Quelles pathologies sont concernées et pourquoi ?
Les cinq indications retenues pour l’expérimentation sont : les douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies accessibles (médicamenteuses ou non) ; certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes ; certains symptômes rebelles en oncologie liés au cancer ou à ses traitements ; les situations palliatives ; la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques (SEP) ou des autres pathologies du système nerveux central.
Il s’agit des indications pour lesquelles une littérature abondante existe. La dernière revue de littérature réalisée par l’Académie nationale des sciences, d’ingénierie et de médecine des États-Unis sur des données publiées entre 1999 et 2016 – l’examen le plus complet à ce jour des données concernant l’usage du cannabis à des fins médicinales, mais aussi des risques associés à son utilisation récréative – classait en effet comme « concluantes ou substantielles » les preuves de l’efficacité des cannabinoïdes dans le traitement de la douleur chronique chez l’adulte, comme antiémétiques pour les nausées et vomissements induits par la chimiothérapie, et pour améliorer les symptômes de la spasticité de la SEP.1
Ainsi, n’ont pas été retenues, à l’inverse, toutes les indications pour lesquelles la littérature est contradictoire, par exemple : troubles anxieux, dépression, symptômes associés au trouble de stress post-traumatique, addictions… Des indications dont l’exclusion permet aussi probablement de mieux circonscrire l’usage thérapeutique du cannabis, le distinguant d’un usage dit festif.
Quelles sont la composition et la forme des médicaments expérimentés ?
Les formes mises à disposition dans ce cadre sont des sommités fleuries à vaporiser pour inhalation et des huiles à administrer per os, dont les principes actifs sont le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD), deux cannabinoïdes que l’on retrouve dans la plante de cannabis.
Ce dernier suscite un intérêt croissant depuis quelques années ; ses vertus thérapeutiques – actuellement exploitées dans l’usage du cannabis médical – ont été découvertes relativement récemment, en particulier lorsqu’il est associé au THC. Contrairement à celui-ci, le CBD ne provoque pas d’épisode psychotique : on a observé qu’il pouvait, au contraire, contrecarrer les effets délétères psychodysleptiques que procure le THC – et pour lesquels le cannabis est consommé dans un cadre festif –, avec un effet protecteur sur la décompensation psychotique, l’anxiété, les symptômes dépressifs…
Les ratios CBD/THC sont différents selon le médicament. Sativex, par exemple, bien connu car il possède une autorisation de mise sur le marché (AMM) depuis 2014 pour le traitement de la spasticité dans la SEP après échec des autres thérapeutiques, a un ratio de 1:1. Parmi les médicaments disponibles dans l’expérimentation, on trouve également des ratios 2:1, CBD dominant ou THC dominant… Tout dépend de la préparation et des indications pour lesquelles on souhaite proposer ces molécules : le ratio dépend ainsi non seulement de la pathologie mais aussi de l’âge du patient, des antécédents personnels, de sa physionomie.
À quels effets indésirables peut-on s’attendre ?
Les effets du CBD seul sont principalement des nausées, parfois des vertiges, une sédation ; une toxicité hépatique est possible, mais à des doses très élevées.
Ce qu’il faut retenir, c’est surtout qu’il n’est pas addictogène : il n’y a pas un effet de tolérance qui appellerait une augmentation des doses – un effet que l’on retrouve en revanche avec le THC. Rappelons en outre que le risque de dépendance au cannabis à long terme est d’environ 9 %, nettement inférieur à celui induit par les opiacés, par exemple.
En pratique, lors du premier mois d’inclusion – la phase de titration du traitement –, des échanges entre le patient et le professionnel de santé permettront d’affiner la dose la plus efficace avec le moins d’effets indésirables. Cette phase pourra être assurée par le médecin traitant, aussi bien que par les médecins hospitaliers des structures de référence.
Dans quelle mesure cette expérimentation est-elle un progrès ? Cette molécule pourrait-elle remplacer à terme d’autres antalgiques ?
Tel qu’il est actuellement expérimenté, le cannabis ne remplace pas les médicaments qui ont une AMM pour les indications concernées. Il s’agit d’une alternative médicamenteuse de dernière chance pour des patients qui sont en difficulté, polymédiqués, des personnes chez qui ces thérapeutiques actuellement sur le marché ont montré leurs limites.
