Depuis un peu plus de deux ans, le monde fait face à la pandémie la plus sévère des cent dernières années. D’une vague épidémique à l’autre, la population mondiale a dû se débattre pour éviter d’être submergée par un virus semblant se jouer de nos efforts. De confinements en couvre-feux, d’une pénurie de masques à l’obligation d’en porter en tout lieu, y compris en extérieur, des premières vaccinations hésitantes en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) à la nécessité d’une troisième dose pour tous afin de retrouver une vie normale, cette calamité sanitaire n’aura eu de cesse de nous ballotter d’un extrême à l’autre ; chaque étape mettant un peu plus à l’épreuve la résilience de notre système de santé et la confiance, déjà mince, de la population dans ses dirigeants et dans les autorités sanitaires. Si l’heure du bilan n’a malheureusement pas encore sonné, on peut déjà tenter de se questionner sur notre façon d’appré­hender cette pandémie et comment celle-ci a finalement remodelé la masse de connaissances épidémiologiques que nous avions accumulées jusque-là. Comment nos expériences épidémiques passées, nos idées préconçues, nos croyances nous ont-elles amenés à miser sur des stratégies dont certaines se sont révélées inefficaces ?

Le pari du contrôle précoce

Au début de l’année 2020, les yeux de la plupart des épidémiologistes étaient braqués sur Wuhan, dans la province du Hubei en Chine. Ville désormais célèbre, elle est considérée comme le berceau du SARS-CoV-2 : d’abord quelques dizaines, puis quelques centaines de cas fin janvier, tous localisés ou en lien avec cette ville, et notamment parmi les soignants. Il n’en fallait pas plus pour nous ramener presque vingt ans plus tôt lors de l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS en français, SARS en anglais). L’histoire du SRAS commence en novembre 2002 dans la ville de Foshan, au sud de Canton, par quelques cas de fièvres et de pneumonies atypiques de cause inconnue. Mais c’est seulement en février 2003 que des rumeurs d’hôpitaux débordés et de morts par centaines se font entendre, en contradiction avec les informations officielles du moment. L’épidémie de SRAS devient ensuite internationale, lorsqu’un médecin chinois en vacances à Hong Kong contamine une dizaine de voyageurs de son hôtel et que ceux-ci exportent le virus. Au total, une trentaine de pays ont été touchés, mais les foyers ont rapidement été contrôlés. L’épidémie totalisera finalement 7 761 cas et 623 décès, en grande partie en Chine.
C’est par ce prisme que nous regardions la naissance de la pandémie de Covid-19 en janvier 2020. L’inquiétude des épidémiologistes était nuancée par cette expérience passée. Même type de virus, même origine, donc même recette : empêcher les importations et éteindre les foyers dès qu’ils apparaissent. Par ailleurs, lorsque les autorités chinoises ont officiellement alerté l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en février 2003, l’épidémie de SRAS avait commencé trois mois plus tôt, et le virus n’a été identifié que mi-avril. En 2020, ces délais ont été réduits à quelques semaines, laissant espérer un contrôle beaucoup plus précoce de l’épidémie. Pari perdu.

