La Cour des comptes vient d’alerter sur la nécessité de maîtriser les dépenses, après 2 ans de pandémie. Quel bilan dresser aujourd’hui des coûts multiformes de cette crise sanitaire sans précédent ? Qu’aurions-nous pu faire mieux ? Quels dysfonctionnements a-t-elle révélés ? Où en est-on du Ségur de la santé ? La médecine de ville n’a-t-elle pas été la grande oubliée ?  Les réponses de Zeynep Or, économiste, directrice de recherche à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) et professeur à l’Université Paris Dauphine.

 

Quelle est l’évaluation, aujourd’hui, des coûts de la crise sanitaire ?

Dans son rapport de septembre 2021, la Cour des comptes évaluait la hausse des dépenses publiquesen 2020 à 96,4 milliards (Md) d’euros, dont 86 % correspondaient à des dépenses liées à la crise sanitaire. Bien entendu, il ne s’agit pas uniquement des dépenses liées stricto sensu à la santé, car elles incluent les mesures prises pour soutenir l’économie, aider les populations se trouvant dans des situations fragiles, etc. 

Les coûts pesant directement sur le système de santé, pris en charge par l’Assurance maladie en 2020-2021, ont été estimés à un montant brut de plus de 33 Md€, avec – par rapport aux prévisions pour 2020 –  un dépassement sans précédent de 16,1 Md€, qui s’est poursuivi en 2021.

Enfin, pour 2022, une provision de 5 Md€ a été prévue, pour financer notamment tests et vaccins. On attend donc une baisse progressive des coûts liés à la pandémie, et surtout leur intégration aux dépenses normales, pouvant amener un lissage (par exemple, en cas de campagnes vaccinales ultérieures, des modalités saisonnières, comme pour la grippe, pourraient être envisagées : majoritairement en soins primaires pour éviter le coût d’une organisation exceptionnelle, comme les centres de vaccination actuels).

Ces dépenses ont-elles été efficientes ?

Globalement, ces mesures ont été efficaces. Au niveau macroéconomique aujourd’hui, la France s’en sort plutôt bien, avec une forte reprise de l’économie en 2021, par rapport à d’autres pays européens, comme l’Allemagne qui vacille sous la pression d’omicron. 

Si la Cour de comptes a appelé à maîtriser les dépenses publiques et à renforcer les contrôles eu égard au risque de fraude dans le prolongement des diverses aides liées à la crise, ces mesures ont été très importantes pour la résilience et la relance de l’économie en 2021-2022.

L’approche française, à la différence de celle d’autres pays (Allemagne, Angleterre), a été à la fois plus ample dans les fonds alloués et les critères d’attribution (notamment dans les aides aux entreprises) et plus ciblée en termes de redistribution sociale – en focalisant certaines aides sur les populations les plus fragiles (étudiants, personnes précaires en termes de revenus…), à rebours de ce qu’a fait l’Allemagne, par exemple, en réduisant la TVA (une mesure non redistributive). Tous ces efforts ont été fondamentaux pour soutenir l’offre de travail et la consommation globale de la population.

Enfin, il ne faut pas oublier que les dépenses publiques explosent partout – la France n’est pas une exception – et que, par ailleurs, la conjoncture économique actuelle est favorable à la dette (taux d’intérêt très faibles).

Qu’aurions-nous pu faire mieux, si l’on compare aux autres pays de l’OCDE ?

Dans un autre rapport, la Cour de comptes soulignait que le Covid avait mis en lumière que la préparation aux « pandémies virales susceptibles de provoquer un afflux de patients en réanimation était un angle mort des dispositifs de gestion de crise sanitaire, davantage orientés vers l’anticipation d’actes terroristes » : un angle mort qui, de fait, concernait surtout la mobilisation de la médecine de ville ! Car, seuls à même de répondre à la crise au début, les hôpitaux ont donc concentré l’essentiel des mesures – on se souvient de l’orientation prioritaire des ressources vers l’hôpital, tels les masques en période de pénurie –, mais aussi l’essentiel des patients, manquant alors de saturer (d’où la nécessité des confinements successifs)… Alors que les médecins de ville étaient là et prêts à jouer un rôle essentiel !

