Le mot de maltraitance présente cette difficulté qu’il est à la fois puissamment évocateur et difficile à circonscrire. C’est un de ces mots « qui appellent plus qu’ils ne répondent » (Paul Valéry). Il engage les parties prenantes professionnelles à réagir, se mobiliser, à redoubler de vigilance, à engager des poursuites pénales ou des actions disciplinaires. Mais il le fait sans que son assise conceptuelle ne soit complètement claire ou, du moins, sans qu’elle fasse l’objet d’une définition qui fasse entièrement consensus.

Deux dimensions

Si l’on cherche une définition juridique, force est de constater qu’elle manque, puisque le code pénal ne reconnaît pas ce vocable, auquel il substitue celui de « mauvais traitements ». C’est donc ailleurs qu’il faut se tourner pour être éclairé : vers les textes de référence internationaux en la matière issus du Conseil de l’Europe (1987) et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2002) qui tous deux mettent l’accent sur deux dimensions constitutives :
– la vulnérabilité de la victime ;
– la relation particulière, de confiance, unissant l’auteur à la victime.
S’agissant des personnes âgées, la déclaration de Toronto de l’OMS définit la maltraitance comme « un acte unique ou répété, ou l’absence d’intervention appropriée, dans le cadre d’une relation censée être une relation de confiance, qui entraîne des blessures ou une détresse morale pour la personne âgée qui en est victime ».
Cette définition, qui peut s’appliquer à toute personne en situation de vulnérabilité, a plusieurs conséquences. Premièrement, elle intervient dans un contexte où l’auteur et la victime ne sont pas en situation de symétrie, d’égalité des positions. L’un détient davantage de savoir, de capacité physique, sociale ou financière, de pouvoir et de maîtrise sur la situation, que l’autre. Deuxièmement, la maltraitance ne recouvre pas toutes les formes de violence exercées envers les personnes vulnérables : le vol commis par un inconnu dans la rue, l’insulte proférée au hasard dans un espace public, le crime prémédité d’une bande mafieuse : tous ces actes causent bien blessures et détresse morale mais ils ne sont pas perpétrés par une personne de confiance. Troisièmement, la maltraitance comporte une dimension d’abus de pouvoir ou d’autorité : l’élément de confiance est issu du rôle particulier que joue une personne (un professionnel ou un aidant familial) dans la vie d’une autre personne, vulnérable. C’est parce qu’un acte vient trahir une présomption de bienveillance et de compétence au service d’autrui qu’il relève de la maltraitance. Pour le dire autrement, un enfant peut être maltraité par des membres de sa famille, par un instituteur ou un professionnel de santé, mais les violences éventuelles subies hors d’une relation de responsabilité envers lui relèvent d’autres appellations.
Ainsi que le précise la note d’orientation récente sur le sujet pour détailler les situations visées : « Sont, par conséquent, concernés : aussi bien des actes que des omissions ; aussi bien les atteintes, pénalement réprimées, aux personnes ou aux biens, que des blessures morales, des situations d’emprise mentale ou de "simples" humiliations ; aussi bien ce qui se passe en institution qu’au domicile ; aussi bien les interventions professionnelles que les actes commis dans un cadre domestique ; aussi bien les gestes délibérés que les gestes involontaires ou inconscients (…) ».*

