On parle de dysphorie de genre lorsqu’une incongruence de genre génère une souffrance. La détresse est parfois si forte que la personne s’engage dans un processus de changement de sexe. Ces sujets, dont le profil est très hétérogène, doivent être accompagnés par une équipe multidisciplinaire. Le médecin traitant – avec son écoute attentive – a un rôle important, surtout pour les jeunes habitant en province qui ont des difficultés d’accès aux centres spécialisés, situés dans les grandes villes, et saturés tant la demande de prise en soins apparaît désormais exponentielle.

 

Les estimations de la prévalence de la dysphorie de genre chez les plus de 15 ans sont très variables. Elles sont le plus souvent calculées à partir du nombre de personnes traitées en centres spécialisés ou d’enquêtes auprès de psychiatres (nombre de personnes trans pris en charge dans un pays ou une région). Le groupe de travail du DSM-5 fait état d’un taux variant de 0,005 à 0,014 % pour les trans assignés dans le sexe masculin à la naissance et de 0,002 à 0,003 % pour les trans assignés de sexe féminin. Toutefois, ces chiffres sont probablement sous-estimés : les enfants, les adolescents et les adultes souffrant d’une incongruence de genre ne sollicitent pas tous un avis médical spécialisé ou non, de même que seul un certain nombre d’entre eux souhaiteront s’engager dans un parcours de transition hormonal et chirurgical.

Les différences entre les sexes dans les taux de prise en charge varient selon l’âge. Chez les enfants, le sex ratio va de 2/1 à 4,5/1 alors que chez les adolescents il serait proche de la parité. Chez les adultes, il est en faveur des trans assignés dans le sexe masculin à la naissance, variant de 1/1 à 6,1/1 (DSM-5).

Le nombre de demandes d’accompagnement et de prise en soinsest en continuelle augmentation, ce qui reflète à la fois une meilleure accessibilité des soins, une moindre stigmatisation sociale et un questionnement sociétal majeur autour de la « binarité/non binarité des genres » (HAS).

Certains enfants ont des « comportements de genre non conformes », souvent dès leur plus jeune âge. Il s’agit de ces petits garçons qui répugnent aux jeux de leurs congénères pour ne fréquenter que les fillettes de leur classe, se saisissent volontiers de morceaux de tissu pour se confectionner des habits féminins, jouent assidûment à la poupée ou à d’autres activités investies habituellement par les filles selon certains stéréotypes sociaux de genre. Il arrive de déclarer aux adultes de leur entourage qu’ils appartiennent au sexe féminin. De la même manière, certaines petites filles préfèrent les activités des garçons de leur âge, refusent de porter des robes ou les cheveux longs et se glissent dans une identité sociale masculine jusqu’aux déconvenues des premiers signes pubertaires. Chez ces enfants, le taux de persistance d’une incongruence de genre génératrice d’une souffrance (« dysphorie de genre ») à l’adolescence ou à l’âge adulte varie selon les études : de 2,2 à 30 % chez les sujets assignés dans le sexe masculin à la naissance et de 12 à 50 % chez les sujets assignés de sexe féminin. Parmi les sujets assignés dans le sexe masculin à la naissance dont l’incongruence ne persiste pas et/ou ne se complique pas d’une dysphorie, la majorité est sexuellement attirée vers les hommes cis et s’identifient comme « gays ». Un plus grand nombre de sujets assignés dans le sexe féminin à la naissance persisteraient dans leur demande de transition (« persisters ») ; chez celles qui abandonnent ce projet (« desisters »), le nombre d’adultes homosexuelles serait plus faible.

Une clinique très hétérogène

Le récit des personnes trans et l’expérience issue de la pratique clinique conduisent à distinguer des moments charnières dans l’émergence d’une dysphorie en lien avec une incongruence de genre que sont la petite enfance, la période péri-pubertaire et plus rarement la crise du milieu de la vie.

