Comment, en 20 ans, est-on passé d’un discours sur la pléthore médicale à la constatation actuelle des déserts médicaux, et comment en sortir ?
Jusqu’aux années 2000, voilà moins de 20 ans, le discours était à la « pléthore » médicale, et de nombreux jeunes médecins peinaient à développer leur activité avec trop peu de patients à leur consultation. Et puis, brutalement en quelques années, la situation s’est inversée, et le terme de « désert médical » a fait florès. Les pouvoirs publics ont alors multiplié les initiatives – souvent coûteuses et quelquefois confuses –, mais il semble de plus en plus difficile, et pas seulement dans les zones rurales, de « trouver un médecin ».*
Alors, comment a-t-on pu en arriver là aussi rapidement ? et avoir tellement de difficultés à en sortir ?

Deux évolutions sociétales majeures

D’abord, en préambule, il faut rappeler la marginalité des travaux sur la démographie médicale tout au long des années 1970 et 1980, jusqu’au milieu des années 1990 et l’absence de fait d’une politique démographique des professions de santé (v. les encadrés« Numerus clausus » « MICA » et « RPPS »). L’augmentation régulière et importante du nombre des médecins allait alors de soi, sur la lancée des Trente Glorieuses et de la généralisation de la convention médicale intervenue en 1971 (alors que les médecins de statut libéral étaient largement majoritaires en France). Le nombre de médecins en activité a ainsi été multiplié par 4 entre 1960 et 2000, alors que dans le même temps la population générale ne croissait que de 45 à près de 60 millions d’individus.
Ensuite, il faut considérer deux évolutions à caractère populationnel, épidémiologique et social, survenues assez brutalement au tournant du siècle. La première avait été anticipée et signalée par l’Organisation mondiale de la santé qui appelait l’ensemble des pays développés au « défi des maladies chroniques ». En effet, sous l’effet conjugué du vieillissement des populations et de l’accroissement du nombre de malades chroniques « polypathologiques », l’offre de soins allait être très fortement sollicitée, en particulier pour des activités de suivi en ambulatoire, incluant les soins non programmés et associant le sanitaire et le social. Mais pour cela les choses n’étaient guère organisées (et les personnels, en particulier médicaux, insuffisamment formés et « équipés »). La seconde évolution était plus difficile à prévoir. Elle concerne la conception que les jeunes générations peuvent avoir de leur exercice professionnel et de l’équilibre de celui-ci avec tout ce qui constitue la vie « personnelle ». À l’évidence, les promotions de jeunes médecins (hommes et femmes) sorties des facultés depuis la fin des années 1990 ne souhaitent pas perpétuer un exercice clinique isolé pouvant aller au-delà de 60 heures hebdomadaires… comme le faisaient nombre de leurs aînés. Une telle évolution de la conception de l’exercice aurait cependant dû être anticipée par les organisations professionnelles…

Médecins actifs : un solde négatif

Bref, la survenue brutale et simultanée de ces deux évolutions a provoqué à partir de 2005 une sorte d’effet ciseaux conduisant à une inadéquation croissante entre une demande de soins à la hausse et une offre inadaptée et qui allait se raréfier. Sur cette raréfaction des médecins actifs et en termes uniquement quantitatifs – dont on perçoit bien l’insuffisance –, il suffira de dire que l’analyse selon une échéance annuelle des entrées et des sorties de l’exercice médical a montré que le solde est devenu négatif au tout début des années 2000 et qu’il redeviendra positif au-delà de 2020. Pendant ces 20 années, ce sont des cohortes annuelles de l’ordre de 4 000 à 8 000 praticiens qui ont cessé leur activité, alors que les entrants étaient sensiblement moins nombreux, de l’ordre de la moitié ; le tout correspondant peu ou prou aux numerus clausus (v. encadré) pratiqués une quarantaine d’années en amont. Et sans tenir compte des praticiens venus de l’étranger, en particulier hors Union européenne (UE) [alors que les flux internes à l’UE restaient marginaux, et même si l’initiative de la faculté de médecine de Cluj (Roumanie) allait connaître un retentissement médiatique important].

Désaffection pour la médecine générale

Un éclairage davantage qualitatif sur ces mêmes années montrera au sein du corps médical une désaffection persistante pour l’exercice de la médecine générale ou de proximité ou de premier recours (ce que l’on appelle désormais les soins primaires, termes encore mal compris et qui conservent un caractère irritatif). Cette désaffection – observée dans l’ensemble des pays développés – résultant de l’exigence de cet exercice, des contraintes qui s’y rattachent et de l’insuffisance de sa rémunération par rapport aux spécialités qui disposent d’un plateau technique. Désaffection qui, précisément, aggravera l’effet ciseaux évoqué supra en réduisant encore l’offre de médecine générale. Désaffection enfin, et fort heureusement, en voie de résolution depuis 2010, à la suite d’une revalorisation institutionnelle – en particulier par la création d’un « internat pour tous » intégrant les futurs généralistes – et par l’émergence de nouveaux modes d’exercice (incluant un surcroît de rémunération) le plus souvent à l’initiative des professionnels eux-mêmes et en adéquation avec leurs aspirations.

