La pandémie de Sars-CoV-2, et en particulier le premier confinement au printemps 2020, a profondément désorganisé les parcours de soins des patients atteints de cancers. La mobilisation des acteurs du dépistage et du soin, dans le cadre d’une organisation de crise, a permis de limiter les pertes de chance.
Le 17 mars 2020, la France est entrée en confinement pour limiter la diffusion du Sars-CoV-2, et ainsi prévenir l’engorgement des hôpitaux comme des services de réanimation. Initialement prévu pour quinze jours, ce premier confinement ne s’est finalement terminé que le 11 mai.
La situation de la cancérologie est rapidement apparue très singulière : la sidération de nombreux offreurs de soins pouvait en effet mettre en péril la capacité à diag­nostiquer les cancers et à traiter les malades dans des délais acceptables. Par exemple et peu avant la pandémie, Khorana et al. avaient montré que chaque semaine de retard en début de parcours de soins augmentait le risque absolu de mortalité de 1,2 à 3,2 % dans les cancers du sein, du poumon, du rein ou du pancréas à des stades curables.1
Le groupe des patients immunodéprimés, auquel émargent ceux qui sont atteints de cancer, a été considéré d’emblée par les professionnels et les autorités comme à risque accru en cas d’infection par le Sars-CoV-2 ;2,3 ceci de façon intrinsèque, et davantage encore lors de l’application des traitements médicaux ou chirurgicaux du cancer.4 Les professionnels ont ainsi été conduits à modifier, parfois profondément, les recommandations thérapeutiques afin de limiter les pertes de chance en réduisant les risques de Covid-19 sévère, et en permettant la réalisation des traitements par un système de soins pourtant en réorganisation et saturé par les patients infectés par le Sars-CoV-2.5
Les premières modélisations, publiées à l’été 2020, ont attiré l’attention sur les conséquences potentielles des retards diagnostiques, notamment pour rattraper les retards accumulés en chirurgie.6-8 Le travail de CovidSurg Collaborative prévoyait, pour la France, un arriéré de 54 777 gestes chirurgicaux du cancer et estimait que la résorption de ce retard pourrait nécessiter de 45 à 89 semaines selon que l’augmentation de l’activité chirurgicale pourrait atteindre 20 % ou 10 % par rapport à la situation de départ.9

Un impact fort sur la cancérologie lors de la première vague de Covid-19

La première enquête, menée par l’Institut national du cancer (INCa) avec l’appui des centres de coordination en cancérologie (3C), a permis d’estimer à 45 000 le nombre de chirurgies d’exérèse de cancers non effectuées entre le 15 mars et le 31 mai 2020. Selon la capacité d’activité supplémentaire, le temps de résorption estimé de la file d’attente était ainsi de cinq à dix-huit mois. L’analyse par région a montré la ­déconnexion entre l’intensité épidémique et les annulations de chirurgies qui ont été décidées par précaution, y compris dans les régions plutôt épargnées par la pandémie. Les chiffres du Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), disponibles avec un retard de trois mois, ont confirmé dès septembre 2020 l’estimation selon laquelle au maximum 26 000 chirurgies d’exérèse n’avaient pas été effectuées entre mars et juin 2020 comparativement à la même période en 2019, soit un défect de 20 % d’activité.10 Fait assez surprenant, il n’y a pas eu de rattrapage massif, les professionnels témoignant que les files d’attente étaient résorbées alors que nos ­indicateurs restaient inchangés. À la fin du mois de mars 2021, date à laquelle on pouvait estimer avoir atteint l’exhaustivité du codage, il persistait un déficit de 26 857 interventions par rapport à 2019. Une part non négligeable de ce déficit est probablement la conséquence d’un retard au diagnostic, que suggère l’observation de stades avancés plus fréquents et ne relevant plus d’une chirurgie d’exérèse, par renoncement aux soins ou engorgement des filières diagnostiques. Ce que certaines équipes ont d’ailleurs rapporté.11,12
Selon une étude de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) portant sur les recours aux soins pendant le premier confinement, « 60 % des personnes interrogées disent ne pas avoir réalisé à leur initiative, pendant le premier confinement, au moins un soin dont elles avaient besoin ». La moitié de ces patients estiment que la non-­réalisation de soins a aggravé leurs problèmes de santé.13
Les travaux du groupement d’intérêt scientifique Epi-Phare, constitué par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam), estiment le déficit de coloscopies entre mars et septembre 2020 à 250 000.14
Les programmes de dépistage organisé (DO) ont été interrompus durant trois mois, durée suffisamment courte pour éviter les pertes de chance, à condition que les tests soient effectués à la levée du confinement. Les données, bien que d’interprétation complexe vu les fluctuations déjà connues de la participation aux programmes de DO, ne montrent pas de rattrapage massif et immédiat, témoignant là encore possiblement d’un non-recours aux soins. La diminution de la participation semble s’être principalement manifestée lors de la ­première vague. Les derniers chiffres ne montrent pas de modification sensible de la tendance existante en prépandémie, d’érosion de la participation au programme de DO du cancer du sein ; il existe, au contraire, une hausse récente de la participation au DO du cancer colorectal dont il est trop tôt pour dire s’il s’agit d’une tendance durable (fig. 1 et 2).