Le pari de l’isolement national

Même si le SARS-CoV-2 partage beaucoup de caractéristiques avec son aîné, certaines sont fondamentalement plus dangereuses, non sur le plan clinique mais sur le plan épidémiologique. En effet, la létalité du SRAS de 2003 était d’environ 10 % alors que celle du Covid-19 était initialement d’environ 0,5 % (20 fois moins létal). Pourtant, les estimations de la mortalité globale de la pandémie actuelle pendant ses deux premières années dépassent les 18 millions de morts,1 contre les 623 décès du SRAS de 2003. L’explication est simple : un virus qui tue moins son hôte a la possibilité de tuer plus de personnes.
Par ailleurs, l’épidémie de SRAS fut l’une des premières pendant laquelle de grandes chaînes de contamination ont pu être documentées. Les 200 cas apparus à Singapour peuvent ainsi tous être reliés les uns avec les autres. Or jamais aucune contamination par une personne asymptomatique ou présymptomatique n’a pu être documentée. Le SRAS de 2003 avait l’élégance de se signa­ler systématiquement à son hôte par des symptômes et de ne commencer à se propager qu’à visage découvert. Avec un tel virus, la détection de tous les cas était aisée, tout comme l’identification des personnes contacts. Les foyers pouvaient être repérés rapidement, et isoler précocement les personnes malades permettait d’éviter les cas secondaires. L’iceberg flottait en entier à la surface de l’eau.
Rien de tel pour le SARS-CoV-2. La détection des premiers cas à l’extérieur de la Chine, dès janvier 2020, n’était pas compatible avec la taille de l’épidémie rapportée à Wuhan ; le virus devait donc avancer sous la surface, son profil moins sévère rendant probable l’existence de porteurs sains, de personnes infectées mais asymptomatiques. Assez rapidement, on a aussi appris que certains cas secondaires avaient été infectés par leur cas index avant que celui-ci ne développe ses symptômes. Tout cela a confirmé les craintes des épidémiologistes : la restriction des voyages depuis la Chine ou le contrôle des voyageurs mis en place ne pourraient pas être efficaces, voire n’avaient plus aucune utilité, dès les premiers cas détectés sur le territoire. Pour un cas détecté et confirmé, dix autres étaient peut-être déjà en train de transmettre le virus à leur entourage. À moins de s’isoler immédiatement et complètement, comme l’ont fait l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, pays insulaires dont le contrôle des frontières est plus simple, le virus arriverait, voire était déjà là. Dès lors, à quoi bon fermer la bergerie si le loup est à l’intérieur ?
Le pari visant à éviter l’importation du virus était perdu avant d’être joué.

Le pari du freinage de la transmission

Sans vaccin et sans traitement efficace, les options permettant d’éviter une catastrophe sanitaire semblaient réduites. Seules des mesures permettant de limiter le nombre et la longueur des chaînes de transmission peuvent freiner l’épidémie. La réduction du nombre de contacts physiques entre individus par un confinement ou un couvre-feu a démontré son efficacité (et sa pénibilité) au cours de la crise. Mais évoquons ici les mesures de protection individuelle telles que l’usage des gels hydroalcooliques et des masques.
Les gels avaient déjà été utilisés de façon massive mais temporaire lors de la pandémie de grippe de 2009, mais avec un effet difficilement démontrable.2
Les masques n’avaient, quant à eux, jamais été utilisés en population générale en France, et la littérature scientifique n’apportait pas de preuve de l’efficacité d’un tel usage en dehors des milieux de soin, même dans les pays du Sud-Est asiatique où la pratique est commune pendant la saison grippale. Il y a donc eu débat entre experts sur le bien-fondé d’un tel usage. On pourrait croire, après deux ans de pandémie et d’usage quotidien des masques par la population, que ce débat est tranché et n’a pas lieu d’être. Rien n’est moins sûr. En effet, une expérience sociologique montre que l’on ingère un plus grand nombre de calories face à un buffet de produits allégés que face à leurs équivalents classiques ;3 de la même façon, on peut penser qu’en début de pandémie, les personnes masquées, se sentant protégées, auraient été tentées de garder un même niveau d’exposition, alors que celles non masquées l’auraient réduit ; cela se serait traduit, paradoxalement, par un sur-risque chez les personnes masquées si le masque s’était finalement révélé inefficace. Certes, l’absence de preuve d’efficacité ne vaut pas preuve de l’absence d’efficacité, mais le principe de précaution aurait pu jouer en faveur comme en défaveur de l’usage du masque pour tous, d’autant plus que le mécanisme de transmission du virus n’était pas encore bien compris.
C’est finalement la pénurie de masques qui a clôturé le débat, mais pour un temps seulement. Aujourd’hui, les masques sont devenus des objets du quotidien contribuant au moins partiellement au freinage de l’épidémie de SARS-CoV-2, et sûrement à celui d’autres virus hivernaux.