Rapport Choussat, 1997

On peut alors relire les conclusions du « rapport d’ensemble »1 sur la démographie médicale – en moins de 50 pages – qu’avait rendu, en 1997, Jean Choussat et qui constituent le rationnel qui aurait pu inspirer une véritable politique de démographie des professions de santé. Il faut en particulier retenir les trois conditions qu’il avait posé pour la réussite de la politique qu’il proposait : « La première condition, c’est d’améliorer la connaissance des besoins, en retenant la région comme unité d’œuvre… La seconde condition, c’est la prise de conscience plus nette des relations réciproques étroites qui existent entre les choix démographiques et l’organisation du système de santé… Tous les choix organisationnels ont leur pendant démographique, tous les choix démographiques ont leur impact organisationnel… La troisième condition, c’est de doter le système de santé d’une structure appropriée vouée à l’étude permanente des questions démographiques. »

Caractériser les besoins, documenter la démographie professionnelle

La troisième de ces conditions a été satisfaite par la création dès juin 2003, sous le ministère de Jean-François Mattei, de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) [en réalité, le ministère Kouchner finissant avait installé en mars 2002 un « Observatoire de la démographie professionnelle et de l’évolution des métiers de la santé » à vocation davantage consultative et qui n’avait pas eu le temps de fonctionner]. On peut cependant regretter que l’ONDPS n’ait pas acquis au cours des 15 dernières années la représentativité et l’autorité suffisantes. On a vu aussi que la première des conditions posées par Jean Choussat avait reçu des éléments de réponse avec les nombreux travaux (agences régionales de santé, Caisse nationale d’assurance maladie, Institut national de la santé et de la recherche médicale, etc.) souvent annualisés et permettant de mieux caractériser les besoins, les consommations et les inégalités de soins à l’échelon régional ou même infra ; on peut en rapprocher la notion de « territorialisation » de la santé, absente du débat avant 2015 et désormais admise.

C’est le système de soins qui conditionne les choix démographiques

Reste la deuxième condition, dont on peut rappeler le substrat et qui est précisément l’objet actuel d’un débat professionnel, sociétal et politique : « Tous les choix organisationnels ont leur pendant démographique, tous les choix démographiques ont leur impact organisationnel ».
Des éléments de réponse à ce débat avait été avancés dans le cadre du plan « Ma santé 2022 » présenté en septembre 2018 et qui ambitionnait une réorganisation du système de santé (à dire vrai, à l’image de ce qui se passe dans l’ensemble des pays développés).
On peut se remémorer les orientations essentielles, même si la « crise » persistante de l’hôpital en a réduit la visibilité :
– d’abord l’importance nouvelle accordée aux soins de proximité et à la prévention ; tout cela impliquant une solide organisation du secteur ambulatoire sanitaire et social ;
– ensuite une continuité et une gradation des soins ;
– enfin un appel à la responsabilisation et à la participation croissantes des patients.
Ces orientations devant être facilitées par des réformes profondes des formations initiales et des conditions d’exercice de l’ensemble des professionnels et par l’apport – maîtrisé – des nouvelles technologies.
Pour ces professionnels et singulièrement les médecins, l’évolution principale de cette réorganisation est l’avènement d’un mode d’exercice « regroupé-coordonné » sinon en équipe constituée, ce qui constitue une révolution copernicienne pour une large part des professionnels de l’ambulatoire attachés aux valeurs ancestrales d’autonomie et d’indépendance ; c’est cette révolution que le président Macron a – audacieusement – encouragée le 18 septembre 2018 lors de la présentation du plan en indiquant : « Je veux précisément que l’exercice isolé devienne progressivement marginal, devienne l’aberration et puisse disparaître à l’horizon de 2022 . »
Cet exercice regroupé-coordonné appelle à l’évidence une redistribution des rôles et des activités au sein des équipes. Pour les soins primaires bien sûr, où les infirmier(e)s, les pharmaciens et les travailleurs sociaux sont appelés à travailler différemment ; et incluant l’apport de nouveaux intervenants comme les coordonnatrices et les assistants médicaux, tout cela permettant aux médecins généralistes de se recentrer sur leur cœur de métier. Mais également pour les médecins spécialisés autour d’un plateau technique, comme, par exemple, les ophtalmologistes l’ont bien montré en travaillant avec les orthoptistes. L’essentiel restant que tous ces professionnels privilégient l’équipe à l’approche monoprofessionnelle et ne perdent pas de vue la primauté du patient (dont les attentes s’affinent constamment).
Bref, ce sont ces réorganisations du système de soins qui doivent orienter les choix démographiques et non l’inverse.
Et de ce point de vue, on peut regretter que les responsables politiques et leaders professionnels n’aient pas développé depuis ces dernières années et singulièrement pour les soins de proximité un discours invitant les patients et la population générale à distinguer le « médecin généraliste » et l’accès aux soins. En effet, une attention particulière aux innombrables motifs de recours aux généralistes montre que les services qui leur sont demandés par les patients – et qui les épuisent quelquefois jusqu’au burn out – seraient le cas échéant bien mieux rendus par d’autres professionnels de santé ou travailleurs sociaux, dès lors que la coordination entre tous est effective. Nos « déserts médicaux » reverdiraient plus vite… 
* De telles difficultés d’accès aux soins se retrouvent actuellement dans la plupart des pays développés ; en dépit de densités médicales variant de 2,5 à 5 au sein des pays de l’OCDE (3,2 pour la France). Ce qui tend à prouver que c’est davantage l’organisation des choses que les effectifs qui importe.
Encadre