Une organisation efficace évitant les pertes de chance

Dès le 5 mai 2020, le Comité de pilotage national Covid et cancer (Copil) a réuni les représentants des agences régionales de santé (ARS), des réseaux de cancérologie, des agences sanitaires sous l’égide de l’INCa, de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) et de la Direction générale de la santé (DGS). L’objectif était de suivre l’évolution de l’épidémie, d’identifier les tensions pour le dépistage, le diagnostic et le traitement des personnes atteintes d’un cancer, et d’apporter des réponses adéquates, notamment au travers de préconisations organisationnelles nationales diffusées via les « MINSANTÉ » et les Messages d’alerte rapide sanitaire (MARS) ou via les fiches pratiques15 élaborées par l’INCa (relatives à l’organisation des réunions de concertation pluridis­ciplinaires [RCP], de la reprise des chirurgies d’exérèse, de la consultation d’annonce et de la place de l’accompagnant dans le parcours du patient atteint de cancer). Des tableaux de bord d’activités de dépistage, de diagnostic et d’activité de soins (exérèse, chimiothérapie, radiothérapie) ont été produits régulièrement par l’INCa. La déclinaison en région dans des comités dédiés ou intégrés dans les cellules de crise a assuré la prise en compte des spécificités des patients. Les professionnels de la cancérologie ont été fortement associés à ce dispositif.
Durant les mois qui ont suivi la première vague, les acteurs du Copil et les professionnels sur le terrain se sont organisés pour éviter que cette diminution des chirurgies d’exérèse ne se reproduise lors des vagues épidémiques suivantes.
Lors du deuxième confinement, du 30 octobre au 15 décembre 2020, l’activité concernée n’a diminué que de 2 % par rapport à 2019. Ce succès témoigne de la capacité d’organisation des professionnels de santé, qui ont dû surmonter les contraintes liées à l’infection, au manque de personnel spécialisé, notamment en anesthésie, à la pénurie de médicaments et à l’accessibilité limitée des blocs opératoires. Les interventions d’exérèse des cancers ont été sanctuarisées et exclues des déprogrammations. Le travail d’information du public, la rationalisation des ressources, la priorisation des interventions par des cellules spécialement organisées de professionnels, la collaboration entre professionnels et entre établissements ont permis d’obtenir ce résultat.

Une baisse d’activité persistante

Malgré ces éléments satisfaisants, l’activité chirurgicale des cancers ne rattrape pas celle d’avant la pandémie ; en 2021, il s’en faut de 1 %. La diminution, hétérogène, semble plus forte pour certaines localisations tumorales, principalement l’estomac (-9 %) et l’œsophage (-7 %). Cette tendance est particulièrement inquiétante pour des cancers dont le recours aux soins est susceptible d’être influencé par les conduites ­addictives et la précarité. Bien que ces analyses ne tiennent pas compte des tendances des pratiques sur le moyen et le long terme, la comparaison avec 2019 pourrait aussi traduire des changements durables de pratiques telles que la réalisation de radiochimiothérapies définitives plutôt que de chirurgies. Il importe toutefois que les praticiens restent vigilants vis-à-vis de symptômes potentiellement négligés par les patients alcoolo-tabagiques et qui pourraient orienter vers le diag­­nostic de ces tumeurs.

