Les risques liés à l’exposition au chlordécone sont-ils bien documentés aujourd’hui ?
Le danger du chlordécone et les risques liés à des expositions élevées sont bien connus depuis l’empoisonnement des employés de l’usine fabriquant ce pesticide organochloré à Hopewell (États-Unis) en 1975, à la suite duquel il fut interdit dans ce pays. Dans le contexte des Antilles, nous nous sommes intéressés dès le début des années 2000 aux effets sanitaires d’une exposition chronique, à bas bruit, conséquence d’une pollution environnementale provoquée par l’usage de cet insecticide entre 1973 et 1993 pour lutter contre le charançon du bananier.
Des études expérimentales chez l’animal, dès le début des années 1960, ont montré son potentiel cancérogène. Sur la base de ces travaux, le Centre international de la recherche sur le cancer de l’OMS a classé en 1979 le chlordécone comme « cancérogène possible » pour l’humain. Parallèlement, les propriétés hormonales œstrogéniques du chlordécone ont été bien documentées, in vivo et in vitro. Ces deux caractéristiques ont orienté nos travaux vers les éventuelles conséquences tumorales, notamment hormono-dépendantes. Notre attention s’est focalisée sur le cancer de la prostate, parce qu’il s’agit de la pathologie tumorale la plus fréquente aux Antilles, ce qui n’est pas surprenant, car l’ascendance africaine subsaharienne est un facteur de risque connu pour ce cancer : en Guadeloupe et en Martinique, son incidence annuelle (environ 250 cas pour 100 000 hommes) est du même ordre de grandeur que celle observée parmi les populations afro-américaines aux États-Unis et africaines ou afro-caribéennes au Royaume-Uni.
Nos recherches visaient à identifier, dans la survenue des cancers de la prostate, la part éventuellement attribuable au chlordécone. Une première étude (étude cas-témoins Karuprostate, publiée en 2010 dans le Journal of Clinical Oncology) a montré que l’exposition au chlordécone est associée de manière significative à un risque augmenté de survenue de la maladie. Cet excès de risque a été retrouvé lorsque les concentrations plasmatiques en chlordécone dépassaient 1 µg/L, et d’autant plus chez ceux ayant des antécédents familiaux de ce cancer ou ayant résidé antérieurement plus de 1 an dans un pays industrialisé. Une deuxième étude a montré que l’exposition au chlordécone (concentration plasmatique > 1 µg/L) était associée de manière significative à un risque augmenté de récidive biochimique après traitement par prostatectomie radicale (étude de cohorte prospective Karuprostate, publiée en 2020 dans l’International Journal of Cancer). Dans les 2 cas, le chlordécone apparaît comme un facteur de risque indépendant de survenue et de progression de la maladie.
L’exposition au chlordécone n’est donc qu’un facteur de risque supplémentaire, et non pas – bien entendu – la cause unique du cancer de la prostate aux Antilles (la grande médiatisation de ces études a pu se prêter à ce type de surinterprétations…). On a ainsi estimé qu’au moment de la réalisation de ces travaux, au cours de la période 2004 - 2007, sur les quelque 500 nouveaux cas annuels de cancer de la prostate en Martinique ou en Guadeloupe, 5 à 8 % pourraient être imputables au chlordécone.
Signalons enfin qu’à ce stade de la connaissance, il ne s’agit pas d’effets présumés ou suspectés : les connaissances acquises à ce jour sont convergentes, biologiquement plausibles et n’ont pour l’instant pas été contredites. À ce sujet, il n’y a pas de controverse scientifique, comme il peut en exister pour le glyphosate, par exemple.
Dans les suites de ces études, l’expertise collective de l’Inserm, Pesticides et santé (mise à jour en 2021), et celle de l’Anses, Maladies professionnelles. Cancer de la prostate en lien avec les pesticides incluant le chlordécone (publiée en mars 2021), ont conclu respectivement à un lien de causalité vraisemblable et probable entre l’exposition au chlordécone et la survenue du cancer de la prostate. Ces expertises ont servi de support à la recommandation de la Commission supérieure des maladies professionnelles pour l’inscription du cancer dans un tableau de maladie professionnelle, puis à la publication d’un décret, le 22 décembre 2021, reconnaissant les cancers de la prostate provoqués par les pesticides (incluant le chlordécone) comme maladie professionnelle.
Cette reconnaissance est donc une avancée…
Oui, elle a d’ailleurs été bien accueillie aux Antilles… mais avec des limites ! Car si ce nouveau décret « règle » la question de la reconnaissance d’une exposition professionnelle aux pesticides, dont le chlordécone, qu’en est-il de l’exposition de la population générale ?