Ces formes tardives qui ne s’enracinent pas lors des premières phases de la construction de l’identité sexuée (entre 2 et 4 ans) ou au cours du processus de l’adolescence renvoient à des situations plus hétérogènes. Elles peuvent ainsi être rencontrées chez des personnes ayant durablement vécu dans le sexe qui leur a été assigné à la naissance, masculin dans la majorité des cas, caractérisant leur sexualité comme « hétérosexuelle » ou « bisexuelle », qui prennent pleinement conscience d’une incongruence de genre après avoir cheminé durablement dans le rôle social du sexe qui leur a été assigné. Ces prises de conscience se compliquent généralement d’un éprouvé dysphorique intense, paroxystique, accompagné d’un sentiment d’urgence face aux années « gâchées ». Ces femmes trans se projettent dans une sexualité lesbienne ou bisexuelle, parfois auprès de leur partenaire de vie, souvent la mère de leurs enfants. On peut retrouver dans ces trajectoires la notion d’un investissement fétichiste souvent transitoire, épisodique, vécu avec culpabilité, qui laisse rapidement la place à un désir de vivre pleinement sous une identité de femme trans. D’autres formes apparaissent tardivement car elles s’inscrivent dans une répression chronique par la personne trans d’un vécu d’incongruence et de dysphorie ressenti dès l’enfance par crainte du rejet, d’une rupture familiale, d’une stigmatisation sociale et professionnelle.

Ces formes pourraient être associéesà un risque plus élevé de complications anxiodépressives avant mais aussi après transition, imposant une attention particulière de la part des équipes médico-chirurgicales dans l’information délivrée sur les résultats hormono-chirurgicaux et la structuration d’un accompagnement psychologique individuel et le cas échéant conjugal. De fait, chez les personnalités aux fragilités narcissiques les plus importantes, l’investissement d’une image féminine idéalisée peut être tel qu’il s’accompagne parfois de demandes multiples de chirurgies plastiques dont les résultats peuvent s’avérer aléatoires eu égard aux attentes.

Qui peut bénéficier d’un traitement ?

La réalité clinique est très complexe. Il faut savoir qu’une transition hormonale n’est pas systématiquement suivie d’une intervention chirurgicale et que les 2 modalités thérapeutiques peuvent être séparées de plusieurs années, selon le désir de la personne dysphorique. L’éligibilité au traitement hormonal et chirurgical est toujours évaluée lors d’une réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) trimestrielle qui réunit l’ensemble des acteurs médicaux (endocrinologues, chirurgiens, psychiatres). Au-delà des enjeux de l’analyse de la dysphorie dans ses liens avec le parcours de vie, les caractéristiques de personnalité ou de l’environnement (contexte socio-économique, insertion socioprofessionnelle, vie affective, communication intra-familiale…), ces RCP sont animées par un objectif d’équilibre entre le respect d’un principe éthique fondamental de bienfaisance pour le patient et du respect de son autonomie. En suscitant régulièrement des questionnements autour des pratiques professionnelles, ces échanges pluridisciplinaire autour de situations inhabituelles et/ou complexes a favorisé une nette évolution de l’offre de soins à l’aune des évolutions sociétales : facilitation de l’accès aux préservations de gamètes, examen plus attentif et meilleure contextualisation des demandes un temps qualifiées de « partielles » par le corps médical, réflexion plus inclusive et approfondie autour des demandes de transition de personnes présentant un handicap psychique ou un trouble mental associé (par exemple : les troubles du spectre de l’autisme…).

Une attention particulière doit néanmoins persister dans les cas qui traduisent une souffrance psychique symptomatique d’un trouble mental dont les contours dépassent largement la dysphorie de genre. Si les processus délirants ou hallucinatoires sous-tendant une demande de transition sont très rares au sein des consultations spécialisées, des situations complexes associant divers facteurs de vulnérabilité au risque d’effondrement dépressif ou suicidaire sont plus fréquentes ; elles imposent un accompagnement psychologique et psychiatrique pouvant s’inscrire dans la durée, avant et après transition, si cette dernière est décidée.