Enjeu crucial du pilotage sur indicateurs actualisés

Pendant les premiers mois de la pandémie, les données collectées en routine n’étaient pas encore disponibles compte tenu du délai nécessaire (3 mois après la fin d’une période) à l’obtention d’une exhaustivité suffisante pour une analyse pertinente. C’est la raison pour laquelle des enquêtes ad hoc ont été menées auprès des 3C pour estimer les premiers chiffres d’activité de chirurgie. Mais ces méthodes estimatives, bien qu’elles aient produit des données assez proches de celles constatées par la suite, avaient surestimé l’impact de la pandémie, n’étaient pas reproductibles et ne permettaient pas de guider les actions.
Le besoin de données d’activité rapidement actualisées a conduit à la mise en place d’un dispositif transitoire accélérant leur transmission par les établissements qui alimentent la plateforme des données hospitalières de l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (Atih) et le Système national des données de santé (SNDS). Un dispositif pérenne a été instauré16, autorisant l’Atih à accéder aux données des établissements envoyées par le canal mensuel et à les transmettre à la Cnam, en vue d’un appariement au SNDS, sans attendre la validation des ARS. Ce dispositif permet de rendre les données disponibles entre quinze jours et un mois plus tôt qu’auparavant, mais uniquement à des fins de veille, de vigilance sanitaire et de recherche tant qu’elles ne sont pas validées par les ARS.
Si un tel système permet de repérer une activité inhabituelle (comme les hospitalisations pour Covid-19), il ne permet toutefois pas de répondre aux questions relatives à une baisse ou absence d’activité qui, elles, nécessitent des données validées et exhaustives. Il est important, à l’avenir, que l’évolution des systèmes d’information se fasse en tenant compte des besoins ponctuels liés aux crises de toute nature et anticipe les modes dégradés de production des données ainsi que leur mise à disposition hors des circuits usuels pour répondre aux enjeux ponctuels de santé publique.

Lutter plus encore contre les ruptures de parcours

L’organisation des établissements de santé permet de retrouver des délais de mise en traitement habituels mais n’assure pas une maîtrise aussi aboutie des délais au diagnostic, puis à l’orientation vers un établissement autorisé au traitement du cancer. Pour les patients dont le traitement aurait dû être réalisé en 2020, ces délais dans le parcours de soins pourraient être responsables d’une surmortalité à cinq ans estimée entre 4 et 6,8 %.17
Il s’agit principalement là de la rançon des effets du premier confinement et des tâtonnements inévitables en début de crise pour définir une gestion adaptée des patients atteints de cancer.
La sanctuarisation des actes de cancérologie a considérablement réduit les pertes de chance. Elle doit être intégrée dans les procédures de gestion de crise : identification des situations mettant en risque les patients atteints de cancer, plans de cessation et de reprise d’activité limitant les délais entre soins, et information des patients dans le respect de la démocratie en santé. La stratégie décennale de lutte contre les cancers, finalisée durant la pandémie, s’est enrichie d’un chapitre dédié à cette thématique. Des fiches détaillant les actions à mener par chaque acteur de soins sont en cours de rédaction.
Enfin, la pandémie a attiré l’attention sur la question des délais diag­nostiques et de mise en traitement, ainsi que plus globalement sur ­l’impact des ruptures de parcours. L’INCa et ses partenaires ont porté, dans les travaux de la présidence française de l’Union européenne, une déclaration politique qui engage les États membres à faire mieux pour les patients atteints de cancers de mauvais pronostic. Le travail sur l’accélération des parcours et la ­limitation des ruptures se poursuit. Il est probable que la mobilisation des acteurs sur ce sujet n’aurait pas été aussi intense si la pandémie de Covid-19 n’avait pas eu lieu.

