La médecine s’est longtemps concentrée sur la prise en charge des maladies et de leurs causes. Ensuite, le contrôle des symptômes a pris une place croissante, d’abord dans les maladies graves (soins de support), puis dans d’autres pathologies. Une littérature abondante est ainsi consacrée au traitement de la douleur. Mais d’autres symptômes peuvent affecter la qualité de vie des patients et méritent également une attention particulière.
Au cours de ces dernières années, l’hôpital de Bligny s’est intéressé à la prévention et au traitement de la constipation, symptôme très fréquent. Nous avons voulu savoir si nos pratiques étaient adaptées et nous avons réalisé une vaste évaluation de pratiques professionnelles (EPP). Force est de constater que d’importantes améliorations étaient nécessaires, ce qui a amené à mettre en place une stratégie d’établissement qui pourrait servir d’exemple pour d’autres.
Un facteur sous-estimé d’altération de la qualité de vie
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la constipation se définit comme l’émission de moins de trois selles par semaine, mais d’autres critères existent, comme ceux de la classification de Rome IV.1 Selon les définitions, les prévalences sont très variables d’une étude à l’autre, diffèrent en fonction de la population étudiée (23 à 80 % chez les personnes âgées), ou du lieu de résidence et de soins des patients.2-5 La prévalence plus importante chez les sujets âgés s’explique par l’existence de facteurs de risque : modifications physiologiques liées à l’âge, impact des problèmes psychosociaux et comportementaux (mobilité réduite, prises alimentaires non adaptées, dépendance)6 et polymédication fréquente (notamment consommation d’opioïdes ou autres médicaments favorisant la constipation).
Au sein de notre hôpital, la prévalence de la constipation – mesurée en s’appuyant sur la définition de l’OMS et de la Société nationale française de gastro-entérologie (SNFGE) [
Prendre conscience de l’importance du problème impose également de tenir compte de l’expérience du patient et de sa propre conception de la constipation, de son ressenti, de ses habitudes (médicamenteuses, transit) ; cet aspect semble sous-estimé par les professionnels de santé.6
Une prise en charge optimale de la constipation est nécessaire et d’autant plus importante qu’elle peut avoir un retentissement significatif sur la qualité de vie des patients, particulièrement les plus âgés.5 De façon générale, certaines études suggèrent que la prévalence de cette affection est sous-estimée et que sa prise en charge n’est donc pas optimale.7
Quelles bases pour établir une démarche pratique ?
Pour élaborer une démarche pratique de prévention et de traitement de la constipation dans un établissement de santé, il est possible de s’appuyer sur les recommandations des sociétés savantes mais aussi sur l’évaluation des pratiques professionnelles.
Des recommandations existent !
La SNFGE8,9 et la Société nationale française de colo-proctologie (SNFCP)10 ont publié des recommandations en 2018 et 2017. Ainsi, selon la SNFGE, « les traitements doivent être hiérarchisés et il faut insister sur l’importance d’une prise en charge individualisée pour évaluer le plus objectivement possible les symptômes et l’évolution ». L’histoire, les antécédents médicaux du patient, ses habitudes et préférences sont donc à considérer dans la prise en charge thérapeutique du patient constipé. De même, l’évaluation de l’efficacité comme de la tolérance du traitement reste essentielle, surtout chez le sujet âgé.
Mesures hygiénodiététiques en premier lieu
La prévention de la constipation repose d’abord sur le respect de certaines règles d’hygiène et de diététique. La SNFGE9 et la SNFCP10 préconisent notamment un rythme régulier des défécations avec optimisation de la position défécatoire (surélévation des pieds), une alimentation riche en fibres (céréales complètes, fruits et légumes secs…) tout en restant variée, la consommation d’eaux riches en magnésium (l’eau Hépar étant la plus riche) et l’exercice physique régulier, bien qu’il n’existe pas de preuve de son efficacité.10 Les sujets âgés sont plus enclins à la déshydratation et à la baisse de l’exercice physique, facteurs de risque de constipation.6 Le rôle des aides-soignants et le recours aux diététiciens apparaissent essentiels dans la prise en charge de la constipation en établissement, notamment pour l’évaluation des apports nutritionnels (sont-ils suffisants et adaptés ?).
