Comment considérer la douleur d’une personne quand la plainte n'entre pas dans une case préétablie ?
La douleur est ce mélange de sensations, d’émotions, de comportements*, que nous vivons tous en dimension animale, et plus encore humaine grâce à notre capacité à poser des mots sur ce ressenti. Ce vécu peut dépasser le champ de notre propre personne dans le phénomène de l’empathie1 qui est une douleur partagée. Notre expérience de la douleur, « colligée intérieurement » au cours de notre vie, « documentée corporellement » dans les divers événements traumatisants qui nous sont advenus, constitue un référentiel suffisamment intime et profond pour que nous le considérions comme universel… Crise de coliques néphrétiques, fracture de membre, règles douloureuses, soins dentaires, et tant d’autres… sont autant de vécus « étalon » pour notre propre représentation de la douleur, pour « ce qui fait mal » et ce « qui n’est pas si douloureux que ça », pour le « on peut le supporter » en opposition à « cette douleur est inacceptable ». Ces périodes douloureuses associent, consciemment et inconsciemment, agent traumatisant et sensation vécue, excluant dans leur focalisation logique les circonstances environnementales qui façonnent la complexité. « Quand la migraine me prend, je suis obligée de me coucher pendant 24 heures ; la migraine, c’est très douloureux et invalidant » ; « Mon disque lombaire fait à nouveau des siennes et je ne peux plus bouger »... Le besoin de relier la douleur ressentie à une cause anatomique fait partie de notre héritage de l’homme-machine cartésien et ancre au sein de la société ce paradigme : « La douleur ne peut être qu’une conséquence d’un événement anatomiquement perceptible ». La médecine parle de « nociception ». La puissance de l’imagerie contemporaine n’a fait que renforcer cette dimension.
Dès lors, lorsque la douleur d’une personne n'entre pas dans ces cases préétablies socialement, le risque de considérer sa plainte comme excessive, voire imaginaire, croît considérablement. Ce que nous jugeons douloureux pour nous (ou non douloureux pour nous) sert de critère ultime pour accueillir (ou rejeter) l’expression de la douleur que formule notre proche ou le malade dont nous nous occupons. « Tu ne vas tout de même pas te plaindre pour ça », « il y a des douleurs bien plus importantes dans la vie » sont autant de formules symétriques de « comme tu as dû avoir mal ! » ou « je sais que cet événement est douloureux »… De cette incompréhension logique de ce que vit l’autre (constitutif de l’unicité de la douleur…), nous risquons de faire de l’autre un « incompris », rejet, latent ou affiché, perçu par nombre de personnes souffrant de douleurs chroniques…

Unicité de la douleur

Or le « référentiel douleur » est strictement personnel. Les circonstances environnementales sont éminemment importantes. Les considérations d’ordre anatomique ne constituent qu’une faible partie de la problématique.
La douleur est cette plainte, au plus profond de nous-mêmes, signalant une agression de notre homéostasie.2 Sa tonalité prend sa source aux fondements de notre existence et peut être réactivée à tout propos. Du fait de sa genèse, la douleur tisse des liens avec notre souffrance existentielle.3 Dans cette coconstruction, exacerbée pour nombre d’entre nous, douleur et souffrance demeurent souvent mal différenciées. Elles ne peuvent qu’être étayées, pour le meilleur et pour le pire, par nos liens avec les autres, témoins impuissants, bourreaux conscients ou inconscients, baumes cicatrisants, etc., au gré de nos histoires. La douleur émerge dans sa tonalité personnelle, unique, à l’occasion des nombreuses circonstances de la vie qui déséquilibrent, « stressent » physiquement, psychiquement, socialement notre personne, qui organise sa défense par des comportements plus ou moins adaptés. Se pérennisent ainsi réflexes, attitudes, habitudes participant grandement de notre personnalité.