Si la France n’est évidemment pas le seul pays à s’être tourné immédiatement vers l’hôpital, certains ont aussi fait différemment, avec de bons résultats : l’Italie, par exemple, où des régions comme la Vénétie et la Toscane accordent une plus grande place aux soins primaires. La mobilisation des médecins de ville, des centres de santé véritablement pluridisciplinaires, d’infirmières de territoire (qui travaillent à domicile) y a permis une bonne gestion de l’épidémie : dépistage à domicile rendant le contact-tracing plus efficace, création des conditions du maintien à domicile des patients fragiles dans la mesure du possible, afin de ne pas surcharger l’hôpital… 

Par ailleurs, les institutions françaises ont réagi trop lentement sur certains aspects (recommandations sur les mesures d’hygiène, le port du masque ou sur l’aération, par exemple), reflétant un problème de fond en ce qui concerne la place de la santé publique et la prévention dans le pays…

En revanche, en ce qui concerne la politique vaccinale, la France est parmi les pays qui ont le mieux réussi (malgré des erreurs inhérentes au contexte de crise) : disponibilité rapide des matériaux et des doses, organisation relativement fluide, mais surtout – mesure clé – annonce dès le mois de juin de l’obligation vaccinale des soignants entrée en vigueur à la rentrée. Les pays qui ne l’ont pas fait ou qui ont trop attendu (Pays-Bas, Allemagne) l’ont payé avec un confinement et des restrictions très importantes fin 2021…

Deux ans après le lancement du Ségur de la santé qui visait à répondre aux dysfonctionnements révélés par cette crise, où on est-on ?

Le Covid a effectivement provoqué une conscience vis-à-vis des dysfonctionnements du système sanitaire, amenant par là une volonté de changement structurel : le Ségur de la santé lancé à cette occasion, dont l’ampleur est exceptionnelle par rapport aux plans d’investissement similaires qui se mettent en place dans d’autres pays, prévoyait – hors dépenses liées au Covid – près de 19 Md€, dont une grande partie sont des investissements qui se prolongeront sur le long terme (en particulier les salaires à l’hôpital et en établissement de santé, avec des augmentations entre 15 et 20 % en moyenne).

Même si la plus grande partie de ce plan concerne l’hôpital public (une partie de sa dette reprise par l’État, investissements massifs dans les infrastructures, pour la modernisation informatique et dans une optique de développement durable…), une partie touche les soins primaires aussi : les mesures concernant la télésanté, les dossier médicaux partagés pour faciliter les parcours de soins et la collaboration hôpital-ville, le renforcement des centres de santé pluridisciplinaires ; 445 millions sont consacrés dans le PLFSS 2021/22 à : « télésanté, exercice coordonné, service d’accès aux soins, inégalités en santé, appui sanitaire aux personnes âgées, accès aux soins des personnes en situation de handicap, offre de soins psychiatrique et psychologique » pour 2022, et 718 millions sur la période 2020-22…

Des investissements pour renforcer la coordination des soins au niveau territorial sont également prévus, notamment avec la création des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) où les professionnels travaillent ensemble et en coordination (généralistes, hospitaliers, médico-sociaux) et l’approche locale permet de cibler les actions aux problèmes de santé spécifiques à chaque territoire. Mais pour que la coopération entre différents acteurs marche, il faut des incitations financières adéquates ; or, actuellement, la tarification à l’acte crée une concurrence incompatible avec cette visée collaborative…. On pourrait imaginer, dans le futur, être payé non pas à l’acte mais par patient – ce qui serait utile dans le suivi des pathologies chroniques, par exemple. Les expérimentations lancées par l’article 51 de la LFSS de 2019 cherchent à trouver de nouveaux modes de paiements dans ce sens.

Enfin, que dire du financement de la recherche en santé… et de l’absence de vaccin « made in France » ?

Le problème du financement de la recherche en France n’est pas nouveau. Trois aspects sont notables. D’abord, le système est conçu pour minimiser le risque, c’est-à-dire qu’on ne finance que la recherche où l’on « sait » par avance qu’il y aura un résultat... mais cela va à l’encontre de la nature même de la recherche ! Et ça n’incite nullement à l’innovation. Cela pourrait-il expliquer en partie l’échec du candidat vaccin de l’Institut Pasteur ?

Ensuite, c’est aussi une question de volume des financements. Ce n’est pas par hasard que le vaccin à ARNm le plus utilisé aujourd’hui a été conçu en Allemagne (BioNTech) : leur budget pour la recherche est 2 fois supérieur au nôtre !

Finalement, la rareté des partenariats public-privé en France joue sans doute un rôle dans les freins à la recherche. Rappelons que le vaccin d’AstraZeneca/Oxford a été créé par ce biais. Or ici il y a une forte réticence envers ces partenariats, notamment par crainte des possibles liens d’intérêts – qu’il faut bien sûr contrôler –, alors qu’ils peuvent être fructueux : accélération de la recherche, davantage de ressources, réunion de différents points de vue ; et ça peut aussi avoir l’avantage de pouvoir mieux contrôler les prix ensuite (comme dans le cas du vaccin d’AstraZeneca)...

Il s’agit là de dysfonctionnements présents sur le long terme, qu’il aurait été impossible de changer du jour au lendemain pour le Covid – les vaccins à ARNm n’ont pas été inventés en 3 mois au moment de la pandémie mais sont le fruit d’un investissement de longue haleine !

Laura Martin Agudelo, La Revue du Praticien