Plusieurs types de maltraitance

L’une des difficultés pour circonscrire le phénomène est de pouvoir le rendre opérationnel : de pouvoir, en d’autres termes, tirer de ses spécificités une clarification des types de traitement que chaque situation appelle. L’enjeu est donc de faire apparaître une typologie des maltraitances qui nous éclaire sur les réponses pertinentes. En la matière, deux lignes de différenciation et quatre catégories peuvent être avancées. Une ligne sépare les maltraitances préméditées et volontaires (par exemple un abus sexuel) de celles qui sont inconscientes dans l’esprit même de ceux qui les commettent (un oubli en serait un exemple). Une autre ligne différencie les maltraitances individuelles (l’insulte lors d’un échange interpersonnel) de celles qui sont collectives (privation systématique de liberté de tous les patients accueillis au sein d’une unité hospitalière). À la suite de ces différenciations, on peut donc identifier :
– les maltraitances conscientes et individuelles, pour lesquelles le traitement est avant tout disciplinaire et pénal ;
– les maltraitances conscientes et collectives, pour lesquelles des modifications systémiques sont à envisager (formation, organisation, régulation des pratiques) ;
– les maltraitances inconscientes individuelles, pour lesquelles c’est la montée en compétence qui est la réponse première ;
– les maltraitances inconscientes mais agies collectivement, qui ne peuvent se résorber que par des dispositifs permettant la prise de recul sur les pratiques et la montée collective en discernement d’ordre éthique.
Ces distinctions établies, il faut souligner néanmoins à quel point les situations peuvent être difficiles à classer, et relever tour à tour et pour un même auteur et une même victime de catégories mouvantes. Le geste brusque, ponctuel, d’un aidant familial à l’égard de son proche handicapé, commis par maladresse, n’exclut pas que l’épuisement le conduise à entrer dans une relation où les brimades et les privations ne deviennent une situation chronique. Le propos déplacé, trop familier, d’un professionnel inexpérimenté, peut devenir systématique et se banaliser sous l’effet d’un climat institutionnel où la relation humaine est dévoyée, les effectifs insuffisants et la culture managériale permissive.

Lever un tabou

Pour les professionnels du soin, définir précisément la maltraitance ne relève pas seulement de l’exigence scientifique. La connaissance en matière de maltraitance a en effet pour colossal enjeu de lever sur le phénomène un tabou durablement installé et catastrophique dans ses conséquences. À titre d’exemple, on estime que seulement 10 % des violences sexuelles font l’objet d’un signalement à la justice, pour des raisons tenant à la fois à la honte chez les victimes, à l’ignorance qu’elles ont concernant leurs droits, ou à la crainte de représailles. Pour lever cette difficulté de l’alerte, c’est la mobilisation adroite, empathique et résolue de toutes les personnes en contact avec les personnes victimes qui est nécessaire. Et cela est vrai que nous parlions de maltraitance sexuelle ou d’autres formes de maltraitance. Or pour lutter contre le phénomène de silenciation** de la maltraitance, il est nécessaire de le connaître avec précision, de sortir de représentations caricaturales comme celles qui font de la maltraitance la seule conséquence d’effectifs insuffisants en maisons de retraite ou de l’existence de prédateurs délinquants dans les grandes villes.

Une résolution en 3 étapes

Dans ses travaux sur la prévention des abus envers les adultes en situation de handicap, le Pr Hillary Brown distingue pour sa part :
– la maltraitance prédatrice, « targeted abuse » (parmi lesquelles la maltraitance commise sur des personnes pour des raisons de genre, de religion, d’identité ethnique…) ;
– la maltraitance institutionnelle (architecture défaillante, pratiques professionnelles déviantes…) ;
– la maltraitance professionnelle (interventions professionnelles inadaptées ou violentes) ;
– la maltraitance domestique (au sein d’un couple ou d’une famille) ;
– la maltraitance sociétale (stigmatisation ou privation des droits pour une catégorie de la population, par exemple les sans-abri, les migrants, les populations tziganes).
Pour chaque forme d’abus, des réponses différenciées sont à envisager. Toutefois, Hillary Brown souligne à quel point toutes les maltraitances appellent une résolution en trois étapes qui doivent se compléter, qu’elle nomme « les trois R » :
Recognizing/repérer, ce qui suppose de savoir entendre, mais aussi regarder les personnes vulnérables en ayant conscience de ce que certains signes révèlent, et des investigations qu’ils appellent pour recueillir de la victime la confirmation des faits ;
Reporting/signaler, ce qui suppose de connaître les obligations de signalement en vigueur, et de savoir que les obligations en matière de secret professionnel et de respect de la déontologie médicale ne s’appliquent pas en cas de suspicion de maltraitance. Cela suppose également de connaître les circuits de signalement, les interlocuteurs pertinents au niveau judiciaire, mais aussi au niveau de l’accompagnement psychologique et social des victimes ;
Responding/répondre, ce qui n’est pas la moindre des difficultés, lorsque l’on a pris la mesure de la complexité des situations, de leur caractère souvent peu transparent à des interlocuteurs extérieurs, et des dimensions parfois très variées qu’elles engagent (juridique, sociale, relationnelle…).

