Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2023, adopté par l’Assemblée nationale le 31 octobre puis le 15 novembre en première lecture par le Sénat, prévoit la prolongation d’un an de l’expérimentation sur le cannabis thérapeutique.
Lancée en 2021, cette expérimentation menée sous l’égide de l’ANSM devait inclure 3 000 patients dans 5 indications précises : douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies accessibles (médicamenteuses ou non) ; certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes ; certains symptômes rebelles en oncologie liés au cancer ou à ses traitements ; situations palliatives ; spasticité douloureuse de la sclérose en plaques (SEP) ou des autres pathologies du système nerveux central.
Toutefois, seule la moitié des patients environ, sur les 3 000 initialement prévus, aurait été incluse (au 31 mars 2022) : « Les résultats sont insuffisants en termes de patients pour l’instant, pour avoir des résultats qui sont solides », déclarait le ministre de la Santé François Braun fin septembre à l’Assemblée – ce qui a motivé le prolongement de l’expérimentation. Le rapport d’évaluation, quant à lui, n’a pas encore été rendu public.
La prolongation de cette expérimentation a-t-elle un intérêt ?
En l’absence de bras contrôle, cette expérimentation, même prolongée, ne pourra pas réellement apporter des données robustes quant à l’efficacité du cannabis thérapeutique dans les indications retenues. Certes, l’objectif principal affiché par l’ANSM n’était pas d’en évaluer l’efficacité, mais de « sécuriser l’accès » (valider les conditions d’accès, de prescription et de dispensation) ; on peut toutefois regretter que cette expérimentation suscite des attentes démesurées par rapport à la réalité : rappelons que cette thérapeutique ne profite qu’à une faible sous-population de malades, et même dans les douleurs neuropathiques (qui sont l’une des indications testées dans l’expérimentation), le NST, c’est-à-dire le nombre de sujets à traiter pour qu’un seul soit soulagé, est de 13. À titre de comparaison, il oscille entre 3,6, 4,3 et 7,7 pour les autres thérapies médicamenteuses utilisées aujourd’hui dans cette indication (respectivement : antidépresseurs, opioïdes et antiépileptiques), des chiffres déjà décevants.
En dehors des douleurs cancéreuses et de celles liées à une lésion du cerveau ou de la moelle épinière associées à une spasticité (comme dans la SEP), le niveau de preuve du cannabis thérapeutique dans les autres douleurs chroniques est finalement bas à l’heure actuelle. Cette thérapeutique est donc loin d’être la panacée, et ne permettra sans doute pas d’apporter une solution à l’ensemble des patients douloureux en quête d’alternative, alors même qu’il leur fait miroiter d’importants espoirs… C’est pourquoi je parlais déjà, lorsque cette expérimentation a débuté, de « formidable teaser aux conclusions inexploitables ».
Pourtant, beaucoup de patients réclament une généralisation de la prescription du cannabis thérapeutique, et s’impatientent même des résultats de l’expérimentation… Pourquoi tant d’engouement ?
La douleur chronique touche, en France, 12 millions de personnes : l’attente est énorme et les alternatives peu accessibles. Les patients douloureux chroniques sont en effet très insuffisamment soulagés aujourd’hui. D’une part, dans les traitements médicamenteux systémiques, aucune avancée n’est survenue dans les trente dernières années ; l’efficacité de ceux utilisés aujourd’hui (antidépresseurs, antiépileptiques et opioïdes) demeure très décevante, en particulier dans les douleurs neuropathiques, et ils exposent, de plus, à une cascade d’effets indésirables et de complications. D’autre part, certains traitements non médicamenteux innovants, plus efficaces – comme les techniques de neuromodulation –, ne sont pas suffisamment accessibles. Par ailleurs, seulement 3 % des patients douloureux chroniques ont accès à des centres spécialisés.
Toutes ces raisons, ainsi que la volonté de recourir à des remèdes perçus comme « naturels », peuvent expliquer que ces patients veuillent se tourner vers le cannabis thérapeutique, qui semble une solution plus simple et accessible ; mais cet engouement, entretenu par un lobbying important de la part des industriels, n’est pas sans inconvénients.
Quels sont ces inconvénients ?
Si, au vu des preuves disponibles à l’heure actuelle, cette thérapeutique semble loin de pouvoir régler l’impasse dans laquelle se trouvent quantité de patients douloureux, il risque en revanche d’être un cheval de Troie dont s’emparent volontiers les industries (du tabac, en premier lieu, mais aussi de la pharmacie). Car ces patients souffrant de douleurs chroniques constituent un marché bien plus vaste que celui de la consommation récréative du cannabis (1,2 millions de consommateurs réguliers en France, soit dix fois moins que les patients douloureux).
Les moyens mis à disposition par les industriels pour ce lobbying, en faveur de l’utilisation thérapeutique mais aussi de la légalisation de son usage récréatif, vont croissant. Ces deux mondes ne sont pas étanches, comme en témoigne le marketing des produits « bien-être » (non thérapeutiques) contenant du CBD, dont la popularité explose ces dernières années : on trouve ainsi dans les « CBD shops », aux côtés d’e-liquides pour la vape, de sodas, d’huiles, bonbons et produits cosmétiques au CBD, des allégations de santé comme « aide à la digestion », « améliore la qualité du sommeil », etc. Un autre signe que ces deux mondes peuvent se chevaucher : en 2019, le « Syndicat national du chanvre bien-être » est devenu le « Syndicat national du chanvre ». Si un usage peut en cacher un autre, les possibilités pour ce business n’en deviennent que plus grandes…
À cet égard, l’expérimentation qui vient d’être prolongée n’est pas dénuée de liens d’intérêts, car n’ayant bénéficié d’aucun financement, elle est « sponsorisée » par l’industrie : ce sont les entreprises qui approvisionnent en produits, ce qui non seulement limite la variété des médicaments testés, mais introduit aussi un conflit d’intérêts.
Une étude nationale, avec des résultats sur l’efficacité dans des indications précises, pourrait donc être plus pertinente…