraliste en CSAPA ambulatoire (Beauvais, Creil – SATO-Picardie)
Cet article résume bien l’historique du baclofène et les résultats des méta-analyses.
L’addictologie est une spécialité où le traitement médicamenteux a parfois une place assez modeste. Je dis souvent à mes patients que le soin en addictologie doit être vu comme une chaise à 4 pieds dont le médecin ne représente qu’un seul.
En pratique empirique, je m’aperçois que le baclofène fonctionne bien dans une optique de réduction des consommations s’il s’accompagne d’une prise en charge psycho-comportementale.
On entend par là un suivi par un psychologue clinicien et par une infirmière qui adopte une approche comportementale permettant d’obtenir une réduction des consommations par des techniques assez simples de modification des habitudes (passer de bière à 8° à des bières à 5° sans modifier la quantité globale, par exemple). Tout cela n’a jamais été prouvé par des études car c’est assez difficile à mettre en place et à standardiser.
Dans cette méta-analyse, le suivi (12 semaines) pour évaluer l’efficacité du traitement est bien court. Dans une prise en charge efficiente (qui dure de 6 à 24 mois selon les situations), le traitement par baclofène se maintient environ 6 mois après l’abstinence, quand elle a lieu. Parfois davantage car il a aussi l’AMM pour l’aide au maintien de l’abstinence.
En addictologie, il y a parfois un décalage entre les études et la pratiques de terrain : nous, les petits CSAPA médico-sociaux de province, on est bien loin du cadre défini par ces études. Par conséquent, nous voyons parfois ces études « hors-sol », alors que les personnes qui réalisent ces essais nous considèrent parfois comme des « bricoleurs »…
2. Santé publique France. Avis d'experts relatif à l'évolution du discours public en matière de consommation d'alcool en France organisé par Santé publique France et l’Institut national du cancer. 4 mai 2017 [consulté le 30/09/2023].
3. Bonaldi C, Hill C. La mortalité attribuable à l’alcool en France en 2015. BEH 2019;5-6:97-108.
4. Shield KD, Marant Micallef C, Hill C, et al. New cancer cases in France in 2015 attributable to different levels of alcohol consumption. Addiction 2018;113(2):247-56.
5. Ameisen O. Le dernier verre. Paris: Denoël 2008.
6. Ameisen O. Complete and prolonged suppression of symptoms and consequences of alcohol-dependence using high-dose baclofen: a self-case report of a physician. Alcohol Alcohol 2005;40(2):147-50.
7. ANSM. Résultats de l’étude sur les usages et la sécurité du baclofène en France entre 2009 et 2015. 24 mars 2021.
8. Baclofène. Alcooolisme et baclofène : les premiers concernés s’expriment. 27 février 2013.
9. Chaignot C, Zureik M, Rey G, et al. Risk of hospitalisation and death related to baclofen for alcohol use disorders: Comparison with nalmefene, acamprosate, and naltrexone in a cohort study of 165 334 patients between 2009 and 2015 in France. Pharmacoepidemiol Drug Saf 2018;27(11):1239-48.
10. Agabio R, Saulle R, Rösner S, et al. Baclofen for alcohol use disorder. Cochrane Database Syst Rev 2023;1(1):CD012557.
11. Bahji A, Bach P, Danilewitz M, et al. Pharmacotherapies for Adults With Alcohol Use Disorders: A Systematic Review and Network Meta-analysis. J Addict Med 2022;16(6):630-8.
12. Rigal L, Sidorkiewicz S, Tréluyer JM, et al. Titrated baclofen for high-risk alcohol consumption: a randomized placebo-controlled trial in out-patients with 1-year follow-up. Addiction 2020;115(7):1265-76.
13. Funk MJ, Westreich D, Wiesen C, et al. Doubly robust estimation of causal effects. Am J Epidemiol 2011;173(7):761-7.