Perçus par la population comme des produits de santé, voire des alternatives « naturelles » aux médicaments, les compléments alimentaires ont le vent en poupe, atteignant des ventes record en 2021. Malgré leur utilité dans des situations particulières, leur consommation non encadrée expose à des risques que les praticiens doivent connaître. Un entretien édifiant avec le Pr Luc Cynober, membre de l’Académie de pharmacie et de l’Académie de médecine.

Depuis quelques années, les compléments alimentaires connaissent un engouement dans de nombreux pays développés. En France, ce marché a généré en 2021 un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards d’euros. Le circuit de distribution de ces produits est principalement la pharmacie, ce qui indique qu’ils sont perçus par la population comme des produits de santé ; en parallèle, leur vente en grande surface et sur internet contribue à leur banalisation…

Qu’est-ce qu’un complément alimentaire et quelle est son utilité ?

Les compléments alimentaires sont définis comme des « denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique seuls ou combinés ».

Ils portent soit des allégations nutritionnelles (« pauvre en… » ; « riche en… »), soit des allégations génériques de santé (par exemple : « la vitamine C contribue au fonctionnement normal du système immunitaire ») pour lesquelles il existe une liste établie. Enfin, les allégations de santé spécifiques, relatives à la réduction d’un risque de maladie, sont accordées très rarement en pratique puisqu’elles nécessitent des preuves fondées sur des essais cliniques randomisés.

En revanche, les allégations thérapeutiques (curatives) ne sont pas autorisées dans l’espace européen. Pour autant, beaucoup d’industriels ne s’en privent pas : les contrôles réalisés par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGRCCF) révèlent que cette réglementation est peu respectée

Il y a donc souvent une confusion entre complément alimentaire et médicament…

En réalité, cette confusion ne devrait pas exister, car les compléments alimentaires ne relèvent pas du traitement, mais de la prévention – la distinction est simple.

Or il y a des produits qui sont vendus comme compléments alimentaires, mais ne devraient pas l’être car ils relèvent plutôt d’un cadre thérapeutique : c’est le cas, par exemple, de la glucosamine et la chondroïtine sulfate, proposées dans le traitement symptomatique de l’arthrose modérée.

De même, il y a des plantes qui sont inscrites à la pharmacopée et devraient être considérées comme des médicaments ; elles sont pourtant présentes dans des compléments alimentaires. L’Académie nationale de pharmacie a d’ailleurs émis un avis à ce sujet en 2018, en s’appuyant sur l’exemple des dérivés hydroxyanthracéniques (contenus dans le suc d’aloès, l’écorce de bourdaine, la racine de rhubarbe, les fruits de séné...) qui sont utilisés de façon excessive comme laxatifs, et qui peuvent entraîner des désordres électrolytiques (potassium), des troubles cardiaques et une accoutumance.

C’est cependant un marché très difficile à contrôler du fait, d’une part, de la multiplicité des agences et des intervenants (la DGRCCF contrôle et donne des amendes, l’Anses donne des avis, l’Agence du médicament intervient dans certaines situations…) et, d’autre part, de la libre circulation des produits selon la réglementation européenne (il suffit qu’un complément alimentaire soit fabriqué et autorisé dans un pays de l’Union européenne, la France ne peut pas empêcher sa circulation).

Quels sont les principaux risques associés à la prise de compléments alimentaires ?

Il en existe bien trop pour pouvoir les citer ici de manière exhaustive, qu’il s’agisse de mésusages (utilisation d’un complément dans des indications non validées), de surdosages, de contre-indications ou d’interactions médicamenteuses.

Pour ces dernières, de nombreuses bases de données sont disponibles en ligne, francophones et anglophones, pour orienter les praticiens.

Pour citer quelques exemples :

  • la levure rouge de riz contient de la monacoline K, qui est une statine (lovastatine, non commercialisée en France) ; la prendre à des doses élevées expose à des troubles musculaires, et le risque de surdosage est bien sûr augmenté si la personne est déjà sous statines ;
  • beaucoup de compléments alimentaires interagissent avec les antivitamines K ;
  • les patients sous chimiothérapie ne doivent pas prendre des compléments alimentaires contenant des antioxydants (sélénium, vitamine C…), l’environnement pro-oxydant étant nécessaire à l’efficacité de ce traitement.

 

En outre, il faut se rappeler que la différence entre un complément alimentaire et un poison, c’est une question de dose ! C’est pourquoi il serait très important de favoriser une meilleure formation des pharmaciens et des médecins à ce sujet : si, comme évoqué plus haut, les compléments alimentaires ont bel et bien une base médicale, encore faut-il que les professionnels de santé puissent bien la maîtriser…

 

Dans cette même perspective, les praticiens doivent se saisir davantage du dispositif de nutrivigilancede l’Anses, qui permet, grâce à la base de données constituée par les déclarations, d’établir l’imputabilité d’un nutriment dans des effets indésirables observés. Or le nombre de déclarations reste encore faible par rapport aux volumes de produits vendus.

Dans quels cas la prise des compléments alimentaires peut être utile ?

Pour la grande majorité de la population, une alimentation équilibrée et variée suffit à apporter tous les nutriments nécessaires, sans qu’il y ait besoin de compléments alimentaires – dont la consommation anarchique est par ailleurs problématique.

Toutefois, dans certains cas et pour des sous-populations précises, leur emploi est utile dès lors que leur sécurité est établie.

Certaines situations sont bien connues : acide folique et vitamine D pendant la grossesse (et en cas d’apports alimentaires insuffisants, oméga 3 et fer peuvent être justifiés) ; supplémentation en fer pour certaines femmes à risque d’anémie (règles abondantes) ; vitamine B12 chez les végétaliens stricts ; supplémentations indispensables après chirurgie bariatrique, en raison des carences que celle-ci entraîne (indication dans laquelle il faudrait que ces compléments soient remboursés, d’ailleurs).

Chez les personnes âgées, la supplémentation en vitamine D devrait être systématique, en s’assurant que les apports en calcium soient suffisants, soit par l’alimentation (consommation adéquate de laitages et fromages) soit par une supplémentation le cas échéant. Contre la sarcopénie, la citrulline a montré une efficacité dans plusieurs études ; deux dosages sont disponibles, ce qui illustre la distinction prévention/traitement évoquée plus haut : 3,5 g/j (complément alimentaire qui peut être pris en prévention) et 5 g/j (étiqueté DADFMS [denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales], qui relève d’un cadre thérapeutique). Enfin, pour prévenir les désordres cognitifs légers – en particulier chez les personnes en institution –, les vitamines du groupe B (B6, B9, B12) pourraient être utiles.

En revanche, chez les enfants – outre la supplémentation en vitamine D –, il faut faire preuve de circonspection : il est indispensable avant tout de veiller à une alimentation adaptée, qualitativement et quantitativement. Cela devrait suffire : normalement, il n’y a pas de carences chez les enfants en bonne santé, et les cas où une supplémentation serait indiquée (par exemple, oméga 3 pour la maturation du système nerveux, lorsque les apports alimentaires sont insuffisants) sont anecdotiques.

Pour en savoir plus

Cynober L. (Bien)faits et méfaits des compléments alimentaires.  Bull Acad Natl Med 2022;206:660-6.
Cynober L, Fricker J. Tout sur les compléments alimentaires.  Éditions Odile Jacob, Paris, 2017.
Dopter A, Margaritis I. Compléments alimentaires : vrais aliments ou faux médicaments ?  Rev Prat 2021;71(2):160-3.