Le cas antillais est assez unique, pour plusieurs raisons : dans un territoire bien circonscrit, une partie très importante de la population générale a subi et subit encore une pollution due à une substance nocive, alors qu’elle n’aurait pas dû la subir . En effet, au moment où les autorisations ont été délivrées, notamment en 1981, on ne pouvait pas dire qu’on ne connaissait pas les effets nocifs de cet insecticide. Il avait déjà été interdit aux États-Unis et n’était plus utilisé nulle part ailleurs dans le monde. Sa dangerosité était parfaitement connue, rapportée dans des journaux tels que le NEJM, Science, PNAS-USA…
Les travailleurs agricoles de la banane, ayant manipulé le chlordécone jusqu’en 1993, ont été plus exposés que le reste de la population. Cependant, le différentiel d’exposition entre les travailleurs agricoles et la population générale est moindre que celui qu’on pourrait observer en métropole entre un agriculteur et un citadin qui n’est exposé qu’à un « bruit de fond ». En Guadeloupe et Martinique, un tiers des surfaces agricoles et d’autant, sinon plus, des cours d’eau et des zones côtières sont contaminés par le chlordécone. De plus, du fait de sa très faible dégradation, il est encore présent dans les milieux naturels 30 ans après l’arrêt de son utilisation (1993), et risque de l’être encore pendant de nombreuses décennies voire plusieurs siècles.
De nombreuses denrées alimentaires, végétales et animales ont de ce fait été contaminées, aboutissant à l’imprégnation généralisée de la population : le chlordécone est toujours détecté dans le sang de plus de 90 % de la population antillaise, à des taux pouvant atteindre plusieurs dizaines de µg/L. Tant que ce réservoir environnemental sera présent, le risque de contamination de la population subsistera. La question de l’exposition de la population générale est donc fondamentale, et ce d’autant plus que les conclusions concernant le lien entre chlordécone et cancer de la prostate ont été obtenues lors d’études en population générale...
Quels sont les autres risques sanitaires de cette exposition ?
Au-delà du cancer, la littérature toxicologique montre que le chlordécone est une substance neurotoxique et reprotoxique pouvant altérer les organismes aussi bien à l’âge adulte qu’au cours de leur développement. Nous avons donc mis en place sur la période 2004 - 2007 une cohorte mère-enfant (étude Timoun) : nous avons suivi 1 000 femmes au cours de leur grossesse, puis leurs enfants (suivi en cours). Nous avons pu écarter un excès de risque de malformation et de certaines pathologies de la grossesse comme le diabète gestationnel. En revanche, nous avons constaté une augmentation du risque de prématurité, ce qui est compatible avec les propriétés progestagéniques de la molécule. Ces travaux ont permis de mettre en place des programmes d’information et de prévention chez les femmes enceintes ou ayant un projet de grossesse, notamment des recommandations alimentaires.
En ce qui concerne les enfants, des observations ont été faites à 3, 7 et 18 mois et à 7 ans. Nous avons constaté que l’exposition in utero est associée à de moins bons scores estimant le neurodéveloppement, notamment au niveau de la motricité fine et du traitement de l’information visuelle. Des analyses portant sur le développement anthropométrique sont en cours, car nous souhaitons surveiller l’effet éventuel sur l’obésité des enfants. D’autres travaux expérimentaux chez la souris montrent que le chlordécone entraîne des atteintes sur la fertilité de la descendance mâle et femelle ainsi que la survenue de lésions prénéoplasiques de la prostate chez la descendance mâle, et ce sur plusieurs générations. Des modifications épigénétiques semblent expliquer de tels événements. La portée chez l’humain de ces observations, tenant compte des niveaux d’exposition de la population, est encore à préciser.
Comment protéger la population aujourd’hui ?
La seule façon de réduire les risques sanitaires à l’avenir est de réduire l’exposition tant que faire se peut. Comme évoqué ci-dessus, l’alimentation contaminée est la principale source d’exposition.
Les mesures prises au cours de ces 15 à 20 dernières années ont permis de diminuer d’un facteur 10 le niveau moyen d’exposition et de réduire ainsi les risques sanitaires. Pour autant, elles ne sont pas sans conséquence. Outre l’utilisation de filtres à charbon sur les captages destinés à la consommation d’eau potable, des arrêtés préfectoraux limitent ou interdisent certaines cultures (notamment les légumes racines), l’élevage ou la pêche sur des sols et littoraux contaminés. Malheureusement, cela a entraîné l’arrêt d’activité de nombreux agriculteurs, éleveurs et pêcheurs, avec les conséquences économiques faciles à imaginer. Certaines activités promises à un grand avenir, comme l’aquaculture, ont dû être définitivement interrompues.
