La question ne date pas d’aujourd’hui et a fait l’objet de vifs débats : faut-il dépister le cancer de la prostate, responsable de 8 000 décès par an en France, et comment ? La réponse s’affine avec le temps, à mesure que progressent nos connaissances et les outils de diagnostic et de suivi. Arguments à l’appui, et avec la plus grande clarté, le Pr François Desgrandchamps (hôpital Saint-Louis, Paris) nous explique comment procéder en pratique.

 

De nombreuses données existent, qui portent sur des centaines de milliers de patients. Que l’on se réfère aux résultats de l’étude nord-américaine PLCO1 ou à ceux de l’étude européenne ERSPC2, qui avaient évalué l’intérêt du dépistage du cancer de la prostate par toucher rectal et dosage de PSA (prostate specific antigen), les arguments manquent pour recommander un dépistage systématique en population générale, comme ce qui se pratique pour le cancer du sein et le cancer colorectal. De plus, le risque de surtraitement est réel. Or, poser le diagnostic de cancer de la prostate impose des biopsies qui, associées aux examens cliniques et aux dosages de PSA, sont source de stress et affectent la qualité de vie. De surcroît, le traitement du cancer de la prostate, lourd, n’est pas dénué de complications.

Par conséquent, les autorités françaises n’ont pas adopté le dépistage systématique (« de masse ») de ce cancer. En revanche, elles ont considéré qu’il fallait s’orienter vers une autre méthode de diagnostic. C’est ainsi que la notion de dépistage individuel est apparue, afin de limiter les risques de surtraitement. La HAS recommande donc un dépistage individuel3, qui consiste à rechercher les cancers qui exposent à un risque de décès, et à informer.

Comment procéder en pratique ?

Les cancers de la prostate sont très fréquents, mais tous ne tuent pas ; la moitié d’entre eux ne relève d’aucun traitement. Dans ces conditions, la véritable question est : ce cancer est-il agressif ? Personnaliser la démarche, pour identifier les cancers à risque de décès et les traiter, permet d’y répondre.

L’Association française d’urologie (AFU), dont les recommandations ont été mises à jour en 2021, promeut depuis une dizaine d’années le dépistage individuel précoce, qui s’adresse aux hommes dont l’espérance de vie dépasse dix ans. Ce dépistage repose sur une information claire et transparente. Celle-ci doit notamment porter sur ce que sont, ou ne sont pas, les cancers de la prostate et, élément essentiel, expliquer que tous ne tuent pas et que tous ne relèvent pas d’un traitement.

Outre le recueil du consentement, la première étape consiste à rechercher des facteurs de risque, qui sont familiaux, ethniques et/ou environnementaux : plus de 3 personnes traitées pour un cancer de la prostate dans l’entourage de 1er ou 2e degré du patient, une origine afro-caribéenne et l’exposition à certains produits chimiques* augmentent le risque de cancer de la prostate agressif. Certaines prédispositions familiales sont liées à des mutations des gènes BRCA2 ou HOXB13, associées à des cancers du sein ou de l’ovaire, auquel cas l’alerte est en général donnée par les gynécologues.

Le diagnostic précoce repose avant tout sur le toucher rectal et le dosage du PSA. Le toucher rectal reste utile pour rechercher un nodule, mais il faut savoir l’interpréter. Dans le cadre du dépistage individuel, les urologues recommandent de pratiquer des biopsies s’il révèle une anomalie.

Le dosage du PSA est recommandé tous les 2 à 4 ans (mais est souvent annuel en pratique), dès l’âge de 50 ans, ou plus tôt en présence de facteurs de risque, et jusqu’à 70 ans, voire plus. On le sait, le PSA, n’est pas un marqueur spécifique du cancer de la prostate. Sa valeur est proportionnelle à la taille de la prostate, qui augmente avec l’âge, et il fluctue par nature. Il ne faut donc jamais raisonner, encore moins poser un diagnostic, sur ce seul dosage, qui doit notamment être interprété en fonction du poids de la prostate (déterminé par échographie). En cas de pic de PSA, un dosage de contrôle est indiqué 5 semaines après le premier.

L’IRM de la prostate est l’examen clé. Elle mesure la probabilité de cancer agressif (score PIRADS) et permet de diriger les biopsies, mais ne fait pas partie des outils de dépistage. L’indication des biopsies repose sur cette IRM, qui doit donc conclure quant au caractère à risque, ou non, des lésions, selon leur cellularité. L’interprétation des images doit donc être fiable. Il ne faut jamais biopsier la prostate sans IRM préalable.