Le pari de la vaccination

La pandémie a mis sur le devant de la scène un phénomène qui touche de nombreux pays depuis plusieurs années, et tout particulièrement la France : une méfiance croissante de la population vis-à-vis de la vaccination.4 Un paradoxe qui interroge, la France ayant une place très importante dans l’histoire de la vaccination avec, entre autres, les travaux de Pasteur, Roux et Duclaux, ou encore Calmette et Guérin (BCG). L’efficacité et la sécurité des vaccins en général ne sont pourtant plus à démontrer : une étude réalisée dans 112 pays estime qu’entre 40 et 60 millions de vies ont pu être sauvées par les vaccins entre 2000 et 2019.5 Les vaccins ont donc logiquement été considérés comme des outils indispensables dans la lutte contre la pandémie dès ses débuts, mais, avec des temps de développement habituels de l’ordre de la dizaine d’années, ils ne semblaient pas pouvoir intégrer l’arsenal sanitaire à court terme. Que les premiers vaccins contre le Covid-19 aient été autorisés dès décem­bre 2020, et que plus de 10 milliards de doses aient été administrées à ce jour ne sont donc rien de moins que de remarquables exploits scientifiques et industriels.
Le pari semblait donc être gagné, au moins en partie, jusqu’à l’apparition de variants plus sévères, plus transmissibles et plus résistants à l’immunité vaccinale.

Le pari de la confiance de la population

La santé publique peut difficilement s’entendre sans la collaboration des premiers concernés, le public. Une approche uniquement verticale, dans laquelle les autorités dictent les mesures qu’elles jugent nécessaires à une population qui les applique sans condition, relève de la fiction (au moins en France). Au-delà des questions politiques, sociales et éthiques que poserait une telle approche, la forte transmission et l’apparente faible sévérité du SARS-CoV-2 imposent réactivité, discipline et vigilance, et donc une participation pleine et entière de chaque individu dans la lutte contre sa propagation. Paradoxalement, ces mêmes caractéristiques compli­quent l’adhésion de la population à cette lutte. Nous faisons face à un phénomène bien connu de la psychologie en santé :6 lorsque le risque ne nous est pas immédia­tement ou individuellement perceptible, il est difficile de nous engager dans des mesures de prévention de ce risque, d’autant plus si elles impliquent des contraintes en contrepartie.
L’implication des personnes peut être renforcée par ce que les modèles psychologiques appellent les « incitations à l’action » (cues to action en anglais), qui peuvent être internes (symptômes, douleurs, etc.), ou externes (incitation, obligation légale, etc.). Ainsi, les personnes ayant fait face à des formes symptomatiques du Covid-19 (infectées elles-mêmes ou dans leur entourage proche) ou celles qui se considèrent vulnérables seront plus enclines à adopter des mesures de prévention restrictives. Cependant, la transmission du SARS-CoV-2 étant fortement médiée par des personnes asymptomatiques et peu vulnérables,7 la lutte contre l’épidémie ne peut s’envisager sans leur implication, qui peut être plus difficile à obtenir et à maintenir dans la durée. Cela nécessite de recourir à des « incitations à l’action » dites externes, principalement par l’information et l’éducation via les médias, les autorités politiques et scientifiques, et les professionnels de santé. Sur ce point, difficile de donner quitus à la communauté scientifique.
Dans ces moments de doute, voire de peur, tous les yeux étaient tournés vers elle, dans l’attente de réponses que pourrait apporter cette science rationnelle, rigoureuse, impartiale. Bon nombre de Français gardent probablement l’image d’une science scolaire, où chaque problème est accompagné de sa solution, unique et indiscutable. Or la réalité est tout autre, car, comme le disait Montaigne, « la vraie science est une ignorance qui se sait ». D’autant plus lorsqu’elle concerne une pandémie causée par un virus dont on ne connaît presque rien. Malheureusement, sous le feu des projecteurs de médias avides de certitudes, force est de constater que nombre de scientifiques ont oublié cette sagesse élémentaire. L’épidémie de Covid-19 s’est alors vue accompagnée d’une épidémie d’ultracrépidarianisme, qui désigne le fait de parler au-delà de son domaine de compétence, tel le cordonnier qui parlerait au-delà de la chaussure (étymologie du terme). Quand on associe cette cacophonie scientifique aux nécessaires compromis politiques, eux-mêmes non dénués de suspicion de conflits d’intérêts, le cocktail risque d’être explosif. Dans un pays réputé pour sa méfiance vis-à-vis des vaccins, et quelques mois après une importante crise sociale qui s’est manifestée par des soulèvements populaires majeurs, réussir à traverser trois confinements nationaux sans grand tumulte, et atteindre plus de 94 % de couverture vaccinale peut sembler relever du miracle.
Le pari de la confiance de la population semblait fragile, il s’est avéré plutôt réussi.

