Quelles leçons tirez-vous de la gestion gouvernementale de la première vague épidémique ?
Quelle que soit la validité des mesures prises, jusqu’au 23 novembre 2020, elles l’ont toujours été après coup, jamais dans l’anticipation. Il est vrai que nous étions dans une situation inédite. Et pour paraphraser l’adage, si se tromper est humain, persévérer serait diabolique. Mais il faut constater que la stratégie gouvernementale s’améliore, et les erreurs du premier déconfinement, trop rapide, ne se reproduiront probablement pas cet hiver du fait d’un allègement très progressif du confinement. On se réjouit, sur le plan médical, d’avoir été écouté. Mais la perte de confiance est là. Le problème majeur de nos politiques, comme de beaucoup de médecins, est qu’ils ne savent pas reconnaître qu’ils se sont trompés. Nous avons tous dit des bêtises. Ne nous en cachons pas... Sinon il ne faut pas s’étonner que l’opinion perde confiance dans ses représentants et ses experts, ce qui est un handicap majeur pour gérer une épidémie dans un pays démocratique.
Nous n’apprenons pas assez à nos étudiants les valeurs de modestie et d’humilité. Ce déficit est très grave quand ils sont devenus médecins et à plus forte raison quand ils accèdent aux plus hautes sphères du pouvoir (et qu’ils ne voient plus de malades…).
Pourtant, certains pays ont confié la gestion médicale de l’épidémie à des médecins.
Oui, mais pas n’importe lesquels : des gens qui savaient de quoi ils parlaient, pas des spécialistes du sida ou des neurologues… Cette gestion a permis à ces pays d’avoir ce que j’appelle « un pilote dans l’avion », alors que j’ai l’impression que nous en manquons encore aujourd’hui. En effet, en temps d’épidémie, il faut être souple, réactif et savoir où on veut aller. C’est une des grandes leçons des pays d’Asie du Sud-Est, leçons que nous refusons de retenir encore aujourd’hui. Pour la deuxième vague, les médecins sont moins aux commandes que lors de la première. Aujourd’hui, c’est le Conseil de défense qui décide, c’est-à-dire en définitive 4 personnes : le président, le Premier ministre et leurs directeurs de cabinet. Mais tout le monde sait que les trois derniers sont inféodés au premier… C’est la raison pour laquelle beaucoup parlent de monarchie républicaine, voire, pire, de dictature sanitaire.
Le premier confinement a-t-il été une erreur ?
Certainement pas. Il a probablement évité quelques centaines de milliers de morts. Nous étions au pied de la vague du tsunami, la priorité absolue était d’empêcher que les hôpitaux soient totalement submergés. Mais nous aurions peut-être pu procéder autrement, en particulier en laissant des établissements « Covid-free » pour pouvoir gérer les autres pathologies. La question s’est aussi posée d’une approche plus régionalisée, à l’image de ce qui s’est fait en Allemagne. Mais confiner tout le monde en même temps a eu pour effet de bloquer la dynamique épidémique partout simultanément, et c’est ce qui a permis de transférer rapidement des patients d’une zone où le virus circulait intensément à une autre où il était moins prégnant. Inversement, ne pas confiner tout le pays en même temps exposait les régions relativement épargnées à se retrouver elles aussi débordées par le virus. C’est un sujet difficile, ne serait-ce qu’en termes d’organisation des soins.
Avec l’explosion des pathologies (autres que la Covid) non traitées, des problèmes sociaux et psychiatriques pendant le premier confinement, la pandémie a mis en évidence une tare de notre système de santé : la priorité donnée au curatif par rapport au préventif. Je me demande pourquoi il en est ainsi chez nous, alors que ça n’est pas le cas dans les pays d’Asie du Sud-Est. En fait, chez eux, on privilégie les hommes, chez nous, les produits. Le moteur de la prévention, ce sont les hommes, des professionnels qui accompagnent malades et citoyens, avec un bénéfice qui n’est pas immédiat mais à moyen et long terme. La prévention chez nous, c’est devenu une affaire d’argent, de business. Le ton avait été donné dans la prévention du sida, avec l’abandon du préservatif au bénéfice de la PrEP, oubliant au passage la prévention des autres IST. On retrouve les mêmes hommes aux commandes pour la Covid. Et on parle plus de vaccins, de médicaments, de tests que de quarantaine, de traçage rapide et d’isolement. Et comme nous ne sommes pas efficaces, cela se finit par un confinement catastrophique sur le plan économique. On a oublié la définition de la santé telle que l’a formulée l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social et pas seulement une absence de maladie ou d’infirmité. » La première vague a été remarquablement bien gérée par les pays d’Asie du Sud-Est, dont beaucoup sont des démocraties, ce qui prouve que celles-ci ne sont pas incompatibles avec une lutte efficace contre les pandémies. Il est vrai qu’elles bénéficiaient des expériences antérieures du SRAS et du MERS, mais leurs responsables politiques et leurs populations ont su en tirer les enseignements.
Beaucoup d’acteurs hospitaliers décrivent une collaboration inédite entre soignants et administratifs pendant la première vague…
Effectivement, tous se sont mis au service des malades. C’est une manière de travailler qui a redonné tout son sens à notre métier. J’espère qu’elle va perdurer, mais j’ai des doutes : elle a été possible parce qu’on ne regardait pas à la dépense, contrairement à ce qui se passait avant l’épidémie. Entre les deux vagues, cette dynamique avait disparu.
Quid du Ségur de la santé ?