Questionner

À ces trois repères proposés par Hillary Brown, j’en ajouterais un quatrième : questionner. La recherche permanente de distanciation et de questionnement sur les pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives, est une nécessité complémentaire des trois précédentes. Lorsqu’on prend la pleine mesure de l’ampleur des risques de maltraitance au contact des publics vulnérables, force est de reconnaître que chacun de nous est apte à la commettre, fût-ce inconsciemment, dans un contexte professionnel ou personnel. Négliger de prendre en compte les besoins et de respecter les droits d’une personne fragile est un risque pour tout citoyen. En prendre conscience, c’est décider de s’inscrire non seulement dans une posture de responsabilité en cas de situation constatée sur autrui par soi-même ou par un tiers, mais c’est aussi se placer soi-même en situation de formation régulière, de réflexion éthique avec d’autres, et de confrontation avec le vécu et l’expertise des patients et personnes vulnérables en toute occasion. Ce travail de la conscience peut se produire par le truchement d’événements scientifiques, de travaux de recherche, ou de rencontres favorisant les échanges de pratiques. Il peut aussi se déclencher grâce à une œuvre d’art car, comme le suggère Richard Rorty, l’émotion esthétique peut nous aider à « devenir plus sensibles aux détails particuliers de la douleur et de l’humiliation » que certaines situations engendrent chez autrui. C’est donc tous ces chemins que nous devons emprunter pour que notre capacité individuelle et collective de sollicitude ne s’émousse pas, et que notre pratique ne risque pas de glisser insensiblement d’une réponse professionnelle à un automatisme, nous faisant par la même occasion passer du « vivant au gisant et même au minéral » (Paul Ricœur). 
* Note d’orientation pour une action globale d’appui à la bientraitance dans l’aide à l’autonomie. Rapport de la commission pour la Promotion de la bientraitance et la Lutte contre la maltraitance HCFEA-CNCPH, janvier 2019, p. 13.** On appelle « silenciation » le processus par lequel une société banalise la maltraitance au point de faire des violences des situations normales qui n’appellent ni prise de parole ni traitement particulier du point de vue judiciaire, psychologique ou social. La silenciation fait d’un acte de violence une situation tue par indifférenciation avec les maux inévitables, acceptés, d’une société. La sortie de la silenciation se fait lorsqu’une société se met à juger inacceptables des violences auparavant permises: par exemple le bizutage de nouveaux élèves, les plaisanteries sexistes dans le monde du travail, ou la non-prise en compte des besoins sexuels des personnes en situation de handicap.

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Résumé

La maltraitance souffre d’une définition incertaine, qui en rend la compréhension partagée et la mesure difficile. Certains éléments distinctifs sont ici proposés pour la caractériser : la vulnérabilité de la victime, son lien de confiance avec l’auteur de la maltraitance, et la dimension d’abus de pouvoir que la situation comporte. En outre, la maltraitance peut être classée en distinguant les actes individuels des pratiques collectives, et les actes posés consciemment de ceux qui ne le sont pas. Ces distinctions clarifient les réponses pertinentes, sans pour autant les rendre aisées à mettre en œuvre. De manière transversale, pour toutes les situations, quatre impératifs s’imposent : reconnaître, signaler, répondre et questionner.