Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), instance publique indépendante, exerce une triple mission : mener une ré­flexion éthique, éclairer les décideurs et l’action publics, et informer et sensibiliser la société dans son ensemble aux enjeux éthiques in­duits par les avancées scientifiques. Marqué par quarante ans de bouleversements dans le champ de la santé, des sciences et de la société, le CCNE se penche, pour l’avenir, sur les progrès dans divers champs qui impliquent de préciser des problématiques éthiques nouvelles.
Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a 40 ans. Dans quel contexte a-t-il pris naissance, quelles furent les grandes évolutions de son rôle dans l’architecture institutionnelle, quelles perspectives s’ouvrent aujourd’hui pour cet « objet » caractéristique d’une éthique à la française, en prise avec le mouvement des sciences et de la société ? C’est ce que nous proposons d’explorer, en retraçant les origines du CCNE, son histoire, sa mission, en définissant les grands enjeux qui s’imposent à la réflexion éthique aujourd’hui et, enfin, en ouvrant quelques interrogations autour du CCNE lui-même dans le monde de demain.

Une création très réfléchie

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 marque le début d’une période de relance par la recherche et l’innovation. Cette forme de techno-­optimisme s’accompagne d’une réflexion sur le sens du progrès et enjoint les chercheurs à interroger les finalités de leurs activités.1 Si l’on souhaite éviter que l’homme ne soit pris de vitesse, la pratique de la science doit être consciente de ses effets sur la société et être guidée par des repères. Des instances prenant en charge des problèmes éthiques avaient été mises en place au sein de quelques centres hospitaliers, évaluant des situations particulières. La nécessité d’une réflexion éthique commence donc à émerger au sommet de l’État, portée par Philippe Lazar, le nouveau directeur de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui disposait d’un comité d’éthique depuis 1974.
Lors des 1res Assises nationales pour la recherche et la technologie, le président de la République, François Mitterrand, déclare au cours de la séance d’ouverture du 13 janvier 1982 : « Nous voulons que la recherche et la technologie, leur évolution, leurs conséquences soient mieux connues de ceux qui ont à prendre des décisions pour tous, que les chercheurs fassent comprendre tout à la fois les espoirs et les craintes, soumettent à la réflexion des politiques les controverses qui naissent de l’évolution des connaissances. »
La naissance du premier « bébé-­éprouvette » en France, Amandine, le 24 février 1982, conçue par fécondation in vitro, accélère cette prise de conscience, face au constat que le champ de la procréation est désormais bousculé et que des questions inédites se posent. Par exemple, quel devenir envisager pour les embryons non implantés, dits surnuméraires : les supprimer ? les donner à des couples infertiles ? les confier à la recherche ?
Cet événement fut déterminant, mais il faut prendre en compte un contexte national (penser différemment l’innovation, tirer les enseignements des Assises de la recherche, mais aussi donner une dimension nouvelle au comité d’éthique de l’Inserm) et international marqué par un retard de la France dans la mise en place d’une réflexion éthique institutionnalisée.
C’est dans ce contexte que le CCNE est créé par décret du président de la République, François Mitterrand, le 23 février 1983.

Fonctionnement du CCNE : qu’est-ce que « l’éthique à la française » ?

Comité consultatif national d’éthique, le premier au monde

Depuis sa création, le CCNE exerce une triple mission : mener une réflexion éthique, éclairer les décideurs et l’action publics, et informer et sensibiliser la société dans son ensemble aux enjeux éthiques induits par les avancées scientifiques.
Le CCNE est une instance publique indépendante. Il n’exerce aucun pouvoir, il est consultatif, mais il a une autorité. Aucun texte ne contraint à sa consultation lors d’un projet de loi (hormis, nous allons le voir, la loi de bioéthique) ou de décret. Cependant, ses compétences et sa légitimité se sont affirmées. Il ne peut pas dire le droit, mais ses analyses peuvent être à l’origine de textes législatifs et réglementaires, et sont, en ce sens, produites avec la conviction que l’éthique peut et doit nourrir le droit.