Prévenir la constipation
L’évaluation du traitement médicamenteux du patient et des facteurs de risque de constipation est indispensable pour une bonne prise en charge : il convient d’arrêter les médicaments favorisant la constipation ou de les substituer dans la mesure du possible. L’existence de facteurs de risque (alitement, utilisation d’antalgiques de palier II ou III, antécédents de constipation…) amène à prescrire un laxatif en prévention, en renfort des règles hygiénodiététiques. Le choix se porte généralement sur un laxatif osmotique facile d’utilisation, avec peu d’effets indésirables (macrogol plutôt que lactulose).
Traiter la constipation
Le traitement curatif repose sur les mêmes principes que le traitement préventif : le respect des règles hygiénodiététiques est toujours préconisé. En première intention, les laxatifs osmotiques ou de lest y sont associés. En l’absence d’efficacité, une intensification du traitement est préconisée (augmentation de la posologie, association de différentes classes de laxatifs…). Le logigramme, établi à la suite de l’EPP réalisée au sein de notre établissement et tenant compte des recommandations en vigueur, peut constituer une stratégie thérapeutique à adopter (figure).
Évaluer les pratiques professionnelles pour les améliorer
Depuis 2005, les EPP sont devenues obligatoires et font partie de la procédure de certification des établissements de santé. Les méthodologies, accessibles notamment sur le site de la HAS, sont de mieux en mieux connues des équipes de soins.11 Et, au-delà de l’obligation, l’évaluation permet l’amélioration des pratiques. Les pratiques sont personnelles, peu formalisées et plutôt empiriques, raison pour laquelle nous avons réalisé une EPP sur la prévention et le traitement de la constipation pour l’ensemble de notre établissement (
S’appuyer sur les instances pour construire un projet
La construction d’une EPP, sa réalisation et la mise en place d’axes d’amélioration demandent un investissement et un travail sur le long terme. L’appui d’instances est nécessaire pour une bonne conduite du projet ; elles sont un maillon essentiel du processus et doivent être partie prenante dans la mise en place d’une EPP.
Pour notre part, l’accompagnement par le comité douleur et soins palliatifs (CDSP) et le service qualité de notre établissement a permis la réalisation de cette EPP.
La mise en place et la diffusion des actions d’amélioration ont été, par ailleurs, grandement facilitées par le soutien de la direction des soins infirmiers (DSI) et par la direction médicale. Au-delà de l’évaluation, des initiatives peuvent découler de cette évaluation et servir éventuellement d’exemple pour les autres établissements.
Mettre en place un protocole
Tout protocole doit s’appuyer sur des recommandations professionnelles – ici, celles de la SNFCP, de la SNFGE et du Groupement français de neuro-gastroentérologie (GFNG)8-10 –, être rédigé de façon collégiale, en associant toutes les compétences, et suivre un circuit de validation institutionnel.
Pour notre établissement, il a été établi par un groupe pilote (constitué de pharmaciens, médecins et infirmières de l’équipe douleur et soins palliatifs, gastroentérologues et diététiciens) et validé en CDSP (figure). Il nous a également semblé nécessaire de diffuser la liste des laxatifs disponibles dans notre hôpital ainsi que leur charge en sel ou en sucre afin de faciliter le choix du prescripteur (tableau).
Règles hygiénodiététiques : changer la donne
Une hydratation adéquate fait partie des recommandations de la SNFGE9 et particulièrement par des eaux riches en minéraux (notamment Hépar). Cette dernière n’étant pas disponible dans notre établissement, et après évaluation du coût (intégrant l’épargne espérée en laxatifs et en bouteilles d’eau standard), la direction a donné son accord pour le référencement de cette eau. Elle est donc désormais disponible sur prescription médicale ; elle doit permettre une diminution de la consommation en médicaments et ouvre la voie des thérapeutiques non médicamenteuses dans la prise en charge de la constipation, au même titre que les massages abdominaux, voire l’utilisation de certaines huiles essentielles – aujourd’hui réservées à notre service de soins palliatifs.