On peut toutefois imaginer évoluer vers une utilisation qui ne serait pas en dernière intention : c’est peut-être à la faveur de cette expérimentation que l’on va soit élargir les indications, soit positionner autrement le cannabis thérapeutique.
« Cannabis thérapeutique » est-il le bon terme ? N’entraîne-t-il pas un risque de confusion ? Car des produits au CBD (huiles, boissons, compléments alimentaires…) sont déjà vendus, jouant sur le mot et vantant des vertus « thérapeutiques »…
Des confusions sont possibles, oui, notamment dans la présentation. Mais si les produits ayant du CBD qui actuellement se présentent comme « thérapeutiques » jouent sur l’idée de la gestion de l’anxiété mineure, du stress, des troubles du sommeil, il faut retenir que le cannabis médical est celui qui passe par le filtre de l’organisation, de la filière du médicament... Et, une fois l’expérimentation mise en place, le produit, tel qu’il sera présenté sur le marché, sera facile à identifier.
La confusion reste pourtant courante, exploitée en particulier par les industriels du tabac qui vont jusqu’à proposer des produits de « vape thérapeutique » – se préparant peut-être au marché qui leur sera ouvert avec une légalisation du cannabis à usage festif…
Tout le monde navigue en effet sur la confusion, se préparant sans doute à la légalisation du cannabis récréatif, parce que le volume de fabrication y est plus important, forcément.
Mais il faut insister sur la différence fondamentale entre cannabis thérapeutique et cannabis récréatif. Avec le premier, on a véritablement affaire à une niche, des populations de patients qui ont besoin d’une alternative de dernière chance, chez qui cette molécule a montré une efficacité.
Avec le second, la question de la légalisation qui se pose – une question par ailleurs légitime – est un vrai sujet de santé publique. Il s’agirait de mettre en place une politique de réduction des risques : c’est-à-dire que si on devait légaliser, ce serait pour éviter les risques de consommer un produit qu’on ne connaît pas, dont on ne contrôle pas la teneur* lorsqu’il est illégal, et qui est souvent adressé à des populations vulnérables. En première ligne : les adolescents et les jeunes (15-25 ans), chez qui les risques pèsent notamment sur la maturation cérébrale, le cortex étant encore en formation durant cette période de la vie.
Or le cadre d’une législation adaptée permettrait de renforcer des mesures d’interdiction plus ciblées, car il est important d’envisager une nouvelle façon de protéger ces populations sensibles, au-delà de la seule répression. En somme, il faut que la loi soit prête pour pouvoir bien encadrer les choses…
L’expérimentation, en pratique
S’étendant sur deux ans, elle inclut 3 000 patients, qui seront suivis pendant au moins six mois. L’inclusion est exclusivement réalisée par les médecins volontaires des plus de 200 structures de référence qui prennent en charge l’une des cinq indications retenues. Toutefois, un patient qui d’ordinaire n’est pas suivi dans ces centres peut en discuter avec son médecin traitant et, après vérification des critères d’inclusion pour chaque indication, celui-ci pourra l’adresser à l’une des structures, puis assurer lui-même une partie du suivi. Dans ce cas, il est indispensable de valider la formation e-learning obligatoire mise à disposition par l’ANSM lorsque le patient est retenu.
Le suivi des participants se fait sur une base mensuelle, pour faire le point sur le traitement (recueillir les données sur l’efficacité et le bénéfice médical du traitement, sur ses éventuels effets indésirables, sur le bon déroulement du circuit de prescription et de délivrance des produits…) et renouveler la prescription. Il comprend, d’une part, des consultations dites « complexes », réalisées par les médecins des structures de référence lors des 1, 3e, 6e, 12e et 18e mois suivant l’inclusion – lorsque la bonne tolérance et l’efficacité du traitement sont confirmées, et après l’avis favorable de l’équipe médicale, le patient peut en bénéficier jusqu’à la fin de l’expérimentation (2 ans) – ; d’autre part, des consultations dites « simples » qui, elles, peuvent être réalisées par le médecin traitant.
2. Bénézit J, Piel S. Beaucoup plus fort en THC, le nouveau cannabis accroît le risque de dépendance. Le Monde, 12 avril 2021.