Quelques points y figurant méritent expressément d’être soulignés :
« Les règles organisationnelles doivent permettre un exercice professionnel intégrant les exigences et les finalités d’un soin et d’un accompagnement compétents, dignes et justes » (p. 14).
« Une bonne gouvernance impose des conditions d’exercice dignes ainsi qu’une attention portée à la vie des équipes, à leur cohésion, aux relations interindividuelles, à la communication et à la concertation dans l’organisation, enfin à la prévention de tout risque psychosocial aux fins de respect des professionnels au sein de l’institution » (p. 15).
Promouvoir la bientraitance dans les établissements de soins, en établissement de santé avec hébergement, en hospitalisation à domicile, en service de soins infirmiers à domicile ou en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) repose en premier lieu sur la gouvernance, le management et les principes éthiques qui les guident.
Ces principes s’expriment au sein d’un exercice professionnel particulièrement contrasté où peuvent se succéder des faits et des situations d’une banalité forte de mépris de l’autre qui touche à l’inhumain inacceptable et des moments professionnels rayonnant d’humanité chargés, souvent, d’une forte émotion.
La gestion de ce paradoxe entre ce que le professionnel porte comme valeurs intrinsèques à son métier et ce qu’il constate de son action au sens général du terme, notamment auprès des plus vulnérables, est source d’un conflit qui peut générer un mal-être au travail.
Engager le chantier de la bientraitance est donc indissociable d’une action portant sur le « prendre soin de ceux qui nous soignent ».2
Les professionnels sous-estiment les attentes des patients
Des auteurs ont démontré, sur la base de témoignages, que d’une manière générale les professionnels sous-estimaient les attentes des patients, d’où la nécessité de déployer un management de proximité :3« les professionnels semblent davantage se reconnaître ou se situer dans un comportement “bienfaisant” à l’égard du malade et ne vont pas nécessairement jusqu’à l’idée d’une bientraitance qui permet le respect de l’autonomie de la personne », d’où l’importance du rôle de l’encadrement : « s’engager dans une démarche de bientraitance nécessite une mobilisation de l’encadrement » et au-delà, insiste ce rapport, « de la direction de l’établissement qui doit s’assurer que les professionnels ont les moyens de travailler correctement ».
Si, sous l’impulsion de diverses instructions, circulaires, lois et règlements, notamment depuis le début des années 2000, les professionnels en charge de responsabilité d’encadrement médical, soignant ou administratif, ont été invités à repenser les modes de management, les difficultés persistent et sont ressenties comme difficiles à vivre au quotidien.
Les établissements de santé et médico-sociaux, avec hébergement ou intervenant à domicile, rencontrent les mêmes difficultés que toute institution ou entreprise : cloisonnement, verticalité hiérarchique, afflux de contraintes… a contrario, les leviers permettant de contourner ces obstacles peinent parfois à être exploités : la confiance dans l’expérimentation, le travail collectif, la reconnaissance et plus précisément le réinvestissement du travail. Réinvestir le travail, la satisfaction du travail bien fait, sa reconnaissance par l’usager et par l’institution sont les supports de la qualité de vie au travail pour les personnels, et par voie de conséquence du respect de l’usager et de la bienveillance à son égard.
Associer tous les soignants
Ces travaux qui mettent en relation qualité de vie au travail et qualité des soins doivent être mis également en relation avec d’autres qui sont dans l’ouvrage Les Décisions absurdes, de Christian Morel. Ses travaux portent sur les processus décisionnels qui aboutissent à des accidents ou à des catastrophes (défaut de collégialité, crainte de sanction, accumulation de procédures contradictoires) ainsi que sur la proposition de principes qui contribuent à la fiabilité des décisions (le signalement des erreurs, l’avocat du diable, la compétence augmentée). Il souligne, à ce propos, qu’il convient d’être également critique vis-à-vis de certains consensus : « Les membres du groupe entendent plus fréquemment les arguments en faveur de la position majoritaire pour la simple raison que ses défenseurs sont plus nombreux »5 ou « La dissimulation des désaccords par crainte de mécontenter le chef est un effet pervers bien connu des délibérations. Le respect excessif de l’autorité est un des plus vieux dysfonctionnements du monde ».6 La soumission à l’autorité est souvent encouragée par la profusion d’indicateurs et une demande croissante d’évaluation des résultats et de rationalisation des pratiques.8
Pour contourner ces risques d’une unanimité apparente,8 médiocre ou calamiteuse,9 il faut « donner d’abord la parole aux aides-soignantes, celle-ci est ensuite complétée par celle des infirmières puis des médecins ».10 La parole ne suffit pas à formaliser une approche participative : il importe également d’associer les personnels dans une démarche projet pour « redonner aux soignants le pouvoir d’agir (qui) leur apporte reconnaissance et responsabilisation ».10
Repérer et gérer les situations de maltraitance
Les établissements de soins, en général, ont pris l’initiative d’installer, en lien avec un espace de réflexion éthique ou auprès de la commission des usagers, un espace de réflexion propre à la promotion de la bientraitance ainsi qu’au repérage et à la gestion des situations de maltraitance.