Chez les préadolescents ayant une dysphorie de genre intense et chronique depuis l’enfance, des agonistes de la LH-RH peuvent être proposés pour différer l’installation des caractéristiques sexuelles secondaires et optimiser un processus ultérieur éventuel de transition. L’indication de ces prescriptions demeure délicate et résulte d’une concertation pluridisciplinaire d’équipes spécialisées tant en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent qu’en endocrinologie pédiatrique. L’émergence de demandes de « détransition » rapportées dans la littérature internationale souligne encore la nécessaire prudence devant prévaloir dans ces pratiques.

L’accompagnement psychologique est essentiel

Un accompagnement psychologique est systématiquement proposé conjointement à la prise en charge médicale pour motif de réassignation de sexe, à différentes étapes du processus : personne songeant à l’éventualité d’une transition hormono-chirurgicale ou plus arrimée dans son désir, ayant entamé un tel processus et formulant de l’aide dans son cheminement individuel à la fois physique, mental mais aussi au niveau de sa sphère professionnelle et familiale, personne ayant fait le choix de suspendre un tel projet ou d’y renoncer ou encore se sentant prête à initier une psychothérapie individuelle une fois la transition hormonale et/ou chirurgicale effectuée(s).

Quelle place pour les généralistes ?

Essentiel tout au long du parcours de ces patients, le médecin traitant offre une écoute attentive et assure le relais auprès des différents spécialistes. Son rôle est particulièrement important pour les jeunes habitant en province, qui ont souvent de grandes difficultés d’accès aux centres spécialisés, situés majoritairement dans les grandes villes et saturés tant la demande de prise en soins apparaît désormais exponentielle.

Les praticiens doivent se garder d’être « désarçonnés » ou au contraire de banaliser au risque d’un retard dans la prise de soins.

Il est important de distinguer les patients déjà ancrés dans un souhait de changement de sexe, qui relèvent d’une prise en charge spécialisée, de ceux qui ont des interrogations plus étendues ou plus floues et qui peuvent être accompagnés par le généraliste sensibilisé à ces questions dans l’attente d’un partenariat avec d’autres acteurs plus spécialisés (psychiatre de CMP, psychologue, sexologue…).

Par sa connaissance approfondie du milieu familial et de l’histoire de vie, il permet bien souvent de préciser le contexte d’éclosion d’une demande de transition. Quand le patient est engagé dans un processus de transformation, en particulier à la phase du traitement hormonal, le médecin a un rôle crucial de veille et d’aide, notamment en cas de stigmatisation en milieu socioéducatif ou professionnel.

Points clés

. Une éventuelle atypicité de genre disparaît après la puberté chez la majorité des enfants ; elle évolue souvent vers une orientation homosexuelle ou bisexuelle.

. Les dysphories d’apparition tardive imposent une prudence particulière de la part des équipes spécialisées.

. Les patients doivent pouvoir bénéficier d’un accompagnement à toute étape de leur démarche par une équipe multidisciplinaire.

Thierry Gallarda, hôpital Sainte-Anne, GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, Paris

Pour en savoir plus :

– Dhejne C, Lichtenstein P, Boman M et al. Long-term follow-up of transsexual persons undergoing sex reassignment surgery : cohort study in Sweden.Plos One 2011;6:e16885.

– Gallarda T, Rari E, Coussinoux S, et al. Les demandes de changement de sexe : questionnements éthiques émergeant d’une pratique clinique. In : Bourguignon O, ed. Bruxelles : Mardaga ; 2008:175-7.

– Cannasse S. Entretien avec Thierry Gallarda. Les transsexuels ne sont pas des malades mentaux. Rev Prat Med Gen 2012;26(878):228-9.

– Gallarda T, Machefaux S, Rari S, et al. Demandes transsexuelles : l’expérience d’une équipe spécialisée dans la prise en charge de patients présentant des troubles de l’identité de genre. In : Mache R, ed. La nature dans l’identité sexuelle. Paris : L’Harmattan ; 2009.