La fin du MICA

L’article 28 de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2003 a mis fin au mécanisme d’incitation à la cessation anticipée d’activité (MICA). Ce mécanisme, institué en 1988, consistait dans l’octroi d’une allocation de « remplacement de revenu » aux médecins libéraux conventionnés choisissant de cesser leur activité avant l’âge de 65 ans. L’objectif initial de ce dispositif était de réduire l’offre de soins ambulatoires et de contribuer à maîtriser les dépenses d’assurance maladie.

Et en 1996, une des ordonnances « Juppé » (l’ordonnance du 24 avril relative à la maîtrise médicalisée des dépenses de soins) avait rendu plus favorables les conditions d’accès à ce mécanisme d’incitation en abaissant l’âge d’accès à 57 ans et en relevant le montant du plafond de l’allocation.

Finalement en moins de quinze ans, le MICA a conduit près de 11 000 médecins libéraux conventionnés à cesser leur activité – soit l’équivalent de trois promotions annuelles d’étudiant(e)s en médecine, selon le numerus clausus de ces années-là (et alors que le directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie dénonçait volontiers un « surplus » de près de 20 000 médecins). Si bien que l’on peut considérer que dans le même temps les pouvoirs publics d’alors finançaient simultanément l’entrée et la sortie de l’exercice médical.

Encadre

L’origine du RPPS

Tout au long des années 1990, la question de la démographie médicale (c’est-à-dire la pléthore menaçante…) s’est acutisée. Suivre l’accroissement du nombre des médecins est devenu la priorité. Pour l’essentiel, trois « fichiers » nationaux étaient disponibles (celui de l’Ordre, celui des services du ministère de la Santé – le répertoire Adeli – et celui de la Caisse nationale d’assurance maladie – qui ne comptabilisait que les seuls médecins avec une activité libérale). Las ! Les effectifs produits étaient assez sensiblement différents, jusqu’à faire état de variations de plusieurs milliers… Il importait donc de rapprocher les points de vue, de fiabiliser les données et de réduire les différences pour disposer enfin de projections robustes et initier une véritable politique démographique ; cela allait prendre quelques années. Un document d’une trentaine de pages, produit par un groupe de travail réunissant toutes les institutions intéressées sous l’égide du Conseil national de l’information statistique et aisément accessible sur Internet, résume parfaitement les travaux réalisés entre 1997 et 2002. On peut notamment y lire : « Il est nécessaire de procéder à une harmonisation des données diffusées par les différents organismes producteurs de statistiques. Un examen superficiel des chiffres publiés par le ministère chargé de la Santé, l’Insee, l’Ordre des médecins et la Caisse d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) pouvait en effet – et peut encore – rapidement plonger le lecteur dans le doute. Au début de l’année 1990, le nombre de médecins actifs en France métropolitaine variait ainsi de 30 % d’une source à l’autre. L’Insee affichait 25 000 médecins de plus que l’Ordre des médecins, qui en comptait lui-même 18 000 de plus que le ministère. » Plus loin, des propositions sont faites : « Les procédures (multiples, conduisant à l’enregistrement des professionnels de santé) actuelles sont complexes, mobilisant de façon insuffisamment coordonnées les institutions concernées : État, ordres professionnels, caisses d’assurance maladie, établissements de santé employeurs, notamment. Elles sont, de ce fait, peu lisibles par les professionnels eux-mêmes et incomplètement respectées. Les membres du groupe recommandent donc : de développer une identification pérenne, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui puisqu’un changement de département d’exercice entraîne un changement d’identifiant ;