Des lois de bioéthique en constante évolution depuis 1994

Il est intéressant de retracer l’histoire croisée du CCNE et des lois de bioéthique en France. Le CCNE a en effet toujours eu une implication dans les révisions des lois de bio­éthique. Ses compétences et son influence dans ce processus se sont accrues au fil des années.2
Ce fut le cas lors de la révision, qui a débuté le 20 juin 2001, des premières lois de bioéthique de 1994.3 Le CCNE a rassemblé, en 1998, dans l’avis 60,4 ses avis et des propositions pour les transmettre au Parlement. Puis, en 2001, le CCNE, dans l’avis 67,5 a souhaité clarifier les options retenues pour la future loi, notamment la « délimitation du champ à l’intérieur duquel la recherche sur l’embryon humain sera désormais considérée comme légitime », ainsi que proposer des modifications de l’avant-projet de révision des lois relatives à l’éthique biomédicale.
Depuis 2011, la loi de bioéthique doit faire l’objet d’un nouvel examen d’ensemble par le Parlement dans un délai maximum de sept ans (cinq désormais) après son entrée en vigueur, soit en 2018.
Ainsi, la loi du 7 juillet 2011 et le rôle d’initiateur des États généraux de la bioéthique confié au CCNE ont marqué une nouvelle évolution dans la chronologie de son intervention, certes toujours en préalable du travail parlementaire, mais désormais postérieur au débat public qu’il est chargé d’organiser. Le processus de révision a été officiellement lancé avec l’ouverture par le CCNE des États généraux de la bioéthique, le 18 janvier 2018.

Bioéthique et débats publics

La loi de bioéthique du 2 août 20216 a enfin élargi le périmètre du CCNE aux « conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine » (par exemple, le développement de l’intelligence artificielle ou l’environnement). Le CCNE est en outre chargé d’animer tous les ans des débats publics sur des problèmes éthiques. La collaboration accrue et affirmée avec les espaces de réflexion éthique régionaux (ERER), qui ont notamment permis d’organiser 271 événements autour des États généraux de la bioéthique sur trois mois et demi dans tout le territoire, témoigne de cette même volonté d’ouverture sur la Cité. La loi de 2021 a, dans ce sens, ouvert la composition du CCNE à six nouveaux membres représentant la société civile.

Et demain ?

Nouvelles problématiques à préciser

À l’avenir, des avancées dans divers champs impliquent de préciser des problématiques éthiques nouvelles.
Tout d’abord, de nouveaux enjeux éthiques sont soulevés par les avancées dans le domaine de la neuro­science, des organoïdes, ou de la nouvelle génomique, par exemple.
Par ailleurs, des questions émergent comme des enjeux de société, à l’image de l’éthique en santé publique, les personnes migrantes, ou encore la nouvelle procréation.
Comme le souligne, en 2017, l’avis 125 du CCNE,7 la santé humaine, la santé animale et la santé de l’écosystème ne font qu’un, justifiant une approche pluridisciplinaire, et suscitant de nouvelles interrogations éthiques. Le CCNE a mis en place, en 2019, un groupe permanent sur les relations entre la santé humaine et l’environnement.
Enfin, le CCNE a décidé de prendre en compte la révolution actuelle autour du numérique et de l’intelligence artificielle en santé, mais pas seulement. En décembre 2019, le Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN) est mis en place sous l’égide du CCNE ; du fait de la pandémie, il a très vite été lié à la temporalité de décisions imminentes autour de la protection de la vie privée, des restrictions de liberté et de la lutte contre la désinformation. Lors de son discours pour les 40 ans du CCNE, célébrés à l’Institut de France le 9 mars 2023, le président de la République a annoncé la pérennisation du CNPEN et son évolution en une institution qui sera une « émanation » du CCNE, indépendante, et composée de trente-trois membres.8

L’« objet » CCNE : quels enjeux pour son avenir ?