Souffrance de l’enfance

La privation de la présence maternelle, 2 heures par jour durant 15 jours, à des rats qui viennent de naître, modifie leur seuil de douleur en tant qu’adultes.4 Un stress non nociceptif induit une hyperalgésie 68 et 119 jours après une douleur initiale et une expérience mettant en jeu les opioïdes chez le rat à la naissance.5 Ces expérimentations animales convoquent ce que notre clinique humaine met en évidence à sa façon : les événements de vie ayant favorisé un « attachement anxieux » ou un « attachement évitant » sont reliés à la douleur chronique inexpliquée. L’insécurité d’attachement favorise la douleur.6 De même, les événements traumatisants, type abus physiques ou psychologiques d’un enfant, font le lit d’une symptomatologie douloureuse chronique à l’âge adulte.7 Plus globalement, les hospitalisations, accidents, problèmes financiers, et autres événements pénibles pouvant émailler le début de la vie favorisent les pathologies exprimant la douleur au long cours.8

Matrice de la douleur

Le développement du cerveau est affecté par ces traumatismes, petits ou grands, de l’existence.
La recherche internationale met progressivement en évidence l’interconnexion de différents réseaux intervenant dans la douleur9(salience network, default mode network, central executive network)** au sein desquels les relations materno-infantiles10 interviennent pour modifier la donne de nos vies. Toutes ces recherches, permises par l’imagerie cérébrale, complexifient les premiers éléments décrits il y a 20 ans, qui avaient été nommés « matrice de la douleur », cette première « cartographie » mettant en évidence la douleur complexe. Les zones de la douleur recouvrent grandement les zones de l’émotion. « Les études démontrent que les états émotionnels négatifs tels que la dépression, l’anxiété, la frustration, la peur et la colère amplifient l’intensité de la douleur alors que les émotions positives comme la joie la réduisent. »11« Le fait que des zones fronto-cingulaires inhibitrices de la douleur soient activées également par les médicaments antalgiques, les stimulations cérébrales antalgiques, ou lors d’interventions jouant sur le psychisme comme l’hypnose ou l’effet placebo réduit définitivement la dichotomie entre les approches biologique et psychologique de la douleur ».12

Discordance anatomie/douleur

Ainsi est mis en évidence l’écart entre lésion anatomique et douleur, entre nociception et stimulus douloureux. Les prémisses, posées par Melzack et Wall il y a plus de 50 ans, sont confirmées :13 notre système nerveux modifie les sensations perçues. Au point que nombre de personnes souffrent sans lésion et nombre de lésions ne se signalent pas par de la douleur : la douleur est ce faux ami qui ne permet pas de détecter précocement le cancer mais fait souffrir la personne fibromyalgique… deux tiers des métastases osseuses sont sans douleurs,14 mais la douleur du dos postopératoire, sans cause expliquée, touche 20 % des personnes concernées.15 La douleur peut être l’unique perception d’une perte d’un proche chez une personne ayant une insensibilité congénitale à la douleur.16

Récompense/punition

La douleur n’est pas simplement un ressenti ; elle est aussi un comportement. Comme la faim, la soif, le désir de dormir, la douleur est une partie des systèmes de survie de notre organisme, qui sont responsables collectivement de sa protection. On peut parler de participation à l’homéostasie. « Le concept de perception de la douleur, comme distinct de la nociception, structuré par l’apprentissage émotionnel et la perception du danger, nous fait comprendre la douleur comme un état motivationnel qui conduit consciemment ou inconsciemment nos conduites. »2 Ainsi se façonne au cours de notre existence « une systématique, complexe et calculée stratégie pour nous ajuster à l’environnement et survivre ». « Ces constantes d’ajustements entre punition et récompense prennent place dans les centres de récompense, aires limbiques et cortex cérébral. La douleur n’est pas séparée de la récompense mais intégrée, et le système opioïde endogène joue un rôle critique dans cette intégration. Les processus de douleur prennent place dans les aires du cerveau traditionnellement pensées comme appartenant à la récompense et à l’addiction. »2