Protocole infirmier
Notre EPP souligne que l’administration de laxatif par les infirmières sans prescription médicale est pratique courante ; cela mérite d’être encadré par un protocole, proposition à laquelle adhère la quasi-totalité des médecins. Ce protocole infirmier reprend les critères et modalités de mise en œuvre à respecter obligatoirement : administration d’un laxatif osmotique, Macrogol 4000 (peu d’effets indésirables, simple d’utilisation, teneur en sucre moindre que le lactulose et plus faible en sel que Macrogol 3350 en association) ; administration via une prescription infirmière, limitée à trois jours, et après vérification par l’infirmière diplômée d’État (IDE) des critères cliniques définis par les médecins (présence de gaz ; absence de vomissements, de fièvre, de douleurs abdominales, d’hypertension artérielle, de troubles de la conscience ; le patient ne doit pas avoir une carcinose péritonéale ni une toxi-infection connue à Clostridium difficile) ; disposer d’une traçabilité. Cette prescription apparaît dans le plan de soin et est associée à un questionnaire dans le dossier informatisé du patient concerné, reprenant les différents items à vérifier. En cas de doute, l’IDE doit prendre l’avis d’un médecin. Ce protocole a été validé par la direction médicale et la DSI. À notre connaissance, aucun autre établissement n’a mis en place un tel protocole.
Communiquer pour rendre le projet efficace
La mise en place des mesures d’amélioration n’est efficace que si elles bénéficient d’une large diffusion auprès des personnes concernées. L’ensemble de ces initiatives a donc fait l’objet d’une mise en ligne sur l’intranet de l’établissement. Tout le personnel a été informé de l’existence de ces nouvelles procédures par mail, par une information descendante de la DSI à l’ensemble des cadres puis des équipes et par affichage sur écran de télévision dans l’ensemble des postes de soins. L’organisation d’une réunion d’information multidisciplinaire n’a pu être possible du fait de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19.
Indispensable réévaluation
Une réévaluation s’impose pour estimer l’efficacité des mesures prises. Elle peut s’envisager à plusieurs niveaux :
- celui de la structure (politique de prévention et de traitement) ;
- celui des procédures (application de protocole) ;
- celui des résultats auprès des patients (soulagement).
Les auteurs tiennent à remercier vivement l’ensemble des membres du CDSP et plus particulièrement I. Pichetto (directeur qualité), R. Hamm et C. Corrieri-Baizeau (gastroentérologues), A. Grimsdale (diététicienne), C. Mazerat (cadre de santé en soins palliatifs), et M. Alajouanine (directeur des soins infirmiers) et C. Dupont (directeur médical).
Constipation : évaluation des pratiques professionnelles au centre hospitalier de Bligny
Une étude de prévalence a été menée auprès de patients communicants et consentants, hospitalisés depuis au moins vingt-quatre heures, en excluant ceux qui ne s’alimentaient pas ou étaient en (sub)occlusion. Les patients ayant répondu « oui » à au moins une des questions suivantes ont été considérés comme constipés :
– Vous sentez-vous constipé ?
– Avez-vous des difficultés à aller à la selle ?
– Avez-vous eu moins de 3 selles au cours des 7 derniers jours ?
Parmi les 225 patients inclus sur 249 éligibles, 87 (38 %) étaient constipés. Parmi eux, 32 (36,8 %) n’avaient pas de prescription de laxatif, de même qu’un tiers des 71 patients sous opiacés.
Un audit de pratiques a été réalisé auprès de 113 à 156 soignants (médecins, infirmières [IDE] et aides-soignants [ASD]) ; il s’est appuyé sur une grille validée par le Comité douleur et soins palliatifs (CDSP). Il a montré que, selon le métier, la fréquence de la constipation est estimée de façon différente (médiane de patients constipés estimée à 50 % par les ASD, à 30 % par les IDE comme par les médecins). Il a également révélé l’absence de stratégie thérapeutique formalisée, une traçabilité insuffisante du recours aux règles hygiénodiététiques. Enfin, trois quarts des soignants ont déclaré que les IDE administrent un laxatif sans prescription médicale, la prescription étant régularisée a posteriori.
Une analyse sur la consommation des laxatifs a permis de comparer les données de dispensation par la pharmacie durant une année aux données d’administration tracées informatiquement par les infirmières sur la même période ; les administrations tracées se sont révélées plus importantes que les dispensations. Ce résultat remet en question la rigueur de la traçabilité informatique.
Un sondage a été réalisé auprès de 47 des 57 médecins de l’établissement : 94 % d’entre eux étaient très favorables à l’utilisation de l’eau Hépar et 96 % étaient en accord avec le projet d’autoriser les IDE à délivrer un laxatif sans prescription médicale dans le cadre d’un protocole strict.
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