Ces actions sont soutenues par les agences régionales de santé, comme récemment en Nouvelle-Aquitaine, avec la mise en œuvre d’actions de formation au niveau régional.
Un document officiel de l’agence indique ainsi que :12« Ces formations “bientraitance” ont pour objectifs de :
– faire adhérer une équipe à un projet, une mission et ainsi permettre aux personnels de se remobiliser, de donner plus de sens à leur travail et mieux trouver sa place au sein d’une structure. Cette action de formation s’inscrit pleinement dans une démarche de promotion de la qualité de vie de travail ;
– disposer d’un ou deux agents identifiés comme “référent(s) bientraitance”. Ainsi, ces salariés formés et sensibilisés à cette démarche pourront en interne informer, veiller et sensibiliser l’ensemble du personnel aux bonnes pratiques et ainsi contribuer à améliorer le fonctionnement global de l’établissement ou du service ».12
Le mode de signalement privilégié est celui retenu pour les « événements indésirables graves (EIG) ». Ce mode de signalement est soutenu, pour sa promotion, par une charte qui abrite des dispositions de non-punition applicables en cas d’erreurs et non pas de fautes.
Il serait, à ce titre, très intéressant de reprendre le logigramme proposé par Christian Morel :13
« Le logigramme pose les questions suivantes :
– la violation a-t-elle été commise en estimant que les procédures étaient inadaptées ?
– la violation a-t-elle été commise en croyant bien faire pour l’intérêt de l’entreprise ?
– la violation a-t-elle été commise sous l’influence de la hiérarchie ?
(…) si la réponse est oui à ces questions, le caractère acceptable ou inacceptable de la violation est évalué ;
(…) en cas de réponse négative à ces trois questions, le logigramme passe à un stade supérieur de violations :
– la violation a-t-elle été commise par négligence/ésinvolture ?
– la violation a-t-elle été commise pour des motivations personnelles ?
Si c’est le cas, l’individu fait l’objet d’une mesure disciplinaire. Mais l’organisation recherche si ce comportement a déjà été constaté. Si la réponse est positive, elle se remet en cause et part en quête des causes plus profondes (y compris dans la hiérarchie) ».
Les usagers, leviers d’une transformation plus aboutie
S’ils ne sont pas en charge de l’organisation des soins, le patient et l’aidant ont connaissance de celle-ci dans sa globalité, puisqu’ils en bénéficient ou en subissent les défaillances ou les incohérences. Quand on aborde le sujet des parcours, ce sont les patients et les aidants qui vivent et perçoivent les ruptures.
Les petits riens du quotidien, ce qui est insignifiant en apparence, comme la robe perdue remplacée par celle d’une patiente décédée qu’on met à la résidente, comme le volet roulant bloqué qui tient la chambre dans l’obscurité durant plusieurs jours ou l’ascenseur en panne qui contraint à rester à son étage sans pouvoir circuler normalement et librement, sont ce que vivent les résidents et perçoivent leurs proches. Les professionnels, s’ils ne s’y résignent pas nécessairement sans réaction, se soumettent souvent à ces petits riens, comme si cet ajustement professionnel était attendu d’eux et faisait partie de leur professionnalisme. Ce qui en un sens est vrai… mais inacceptable.