Un peu d’argent a été lâché, mais il n’a pas provoqué un choc d’attractivité pour l’hôpital public. Les médecins ne sont pas franchement à plaindre, mais les autres acteurs du système, infirmières, aides-soignantes, agents hospitaliers, ambulanciers, etc., ne sont pas vraiment considérés sur le plan des salaires. Pour le reste, j’ai du mal à analyser ce Ségur. J’ai l’impression que rien ne change sur le fond. En tout cas, on continue de quitter l’hôpital public.
Et la médecine générale ?
Étant hospitalier, je suis mal placé pour en juger. Mais je pense que les généralistes ont été laissés sur la touche pendant la première vague, un peu moins pour la seconde. On a oublié que la Covid-19 est avant tout une maladie de ville, et non pas hospitalière. Il faut d’ailleurs remarquer que les seules cohortes de patients « ambulatoires » dont nous disposons sont celles des porte-avions, Charles-de-Gaulle et Theodore-Roosevelt. Nous avons là une situation quasi expérimentale, puisque les personnels ne pouvaient pas sortir, et que les médecins militaires ont conservé un très grand savoir-faire épidémiologique. C’est ce qui a permis de déterminer le taux d’attaque de l’infection : jusqu’à près de 70 % sur le Charles-de-Gaulle.
Revaloriser le côté humaniste de la médecine est crucial. À mon avis, cela passe d’abord par une profonde transformation de la sélection et de l’enseignement. Pour accéder aux études de médecine, il faut actuellement avoir un bac scientifique avec mention et de préférence sortir des beaux quartiers. Il n’est pas étonnant qu’ensuite beaucoup de ces étudiants ne s’installent pas en ville, et encore moins à la campagne. Le métier n’est pas taillé pour eux. Aussi leur formation est trop scientifique. Ils ne connaissent plus rien à l’histoire, à la philosophie, aux sciences humaines, à la géographie, à l’économie, etc. Ce ne sont plus des humanistes. Et ce sont de moins en moins des cliniciens. Dans nos hôpitaux universitaires, il y a aussi de plus en plus de médecins pour lesquels le malade devient un objet de recherche. Je suis aussi frappé par le fait que mes étudiants ont très peu de notion d’épidémiologie. Devant une pneumonie, ils vont donner autant d’importance au pneumocoque, qui explique neuf cas sur dix, qu’à des pathologies rares dans notre pays, comme la fièvre Q, parce qu’ils leur ont consacré presque autant de temps pendant leurs études. C’est la conséquence de la sélection par les QCM…
La deuxième vague vous semble-t-elle mieux gérée que la première ?
Oui, mais c’est loin d’être optimal. Il y a plein de décisions assez incompréhensibles. Prenez l’obligation de porter un masque en extérieur, par exemple. Personne ne comprenait pourquoi on devait le porter dans la rue, mais pas aux terrasses de café, et pourquoi on pouvait l’enlever pour fumer une cigarette, c’est-à-dire pour s’intoxiquer, mais pas pour marcher sur la plage. On a brouillé le message, alors qu’il est simple. C’est dans les lieux clos que se produisent les contaminations, surtout s’ils sont mal aérés : en portant le masque, le risque devient très faible. À l’extérieur, le risque est quasi nul, même sans masque, si on prend garde d’éviter une trop grande promiscuité. Les gens peuvent très bien appréhender cela alors qu’aujourd’hui ils sont perdus. Ça permettrait de conserver des interactions sociales, d’assister à un événement sportif, d’aller au cinéma, etc. Donc d’éviter l’explosion de maladies mentales à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Le pourcentage de gens déclarant une dépression est passé de 11 % fin septembre à 21 % début novembre (
Santé mentale en temps de Covid : suivie de près par Santé publique France !
Selon l’étude CoviPrev, en vague 17 (du 4 au 6 novembre), pour la deuxième fois consécutive, on observe une augmentation significative des états dépressifs (+ 5 points). La prévalence a doublé entre fin septembre (11 %) et début novembre (21 %).
Les hausses les plus importantes sont observées chez les jeunes (+ 16 points chez les 18-24 ans et + 15 points chez les 25-34 ans), les inactifs (+ 15 points) et les personnes déclarant une situation financière très difficile (+ 14 points). Les autres indicateurs (insatisfaction, anxiété, troubles du sommeil) n’ont pas évolué de façon significative en comparaison à la vague 16 (du 19 au 21 octobre). On observe cependant, entre fin août et début novembre, une hausse continue et globalement significative des états anxieux (+ 3 points) ainsi qu’une diminution de la satisfaction de vie (- 4 points).
Les personnes particulièrement affectées par la dépression sont :
− celles déclarant une situation financière très difficile (35 % vs 14 % chez les plus aisés) ;
− les patients aux antécédents de troubles psychologiques (30 % vs 18,5 % chez ceux n’en ayant pas) ;
− les inactifs et les CSP- (respectivement 29 % et 25 % vs 15 % chez les CSP+) ;
− les jeunes (29 % chez les 18-24 ans et 25 % chez les 25-34 ans vs respectivement 18,5 % et 14 % chez les 50-64 ans et les plus de 65 ans).
Indépendamment des facteurs sociodémographiques, les items cognitifs et affectifs (perceptions et ressentis) associés aux états dépressifs sont la colère et la frustration, le sentiment d’isolement et de solitude, la peur, l’inquiétude vis-à-vis de la situation financière, le fait que les proches adoptent et approuvent moins les mesures de prévention et le fait de se sentir vulnérable au risque d’infection par le SARS-CoV-2.
CSP : catégories socioprofessionnelles.