La pandémie a eu des effets positifs et négatifs sur le parcours de soins

La pandémie a, quoi qu’il en soit, inévitablement aggravé la situation de nombreux patients atteints de cancers et probablement réduit l’espérance de vie de certains.
Elle a aussi, a contrario, créé une émulation des acteurs de la cancérologie et fait émerger des thématiques susceptibles d’améliorer encore les résultats dans la lutte contre les cancers. Le partage des données et la lutte contre les ruptures de parcours sont des enjeux prégnants ; moins visibles qu’ont pu l’être l’émergence de la télémédecine ou l’élicitation des patients immunodéprimés atteints de cancers, ils semblent essentiels pour l’évolution à long terme du système de soins, en cohérence avec les objectifs de la stratégie décennale de lutte contre les cancers. 
Références
1. Khorana AA, Tullio K, Elson P, Pennell NA, Grobmyer SR, Kalady MF, et al. Time to initial cancer treatment in the United States and association with survival over time: An observational study. PLoS ONE 2019;14(3):e0213209.
2. Garassino MC, Whisenant JG, Huang L, Trama A, Torri V, Agustoni F, et al. Covid-19 in patients with thoracic malignancies (TERAVOLT): First results of an international, registry-based, cohort study. Lancet Oncol 2020;21(7):914-22.
3. Kuderer NM, Choueiri TK, Shah DP, Shyr Y, Rubinstein SM, Rivera DR, et al. Clinical impact of Covid-19 on patients with cancer (CCC19): A cohort study. Lancet 2020;395(10241):1907-18.
4. CovidSurg Collaborative. Mortality and pulmonary complications in patients undergoing surgery with perioperative SARS-CoV-2 infection: An international cohort study. Lancet 2020;396(10243):27-38.
5. Mauri D, Kamposioras K, Tolia M, Alongi F, Tzachanis D, International Oncology Panel and European Cancer Patient Coalition collaborators. Summary of international recommendations in 23 languages for patients with cancer during the Covid-19 pandemic. Lancet Oncol 2020;21(6):759-60.
6. Hamilton W. Cancer diagnostic delay in the Covid-19 era: What happens next? Lancet Oncol 2020;21(8):1000-2.
7. Sud A, Torr B, Jones ME, Broggio J, Scott S, Loveday C, et al. Effect of delays in the 2-week-wait cancer referral pathway during the Covid-19 pandemic on cancer survival in the UK: A modelling study. Lancet Oncol 2020;21(8):1035-44.
8. Maringe C, Spicer J, Morris M, Purushotham A, Nolte E, Sullivan R et al. The impact of the Covid-19 pandemic on cancer deaths due to delays in diagnosis in England, UK: A national, population-based, modelling study. Lancet Oncol 2020;21(8):1023-34.
9. CovidSurg Collaborative. Elective surgery cancellations due to the Covid-19 pandemic: Global predictive modelling to inform surgical recovery plans. Br J Surg 2020;107(11):1440-9.
10. Le Bihan Benjamin C, Simonnet JA, Rocchi M, Khati I, Ménard E, Houas-Bernat E, et al. Monitoring the impact of Covid-19 in France on cancer care: A differentiated impact. Sci Rep 2022;12(1):4207.
11. Molinier R, Roger A, Genet B, Blom A, Longvert C, Chaplain L, et al. Impact of the French Covid-19 pandemic lockdown on newly diagnosed melanoma delay and severity. J Eur Acad Dermatol Venereol 2022;36(3):e164-e166.
12. Linck PA, Garnier C, Depetiteville MP, MacGrognan G, Mathoulin-Pélissier S, Quénel-Tueux N, et al. Impact of the Covid 19 lockdown in France on the diagnosis and staging of breast cancers in a tertiary cancer centre. Eur Radiol 2022;32(3):1644-51.
13. Revil H, Blanchoz JM, Olm C, Bailly S. Renoncer à se soigner pendant le confinement. Premiers résultats de l’enquête Assurance maladie et Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Décembre 2020. https://vu.fr/pzEo
14. Meyer A, Drouin J, Zureik M. Colonoscopy in France during the Covid-19 pandemic. Int J Colorectal Dis 2021;36(5):1073-5.
15. Outils issus du groupe de pilotage « Cancer et Covid-19 ». https://vu.fr/HYnp16.
16. Arrêté du 21 juillet 2020 modifiant l’arrêté du 23 décembre 2016. https://vu.fr/OBJe
17. Bardet A, Fraslin AM, Marghadi J, Borget I, Faron M, Honoré C, et al. Impact of Covid-19 on healthcare organisation and cancer outcomes. Eur J Cancer 2021;153:123-32.

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Résumé

L’expérience de la pandémie de Covid-19 a permis de faire évoluer durablement les pratiques, par exemple par la meilleure prise en compte de l’immunodépression des patients atteints de cancer. La gestion de crise a mis en évidence l’enjeu d’un pilotage sur indicateurs actualisés et la nécessité d’améliorer en ce sens les systèmes d’information. Ces éléments ont été intégrés à la stratégie décennale de lutte contre les cancers qui prévoit des actions dédiées à la gestion de crise.