D’où l’importance, pour sortir de ces écueils, de faire vivre les commissions des usagers et les conseils de la vie sociale, la réglementation, aujourd’hui, le permet et même l’impose : « Le conseil de la vie sociale de l’établissement, du service, du lieu de vie ou du lieu d’accueil concerné ou, à défaut, les groupes d’expression prévus au 1° de l’article D. 311-21 sont avisés des dysfonctionnements et des événements mentionnés à l’article L. 331-8-1 qui affectent l’organisation ou le fonctionnement de la structure. Le directeur de l’établissement, du service, du lieu de vie ou du lieu d’accueil ou, à défaut, le responsable de la structure communique à ces instances la nature du dysfonctionnement ou de l’événement ainsi que, le cas échéant, les dispositions prises ou envisagées par la structure pour remédier à cette situation et en éviter la reproduction ».14
Et au-delà, il importe de concevoir que patients, personnes accompagnées et aidants puissent intervenir comme formateurs au sein de la formation initiale et de la formation continue des professionnels. C’est l’horizon tracé par la déclaration « Associons nos savoirs »15 portée par un collectif d’acteurs et signée par la ministre de la Santé en novembre dernier, et c’est celui qui, en associant les expériences et les savoirs plutôt que de les opposer, peut initier un chemin d’avenir pour la qualité des soins comme pour la qualité de vie au travail… pour la bientraitance de tous, donc.
La vie en Ehpad
Frédéric Pommier, chroniqueur à France Inter, témoigne du séjour en Ehpad de sa grand-mère et décrit, parallèlement à la biographie de cette dernière, le quotidien de la vie :
« Le déjeuner : elle se demande ce qu’elle a dans son assiette. Est-ce de la viande ou du poisson ? Elle inspecte à la recherche d’un indice. Elle ne trouve rien (…) À la table voisine, la dame blonde s’emploie à nourrir trois résidents en même temps ».1
L’auteur saisit, par son observation, l’investissement attentif des personnels dans la relation qui est nouée avec les personnes accueillies :
« Les morts : M. Roger ne s’est pas réveillé. Il est parti dans son sommeil. La dame blonde le confie à Suzanne en apportant le plateau de son petit déjeuner. Elle a les yeux rougis, paraît très affectée ».2
Il relate ce à quoi on s’habitue et ce à quoi on ne devrait jamais s’habituer, à savoir la dénégation de l’identité :
« LA PETITE : “Mais il faut l’habiller plus chaud ! Où elles sont les chaussettes que je lui ai achetées ?”
L’AUXILIAIRE DE VIE : “Probablement à la lingerie. Vous les aviez marquées à son nom ? non ?”
LA PETITE : “Personne m’a dit de le faire ! Et là, la chemise de nuit, c’est pas la sienne !”
L’AUXILIAIRE DE VIE : “C’est pas la sienne mais pour elle, vous savez, ça ne compte pas vraiment.”
LA PETITE : “Oui mais pour moi, ça compte !” ».3
2. Pommier F. Suzanne. Paris : Éditions des Équateurs, 2018 : 190.
3. Pommier F. Le Prix des boîtes. Arles : Actes Sud, 2013 : 41.
2. Soins-cadres, la qualité de vie au travail, mai 2018:13.
3. Compagnon V, Ghadi V. La maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé – étude sur la base de témoignages, 2009.
4. Colombat P. La démarche participative dans les soins. Gestions hospitalières 2014;534.
5. Morel C. Les décisions absurdes II. Paris : Gallimard, 2012 :120.
6. Morel C. Les décisions absurdes II. Paris : Gallimard, 2012 :124
7. Beauvallet M. Les stratégies absurdes, « Le patineur et les moutons », Paris : Seuil 2009 : 51.
8. Morel C. Les décisions absurdes II. Paris : Gallimard, 2012 :144.
9. Morel C. Les décisions absurdes II. Paris : Gallimard, 2012 :142
10. Gyan E, Colombat P. Demain, des soignants heureux ? Le Monde, 17 janvier 2017.
11. Koskas A. Les maltraitances financières à l’égard des personnes âgées. Rapport de mission, 19 septembre 2017.
12. ARS Nouvelle-Aquitaine. Appel à candidatures, décembre 2018.
13. Morel C. Les décisions absurdes III. Paris : Gallimard, 2018 : 179.
14. Code de l’action sociale et des familles. Article R331-10 créé par le décret n°2016-1813 du 21 décembre 2016 - art. 1
15. Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs. Associons nos savoirs : pour l’intégration des patients et personnes accompagnées dans la formation initiale et continue des professionnels de la santé et du social. Déclaration FEHAP, 2018. Disponible pour consultation et signature sur www.associonsnossavoirs.fehap.fr