Le CCNE est une institution dont l’existence-même repose sur le mouvement – du progrès des sciences, de l’évolution de la société – et qui en même temps maintient une continuité avec des grandes valeurs (dignité de la personne humaine, autonomie, solidarité, liberté, fragilité…).
L’une des préoccupations permanentes du CCNE dans l’élaboration de sa réflexion est de maintenir son indépendance, aussi bien vis-à-vis des autorités politiques que de la société. En effet, s’il doit être perpétuellement à l’écoute des enjeux sociétaux, ces derniers ne doivent pas exercer de pression trop importante sur ses avis. Mais cette indépendance ne signifie pas non plus confiner la réflexion éthique à des comités, aussi prestigieux soient-ils. Ainsi, le sens du CCNE en tant qu’institution démocratique n’est pas de se conformer aux attentes de la société, mais d’ouvrir les fenêtres de la réflexion éthique, porter le questionnement et l’inquiétude éthiques dans la Cité sans admettre aucune injonction, aucun dogmatisme, ni du côté de la société ni du sien propre.
Le CCNE vise notamment à partager la culture de la réflexion éthi–que avec les jeunes. En ce sens, les « Journées des lycéens »* constituent aujourd’hui des moments privilégiés de la vie du CCNE, permettant de réunir de nombreux élèves issus d’une dizaine de lycées de différentes régions autour de thèmes qui font l’objet d’une présentation d’exposés et d’un débat avec des membres du comité.9
Le CCNE a donc mis en place un certain nombre d’outils qui lui permettent de conserver à la fois son indépendance et son rôle d’institution au cœur de la démocratie en santé, parmi le Conseil économique, social et environnemental (CESE), le Défenseur des droits, la Conférence nationale de santé (CNS), la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Dans une perspective similaire à celle des États généraux de la bio­éthique, on peut citer la partici­pation au large débat sur la fin de vie en 2023, aux côtés de la convention citoyenne organisée par le CESE en partenariat avec le CCNE et les ERER, qui a donné lieu à plus de 300 événements en région, rassemblant environ 40 000 personnes.

Coconstruire la « maison France » de l’éthique

Le CCNE dispose de partenaires institutionnels et de terrain dans l’architecture institutionnelle de l’éthique.

Comités d’éthique institutionnels

Depuis 2017, quatre rencontres ont eu lieu, réunissant le CCNE et d’autres comités d’éthique institutionnels, tels que le comité d’éthique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), celui de l’Inserm, ou des différentes académies scientifiques et instituts de recherche (Institut Curie, Institut Pasteur, etc.). Ces différents comités, avec lesquels le CCNE a bâti la « maison France » de l’éthique, sont chargés de délivrer un éclairage au bénéfice des directions d’établissements ou d’organismes, et de leurs personnels, des autorités gouvernementales, et plus généralement de la société.

Espaces de réflexion éthique régionaux

Créés en 2004, les espaces de réflexion éthique régionaux (ERER) sont des partenaires indispensables au CCNE dans la mise en place d’une éthique dans la Cité. Ils répondent à la nécessité d’organiser la formation à la réflexion éthique et la diffusion des connaissances dans les territoires de santé. Les ERER promeuvent une éthique de terrain, qui bénéficie au personnel soignant comme au grand public, dans toutes les régions de France.10

La « boussole » CCNE : quel impact et comment le mesurer ?

Outre l’apport évident des États généraux de bioéthique de 2018, l’avis 12911 est un bon élément permettant de mesurer l’impact du CCNE. Cet avis, indépendant des conclusions des États généraux, revient sur tous les thèmes qui ont été débattus, s’appuyant sur l’ensemble des opinions émises lors de la consultation, mais en émettant une opinion propre et en conjugaison avec les principales conclusions de ses travaux antérieurs.
Le CCNE a fait paraître un certain nombre de publications au cours de la pandémie de Covid-19** dans le but d’éclairer les décideurs face à une situation d’urgence qui imposait des mesures de contraintes et soulevait des problématiques éthiques dans l’organisation du système de soins.
Dès les premiers temps de la crise du Covid-19, dans une réponse à une saisine publiée le 13 mars 2020, le CCNE a recommandé la création des cellules de soutien éthique (CSE)12 pour les professionnels de santé devant faire face à des dilemmes éthiques en situation d’urgence, en partenariat avec les ERER.