L’étude des biopsies, lorsqu’elles sont indiquées, évalue l’agressivité de la tumeur. Avant même de biopsier, il faut expliquer au patient que l’on peut trouver une lésion à faible risque, qui ne nécessitera pas de traitement. « Soit les biopsies ne mettent pas de cancer en évidence, soit il n’y a pas de cancer agressif et on surveille, soit il y a un cancer agressif mais découvert dans le cadre d’une démarche de dépistage individuel, donc découvert à temps, donc qui guérira », précise le Pr Desgrandchamps.

À ce stade, la solution réside dans le score de Gleason (grade histo-pronostique déterminé à l’examen anatomopathologique selon les aspects architecturaux de la tumeur, plus ou moins différenciés3). Avant l’ère du PSA, deux groupes de cancers de la prostate avaient déjà été identifiés, certains se soldant presque toujours par un décès.5 L’histologie a apporté une explication à cette observation.

La classification de Gleason est fondée sur le degré de différenciation de la tumeur, coté de 1 à 5. Le score de Gleason, qui varie de 2 à 10, est la somme des deux grades le plus fréquemment représentés dans la tumeur analysée.3

Le cancer étant hétérogène, l’architecture de certaines zones ressemble à celle de la prostate normale et d’autres s’en éloignent. Pour chaque patient, le score de Gleason somme donc les grades les plus fréquents : le 1er chiffre correspond à l’architecture la plus représentée dans les biopsies. Ainsi, pour un score de Gleason 7 : 4+3 est plus dangereux que 3+4. Plus l’architecture tumorale se désorganise, plus le grade augmente.

Le « Gleason 6 » (3+3) correspond à une prolifération de cellules qui conservent une architecture presque normale. Il caractérise environ la moitié des cancers de la prostate que l’on découvre dans le monde actuellement… En d’autres termes, le risque de surtraitement s’élève à 50 %. Le « Gleason 6 » correspond à des amas de cellules de grade 3, proches des cellules normales, qui n’évoluent ni vers une extension locorégionale ni vers des métastases ; elles ne sont pas associées au risque de décès. Devant un score de Gleason 6, il faut donc rassurer le patient.

En termes d’évolution clonale, le grade 3 ne se transforme pas en grade 4 mais un grade 4 peut apparaître secondairement. La surveillance régulière de tout homme qui avance en âge doit donc absolument se poursuivre.

Les séries de prostatectomies radicales, notamment les résultats de l’étude randomisée PIVOT (The Prostate Cancer Intervention Versus Observation Trial) confirment la nécessité de dépister les cancers agressifs.

Pourquoi la surveillance active ?

La surveillance simple des cancers à risque faible est une recommandation internationale. Les tumeurs « Gleason 6 », forme de vieillissement normal de la prostate constaté sur des séries autopsiques, relèvent de la surveillance active, qui est suffisante. Elles sont nommées « cancer » alors qu’elles ne se comportent pas comme tel. Les modalités de la surveillance active (rythme évolutif des dosages de PSA, des biopsies, indication des contrôles d’IRM), développée par Klotz, sont bien définies. Cette méthode permet de ne pas méconnaître des lésions plus graves.

Pour conclure, d’après le Pr Desgrandchamps : « Le rôle du médecin est de savoir s’arrêter à temps pour éviter de poser le diagnostic d’un cancer qu’il ne faut pas traiter. »

D’après la session animée par le Pr François Desgrandchamps aux Journées nationales de médecine générale (octobre 2021).

Véronique Barbat, La Revue du Praticien

* Selon l’Inserm4 : « La présomption forte d’un lien entre l’exposition au chlordécone de la population générale et le risque de survenue de cancer de la prostate a été confirmée. En considérant l’ensemble des données épidémiologiques et toxicologiques disponibles, la causalité de la relation est jugée vraisemblable. »

Pour en savoir plus :

1. Andriole GL, Crawford ED, Grubb RL 3rd, et al. Mortality results from a randomized prostate-cancer screening trial.N Engl J Med 2009;360(13):1310-9.

2. Schröder FH, Hugosson J, Roobol MJ, et al. Screening and prostate-cancer mortality in a randomized European study. N Engl J Med 2009;360(13):1320-8.

3. HAS. Guide ALD : cancer de la prostate. Janvier 2012.

4. Inserm. Expertise collective Inserm. Pesticides et effets sur la santé : nouvelles données. 2021.

5. Albertsen PC, Hanley JA, Gleason DF, et al. Competing risk analysis of men aged 55 to 74 years at diagnosis managed conservatively for clinically localized prostate cancer. JAMA 1998;280(11):975-80.