de rechercher, dans une perspective de simplification administrative, des solutions qui relèveraient d’une logique de point d’entrée unique pour toutes les démarches d’enregistrement en vigueur ; de réfléchir à la mise en place d’un répertoire d’identification commun sur lequel chaque partenaire pourra s’il le souhaite greffer son système d’information propre. Ces perspectives rencontrent l’accord de principe des principales institutions concernées et sont de nature à améliorer sensiblement la qualité des informations de référence sur lesquelles s’appuient les outils respectifs propres à chacune d’entre elles. »On ne saurait mieux dire.

Et quelques mois plus tard, la mission « Démographie des professions de santé » mise en place sous le ministère de Jean-François Mattei constatait : « La nécessité de disposer de données fiables sur la démographie des professions de santé a été souvent rappelée ces dernières années. Le travail d’harmonisation des différentes sources d’information a essentiellement porté sur les médecins. Pour autant, ces sources restent multiples, et les procédures de recensement très diversifiées. L’étude nationale de la démographie médicale et paramédicale ne permet pas d’approcher réellement l’offre de soins… Ainsi est-il souhaitable qu’au-delà des données quantitatives fiables qui résulteraient d’une procédure de recueil, il soit possible d’accéder à des données qualitatives… »

Ainsi la mission faisait quatre propositions :

« Mettre en place un “guichet unique” d’enregistrement des professions de santé ;identifier et rassembler des données permettant de nuancer les données démographiques (informations sur le temps de travail, l’activité réellement exercée…) ;organiser un dispositif d’observation de la démographie des professions de santé à un niveau régional autour d’un observatoire national tête de réseau ;partager les produits de l’observation démographique. »

À la suite de ce constat, la mise en place du Répertoire partagé des professionnels de santé (RPPS) allait intervenir… à partir de l’année 2009 (!).

Pour apprécier les vicissitudes de cette mise en place – qui allait de surcroît bénéficier de la dynamique résultant de l’institution simultanée de la carte de professionnel de santé (CPS), on peut relire le bulletin officiel Santé – Protection sociale – Solidarités n° 2008/8 du 15 septembre 2008, page 364 : « Les principaux acteurs concernés par l’identification des professionnels de santé (GIP-CPS ; Ordres des médecins, dentistes, sages-femmes, pharmaciens ; État : santé et défense ; CNAMTS) ont décidé, en 2003, suivant les orientations données par le ministre chargé de la Santé, de définir ensemble une nouvelle organisation pour développer le partage d’informations relatives aux professionnels de santé, accroître la qualité des données disponibles et l’efficacité des processus. À cette fin, a été décidée la création du Répertoire partagé des professionnels de santé qui se substituera au répertoire Adeli géré par la DREES et dont la maîtrise d’ouvrage opérationnelle déléguée a été confiée au GIP-CPS (Groupement d’intérêt public – carte de professionnel de santé). Le RPPS vise à mettre en place un outil d’identification pérenne et fiable des professionnels de santé servant de référence à l’ensemble des acteurs amenés à traiter des informations à leur sujet (autorisation d’exercice ou d’implantation, gestion des remboursements et suivi des prescriptions, démographie, gestion prévisionnelle de l’offre de soins » (NDLR : par une connaissance fine et actualisée de l’ensemble des professionnels) gestion des crises sanitaires, mise à jour des annuaires en temps réel...).

En pratique, c’est un arrêté,2 publié en février 2009, qui allait constituer le texte de référence pour développer le RPPS (à la suite des médecins, les pharmaciens et les sages-femmes étant appelés à intégrer le RPPS à partir de 2010 puis les autres professions de santé au fil de l’eau). Aujourd’hui, au début de l’année 2020, l’ensemble des professions de santé ne sont pas encore inscrites au RPPS…

Références
1. Commission démographie médicale. Rapport présenté par le Pr Yvon Berland, avril 2005.http://bit.ly/3bJNDlX
2. Légifrance. Arrêté du 6 février 2009 portant création d’un traitement de données à caractère personnel dénommé «Répertoire partagé des professionnels de santé» (RPPS). http://bit.ly/37EUVnJ
Référence
1. Choussat J. Rapport d’ensemble sur la démographie médicale. Paris : La Documentation française, 1997:1-44. http://bit.ly/32gwpbz

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