Quarante ans de réflexion éthique continue avec de nouvelles thématiques en perspective

En définitive, quarante ans après sa création, le CCNE maintient son travail de veille et de réflexion éthiques, sans jamais cesser de s’interroger sur le mouvement des sciences et les évolutions de la société. De nouvelles thématiques retiennent aujourd’hui son attention, à l’image de la génomique, de l’intelligence artificielle et de l’environnement. Au fil des décennies, son impact, son horizon et son champ d’action se sont accrus, le portant à devoir s’interroger perpétuellement sur la notion de progrès, entre science et société, mais aussi sur ce qu’il est en tant qu’institution indépendante, au cœur d’une démocratie en santé. 
* Le troisième volet de la célébration des quarante ans du CCNE sera une « Journée des lycéens » autour du thème « Implications éthiques de l’impact du dérèglement climatique sur la santé » et aura lieu le 24 mai 2023 à la Cité des sciences et de l’industrie.** Voir les deux ouvrages parus en mars 2023 à la Documentation française, l’un issu d’un partenariat entre l’institut Ad Memoriam et le CCNE, « Les personnes âgées au risque de la pandémie », sous la direction de Jean-François Delfraissy, Pierre-Henri Duée et Laëtitia Atlani-Duault, et le second issu du même partenariat auquel s’ajoute le Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN), « Questions d’éthique au temps de la Covid-19 », sous la direction de Jean-François Delfraissy et de Claude Kirchner, rassemblant les avis des deux comités publiés pendant la crise de la Covid-19.
Références
1. Cette réflexion sur le contexte de création du CCNE s’appuie sur le premier chapitre de « Quarante ans de bioéthique en France », sous la direction de Jean-François Delfraissy, Emmanuel Didier, et Pierre-Henri Duée, premier chapitre paru aux éditions Odile Jacob en mars 2023.
2. Voir l’article de Jean-François Delfraissy et Manon Brulé, « Les 40 ans du Comité consultatif national d’éthique », partie III, sur « le CCNE et les lois de bioéthique », in Revue générale de droit médical, mars 2023.
3. Loi n° 94-548 du 1er juillet 1994 relative au traitement de données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé https://vu.fr/dIwz Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain. https://vu.fr/aHFb Loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. https://vu.fr/LVou
4. Avis 60 : « Réexamen des lois de bioéthique », 1998. https://vu.fr/Ylcn
5. Avis 67 : « Avis sur l’avant-projet de la révision des lois de bioéthique », 2001. https://vu.fr/cgnN
6. Loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique. https://vu.fr/gpWZ
7. Avis 125 : « Biodiversité et santé, nouvelles relations de l’humanité avec le vivant ? », 2017. https://vu.fr/Uyvg
8. Discours du président de la République, Emmanuel Macron, lors de la cérémonie du 9 mars 2023 à l’Institut de France, à l’occasion du quarantième anniversaire du CCNE.
9. Discours de Pierre-Henri Duée prononcé le 10 mars 2023 à l’occasion du quarantième anniversaire du CCNE à la bibliothèque François-Mitterrand (BNF).
10. Cinquième chapitre de « Quarante ans de bioéthique en France », op. cit.
11. Avis 129 : « Contribution du Comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi de bioéthique 2018-2019 », 2018. https://vu.fr/ocNA
12. Rapport PANTERE (Pandémie, territoires et éthique). https://vu.fr/AkDw

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Résumé

La spécificité du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) apparaît à travers son histoire, qui est celle de l’évolution de ses compétences et de son rôle dans le paysage institutionnel de l’éthique en France, entre indépendance et ouverture sur la Cité. Tout en réaffirmant sans cesse son adhésion à des principes éthiques fondamentaux, le CCNE a été marqué par quarante ans de mouvements, de crises et de bouleversement dans le champ de la santé, des sciences et de la société. Et demain ?