À ces conséquences économiques s’ajoutent celles qui altèrent les modes de vie locaux. En effet, la pollution des milieux touche également les jardins familiaux, donc l’autoproduction et les circuits de subsistance traditionnels (ventes informelles en bord de route, échanges et dons entre particuliers). De plus, inciter la population à acheter et consommer des produits issus des circuits règlementés, donc contrôlés (commercialisés dans les grandes enseignes, issus surtout d’importations en provenance de la France métropolitaine), peut paraître paradoxal lorsque les recommandations au niveau national tendent à valoriser la production locale et les circuits de proximité… Sans parler des possibles conséquences sur la santé : par exemple, le remplacement d’une alimentation traditionnelle riche en légumes racines (ignames, manioc, patates douces…) à faible indice glycémique et bon marché – mais pouvant être contaminés – par d’autres féculents provenant des produits d’importation comme la pomme de terre, plus chers et d’un indice glycémique élevé, voire par davantage de produits transformés, peut être délétère pour une population où la prévalence du diabète et de l’obésité est élevée.
Bref, on voit bien les origines désastreuses du problème, ses conséquences et la complexité des solutions… Faut-il s’étonner ensuite que la population de ces départements soit particulièrement méfiante envers la parole des autorités ?
Toutefois, au moins concernant la réduction de l’exposition au chlordécone, on est sur la bonne voie. Récemment, les valeurs toxicologiques de référence pour cet insecticide viennent d’être mises à jour par l’Anses, revues à la baisse à la lumière des dernières connaissances. Cela permettra de mieux identifier quelle part de la population se trouve dans une situation d’excès de risque, et ainsi de mettre en place les politiques publiques de prévention les plus adaptées, de manière durable – en portant une attention particulière aux modes de vie et au tissu socio-économique…
Si les effets délétères du chlordécone sont avérés, qu’en est-il des autres pesticides ?
Dans le cas du chlordécone, il s’agit d’effets bien documentés et pour l’instant non contredits. Mais la question des pesticides en général et de leurs conséquences sur la santé humaine soulève, en effet, des interrogations quant à la meilleure façon de faire de la prévention lorsqu’il est difficile d’avancer un lien causal entre un pesticide donné et la survenue d’une pathologie… D’une manière générale, dans le domaine des sciences de la vie, l’établissement d’une relation causale dite « directe » (terminologie empruntée au langage juridique) n’est guère applicable. Cette notion ne peut en l’occurrence faire l’objet d’une démonstration en toute rigueur, mais plutôt d’un jugement, c’est-à-dire d’une appréciation de l’ensemble des éléments (en faveur ou en défaveur) dont on dispose, en regard des enjeux qu’ils représentent. Ceci est d’autant plus vrai pour les agents diffusés dans l’environnement, pour lesquels l’intensité du risque est souvent faible et l’imputabilité plus compliquée à établir que pour des agents comme le tabac, l’alcool ou l’amiante.
Lorsque, dans l’état des connaissances, les données disponibles convergent (comme dans le cas du chlordécone et du cancer de la prostate) et ne font pas l’objet d’incertitudes majeures ou de controverses, les mesures prises – ou qu’il faut prendre – ne relèvent plus alors de la précaution, mais bien de la prévention ! S’agissant de la précaution, en particulier quand on l’invoque sous la forme d’un principe, nous avons affaire à un choix de gestion politique – au sens noble du terme – face à l’incertitude. Ici, le débat est plus ouvert et forcément plus controversé, et les décisions reviennent à ceux qui ont en charge la « vie de la cité ».
Élargissons maintenant à l’ensemble des pesticides. De nombreux travaux depuis plus de quarante ans dans différentes régions du monde montrent de façon assez convergente que les populations les plus exposées à ces produits (agriculteurs notamment) sont plus à risque de développer certaines maladies. Des études, surtout aux États-Unis, ont essayé d’analyser ce risque pesticide par pesticide, mais compte tenu du très grand nombre de molécules appartenant à cette catégorie (plus d’un millier), il est impossible avec les moyens actuels de la science de prévoir le rôle précis et indépendant que chacune d’entre elles pourrait jouer dans la survenue d’une maladie donnée. On passe donc en revue l’ensemble de la littérature scientifique, toxicologique et épidémiologique avec un regard critique mais constructif. Dans certains cas, comme celui du cancer de la prostate, de nombreux travaux soulignent un excès de risque chez les populations exposées professionnellement à ces produits, avec des données qui confortent la plausibilité biologique. Cela ne veut pas dire qu’il y a unanimité dans toutes les études, mais au moins une forte convergence se dégage. S’agissant de protéger les populations concernées, mais aussi de leur rendre justice en termes de réparations, une telle convergence doit leur bénéficier.