Apprendre de ses erreurs

Face à l’émergence d’un virus inconnu, autorités de santé, professionnels de santé ou simples citoyens, nous sommes tous contraints de nous raccrocher à ce que nous connaissons ou croyons connaître. On peut facilement juger a posteriori les maires de certaines villes qui se sont mis à javelliser leurs rues, les préfets qui interdisaient les randonnées en forêt, ou les médecins qui ont prescrit de l’hydroxychloroquine. Tous étaient contraints à l’action et à faire le pari qui semblait le moins risqué dans un contexte incertain. Le tâtonnement initial est inévitable, la faute serait de ne pas se corriger et de ne pas changer de direction lorsque le contexte devient plus lisible. Mais le changement a un coût, celui d’avouer s’être trompé, et de pouvoir se tromper encore. Dès lors, il ne reste plus qu’à espérer que les paris perdus d’hier préparent les paris gagnés de demain. 
Références
1. Wang H, Paulson KR, Pease SA, Watson S, Comfort H, Zheng P, et al. Estimating excess mortality due to the COVID-19 pandemic: a systematic analysis of COVID-19-related mortality, 2020-21. The Lancet 2022;S0140673621027963.
2. Crépey P, Pivette M, Desvarieux M. Potential impact of influenza A/H1N1 pandemic and hand-gels on acute diarrhea epidemic in France. PLoS One 2013;8(10):e75226.
3. Wansink B, Chandon P. Can “low-fat” nutrition labels lead to obesity? J Mark Res 2006;43(4):605‑17.
4. Ward JK, Peretti-Watel P, Bocquier A, Seror V, Verger P. Vaccine hesitancy and coercion: all eyes on France. Nat Immunol 2019;20(10):1257‑9.
5. Toor J, Echeverria-Londono S, Li X, Abbas K, Carter ED, Clapham HE, et al. Lives saved with vaccination for 10 pathogens across 112 countries in a pre-COVID-19 world. eLife. 2021;10:e67635.
6. Rosenstock IM. Historical origins of the health belief model. Health Educ Monogr 1974;2(4):328‑35.
7. Tran Kiem C, Bosetti P, Paireau J, Crépey P, Salje H, Lefrancq N, et al. SARS-CoV-2 transmission across age groups in France and implications for control. Nat Commun 2021;12(1):6895.

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Résumé

Depuis deux ans, le monde navigue d’une vague épidémique à l’autre. De confinements en couvre-feux, les stratégies ont changé avec le temps, que ce soit sur la restriction des voyages, le port du masque, ou la vaccination. La crise sanitaire n’aura eu de cesse de nous ballotter d’un extrême à l’autre ; chaque étape mettant un peu plus à l’épreuve la résilience de notre système de santé et le crédit de ses dirigeants. Passer en revue quelques étapes clés de cette pandémie, permet d’éclaircir pourquoi la lutte contre un virus émergent nous contraint au tâtonnement et aux erreurs, qui doivent néanmoins être corrigés à l’aune des connaissances acquises. Dès lors, les changements de stratégies deviennent nécessaires même s’ils mettent à mal la confiance de la population ; une confiance qui ne peut être gardée sans une parfaite compréhension de ce contexte si particulier.