Géographe, professeur à Sorbonne Université, elle a travaillé 17 ans dans l’humanitaire. Elle publie Toutes ces idées qui nous gâchent la vie (JC Lattès, 2019, 280 pages, 18,90 euros).

Vous donnez beaucoup d’importance aux questions alimentaires.

J’ai travaillé longtemps à Médecins sans frontières, puis à Action contre la faim. L’accès à la nourriture et à l’eau potable est un problème auquel nous avons été constamment confrontés. En France, comme dans les pays riches, nous avons oublié tout ce que nous avons dû vaincre pour assurer une alimentation abondante et de qualité.

Nous ne savons plus que la faim a été un problème chronique pendant des siècles, et qu’encore récemment nous dépendions de nos importations pour notre nourriture. En quelques dizaines d’années, nos agriculteurs ont réalisé un travail considérable, grâce auquel la France fait aujourd’hui partie du petit nombre des pays exportateurs de produits agricoles. Les décourager en les accusant de tous les maux est extrêmement grave.

Nous avons aussi oublié la sévérité des toxi-infections alimentaires qui ont fait des milliers de morts jusque dans les années 60-70. Aujourd’hui, nos produits sont sûrs, nos organismes de sécurité sanitaire excellents. L’oubli des risques de contamination bactériologique nous conduit à interdire un nombre croissant de molécules, à détester la chimie. Pourtant, il existe aujourd’hui une recrudescence des toxi-infections alimentaires liées notamment au fait-maison, voire à l’agriculture biologique : listérioses, ergot du seigle, mycotoxines, alcaloïdes liés à la présence de datura...

En 2011, la contamination par unEscherichia colientérohémorragique de germes de soja (en réalité des haricots mungo) importés d’Égypte par une ferme biologique du nord de l’Allemagne a été à l’origine de plus de 30 morts par syndrome hémo- lytique et urémique en Europe et de centaines de dialysés à vie. Les concombres espagnols ont été accusés à tort d’être responsables de ce problème, puis disculpés.

On se scandalise des conditions d’élevage des poules en batterie en oubliant que ce sont les risques de salmonelles qui ont provoqué le confinement. Elles restent la première cause de mortalité alimentaire chez les personnes âgées !

Dans les pays du Sud, les agriculteurs désespèrent d’avoir des produits de traitement des récoltes : les bio-agresseurs et les ravageurs provoquent des pertes considérables. Conséquence : les rendements sont très faibles. Les insectes et les rongeurs prolifèrent, les enfants sont chargés de les chasser, ce qui les empêche d’aller à l’école. Et leur nourriture est de très mauvaise qualité.

Quant à nous, nous trouvons normal de prendre un médicament quand nous sommes malades, ou d’en donner à nos animaux de compagnie, mais nous refusons à nos agriculteurs le droit de traiter leurs plantes et leurs bêtes, alors que ça revient exactement au même ! Le bien-être des animaux d’élevage, c’est aussi leur sécurité et leur santé.

La fantastique augmentation de notre espérance de vie n’est pas seulement due aux progrès de l’hygiène et de la médecine mais aussi à ceux de notre alimentation. La Chine a bien compris que la nourriture est une arme et elle a mis en œuvre les nouvelles routes de la soie pour sécuriser ses approvisionnements. Une population qui a faim est une population qui se révolte. La Chine achète semences, produits phytosanitaires et terres agricoles dans le monde entier, pendant que nous ne jurons plus que par le bio. Ce mode de production permet certes à certains exploitants de valoriser de petites surfaces et d’augmenter leurs revenus. Vouloir le généraliser est une régression considérable vers de faibles rendements incapables de répondre aux défis alimentaires, cela signifie la perte de notre compétitivité au niveau mondial.

L’agriculture intensive a permis de nourrir plus de personnes à bas prix et elle fait en ce moment sa révolution écologique pour répondre à nos attentes : produire différemment, mieux, plus propre. La grande distribution, qui tient la moitié du marché du bio, le promeut intensément car ses marges y sont bien plus élevées que pour les aliments traditionnels. Mais le paysan bio est déjà confronté à la guerre des prix. En outre, la moitié des produits bio vendus en grandes surfaces sont importés, et on peut craindre qu’ils le soient de pays où les contrôles sont bien moins sérieux que chez nous.

Vous êtes opposée à l’écologie ?

Non, mais il y a deux façons de voir l’écologie. La première est de la considérer comme la science des organismes vivants. Elle rétrograde l’être humain au rang d’une espèce parmi d’autres, qui ont le même droit d’occuper l’espace, qu’ils soient loups, ours ou moustiques. Dans cette conception, l’homme est forcément nuisible, puisque dominant, invasif et proliférant. La planète est assimilée à un stock fini de ressources, que nous devons conserver à tout prix, quitte à mettre un nombre croissant de territoires sous cloche, contre les populations qui les occupent et les mettent en valeur.

L’autre façon de voir est de considérer que l’environnement est le milieu dans lequel vivent les humains, qu’ils influencent et par lequel ils sont influencés. De tous temps, nous avons su transformer ce milieu, pour combattre les aléas climatiques, le froid, la sécheresse, les inondations, la chaleur excessive, etc. Les ressources naturelles ne sont pas un stock, mais un flux dont nous ignorons l’immensité, puisque nous avons toujours su en trouver de nouvelles. Même les déchets peuvent être valorisés, par la méthanisation par exemple.