Alexithymie

Le terme d’alexithymie se rapporte à des personnes en difficulté pour distinguer leurs propres émotions et, de ce fait, en incapacité de communiquer à leurs propos. Leurs impressions subjectives sont souvent perçues en termes de sensations physiques. Les stimulations de faible intensité, en provenance de leur organisme, peuvent être vécues comme intenses comme le montre par exemple le syndrome du côlon irritable.17 L’alexithymie est un état qui favorise le ressenti douloureux, tant en sensations organiques internes que vis-à-vis de stimulus extérieurs. Les patients douloureux chroniques sont plus alexithymiques que les sujets sains ou atteints d’autres pathologies médicales ou psychiatriques.18 La stimulation expérimentale induit une douleur moins bien tolérée pour les personnes ayant un haut score d’alexithymie.19 Migraine,20 côlon irritable, fibromyalgie21 sont des pathologies dont le lien avec l’alexithymie a été régulièrement montré.

Psychopathologie

Ainsi, nous ne sommes pas égaux en matière de ressenti/perception de la douleur. Les souffrances de l’enfance, les troubles émotionnels dont semblent témoigner les personnes décrites comme alexithymiques ; les différents syndromes douloureux chroniques qui affectent parfois toute la vie de ces personnes nécessitent des adaptations qui ne se font pas sans compensations… Pour « tenir » dans la douleur chronique et complexe, les personnalités se modifient en aggravant des traits de personnalité…, à moins que ces caractéristiques personnelles n’interviennent de façon concomitante à l’échelle d’une vie… Constatons que cette notion de comorbidité entre douleur chronique et psychopathologie est largement retrouvée dans la littérature internationale. Par exemple, dans une étude sur plus de 5 000 personnes travaillant au Canada dans les services publics,22 23 % relèvent de cette double appartenance, « douleur expérimentée durant plus de 3 mois » et existence d’un des syndromes du type « stress post-traumatique, dépression, anxiété, panique, abus d’alcool ». Il est possible que cette souffrance globale, décrite ci-dessus, rejaillisse sur les entourages et que les défenses par rejet se mettent en place, ne faisant que renforcer la douleur.23

PAS DE NORME DOULOUREUSE

La douleur complexe ne se choisit pas davantage que la « pain matrix », qui s’est construite dans l’unicité d’une existence reliée à son contexte familial, psychosocial, éducatif, religieux… La personne doit « faire avec » cet acquis du début de vie, expression pouvant traduire le « coping »,24 cher aux pionniers de la recherche en douleur complexe. Cette « gestion », par le patient lui-même de ses ressentis personnels, ne peut se comparer à rien d’autre. Lui seul devra trouver le moins mauvais équilibre qui lui permette d’exister malgré la douleur. L’acceptation (« acceptance »)25 demeure la posture la plus pertinente pour vivre. Le respect de ce ressenti unique de l’autre, que par définition je ne peux comprendre, demeure une base éthique tant pour les familles que pour le corps médical et les soignants. Un accompagnement de cette difficulté, vécue par la personne douloureuse, ne peut se bâtir que dans l’accueil de la plainte, la confiance partagée que la relation s’établit sur la réalité de la douleur, l’étayage des comportements les plus à même de l’aider à mieux vivre.26 Toute comparaison à une « norme douloureuse », tout dénigrement d’un comportement à visée antalgique (même si celui-ci est inadapté ou maladroit) relève d’une incompréhension de ce que nous apprend année après année la recherche internationale dans le domaine de la douleur : la douleur d’une personne est unique et complexe et nous devons l’accueillir comme telle.
* Définition de la douleur de l’International Association for the Study of Pain  (IASP) 1979.** Groupe de neurones impliqués dans la gestion de fonctions internes et externes à l’organisme.
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