Depuis deux siècles, nous mettons en place des systèmes qui améliorent le bien-être individuel et l’espérance de vie. On vit de plus en plus en ville, et les indicateurs sociaux sont en pays pauvres bien meilleurs que dans les campagnes. Mettre l’accent sur l’environnement plus que sur l’écologie pure ne nie pas les problèmes, mais les considère comme des défis auxquels nous pouvons répondre, comme l’humanité l’a toujours fait et continuera à le faire… si nous ne renonçons pas à la connaissance et à la tolérance.

Un certain nombre de prophètes écologiques sont extrêmement autoritaires, prônant de multiples interdictions au nom du futur de la planète. L’apocalypse, la collapsologie, c’est un discours très démobilisateur, et qui n’est pas nouveau !

Quels sont ces défis que nous devons affronter ?

L’augmentation de la population mondiale, de plus en plus urbaine, dans des zones vulnérables (littoraux, estuaires), où de fortes densités alliées aux changements climatiques rendent les questions d’adaptation cruciales. Mais nos milieux de vie n’ont cessé d’évoluer et il n’y a aucun optimum. Les paysages sont des héritages, produits par des siè-cles d’occupation et d’intervention humaine. Et le changement climatique, qui a commencé avant la révolution industrielle, vers les années 1800-1810, n’est pas forcément une catastrophe. Pour certaines populations, il est même bénéfique. Les habitants du Groenland vont enfin cesser de vivre dans le froid et la pénurie alimentaire, avoir accès à de nouvelles ressources. La Russie, dont les ports sont gelés une partie de l’année, le voit aussi comme une opportunité. En quelques années, elle est devenue le premier exportateur de blé du monde ! La ruée sur l’Arctique montre qu’il ouvre de nouvelles routes, l’accès à des sources d’énergie jusque-là inaccessibles…

Je suis plutôt optimiste. En 1960, l’espérance de vie était en moyenne de 45 ans pour une population de 3 milliards d’humains. Un tiers souffrait de la faim. Aujourd’hui, elle est de 72 ans pour une population de 7,7 milliards. Un onzième souffre de la faim. Et nous ne serons jamais plus de 11 milliards puisque la population vieillit, ne permettant plus d’assurer le renouvellement des générations. La bonne nouvelle, c’est l’accroissement considérable des classes moyennes, d’environ 200 millions de personnes par an. Parce qu’une fois leurs besoins essentiels satisfaits, elles font de l’écologie une préoccupation, veulent vivre dans un environnement plus beau et plus sain, pouvoir voyager, se cultiver, etc. Pourquoi l’Occident, qui a vaincu le déterminisme de la maladie et de la mort précoce prétend-il interdire aux émergents leur aspiration au développement ? Personne n’est surnuméraire sur cette terre !

En France, la révolte des Gilets jaunes, c’est le bon sens populaire face à des élites qui veulent imposer tout un ensemble de taxes et de restrictions sur ce dont elles n’ont plus besoin parce qu’elles vivent dans des environnements privilégiés, au cœur des villes. Mais en province, sans voiture, c’est la mort sociale. Et les automobiles ne cessent d’évoluer. Quand les solutions sont meilleures, les gens les adoptent spontanément. Paris croulait hier sous le nombre des chevaux, c’était dangereux, polluant… Nous avons oublié le temps des calèches !

Plutôt que de faire peur à notre jeunesse en brandissant l’effondrement imminent et en développant une culture de la haine, il faudrait au contraire lui rappeler la force du progrès, de l’innovation, de la tolérance et de la paix. La nécessité de s’instruire, en médecine, agronomie, gestion de l’eau, énergie renouvelable, architecture durable… Et en géographie bien sûr, qui est la science des territoires et des ressources, et les compare toujours dans l’espace et dans le temps. La qualification n’est pas quelque chose d’inné, n’en déplaise aux experts autoproclamés. L’émotion et l’opinion ne peuvent remplacer la connaissance.

Encadre

Écologistes occidentaux : les « idiots utiles » de la Chine

Pour Sylvie Brunel, « une parenthèse se referme ». Pendant deux siècles, l’Occident a dominé le monde de façon très arrogante, niant la valeur des autres civilisations, et même leurs savoirs, dont il s’est pourtant largement servi. Aujourd’hui, les pays émergents veulent prendre leur revanche, au premier chef d’entre eux la Chine. Elle a décidé de redevenir la première nation du monde, ce qu’elle a longtemps été, et s’en donne les moyens, y compris par le non-respect des règles internationales, le pillage des ressources, la contrefaçon, l’espionnage. Sans scrupule, puisqu’il s’agit de se venger d’une longue humiliation.

Pour elle, le développement durable tel que l’Europe le décline offre à la Chine une formidable opportunité de domination : elle en maîtrise toutes les techniques et les ressources (par exemple, les terres rares) et en développe les réseaux de connaissances.

Les écologistes occidentaux sont considérés comme des « idiots utiles », expression forgée par Lénine à propos des intellectuels européens qui soutenaient son mouvement révolutionnaire. Au nom de , ils prônent des technologies que la Chine contrôle : 5G, voitures électriques, solaire, éolien, etc.

Pour Sylvie Brunel, il s’agit donc d’une grave erreur non pas de se tourner vers la Chine, mais de ne pas construire une Europe forte. Et plutôt que de se vivre « comme une forteresse assiégée, menacée par une invasion imminente », l’Europe devrait « inverser son regard : oui à l’Afrique, non à la Chine. L’écologie ne doit pas devenir le cheval de Troie de la domination chinoise, mais le moyen de construire avec l’Afrique de nouveaux partenariats fondés sur une complémentarité historique, géographique, culturelle… pour construire une Eurafrique prospère, pacifique. Et démocratique ».