Comment expliquer que les réformes menées ces dernières décennies ne suffisent pas à endiguer la crise du système de santé ?
Aujourd’hui, notre système de santé traverse la crise la plus profonde de son histoire : déserts médicaux qui s’étendent, délais allongés pour obtenir un rendez-vous médical, fermeture de services hospitaliers… Tous les acteurs – soignants, patients et concitoyens, autorités sanitaires – partagent ce constat alors que, paradoxalement, les ressources qui lui sont allouées n’ont jamais été aussi importantes, qu’elles soient purement financières ou technologiques (en 2022, le Ségur de la santé, souhaitant redynamiser l’hôpital, y avait injecté 12 milliards d’euros pour des hausses de salaires et 2 milliards d’euros pour le numérique).
Or les réformes mises en place au cours des vingt dernières années se sont concentrées sur une approche budgétaire, alors qu’il devrait s’agir de refonder entièrement le système. En effet, celui-ci, conçu au milieu du XXe siècle, comme le reste de notre modèle social, n’est plus adapté au contexte et à l’environnement actuels. La transition démographique et épidémiologique qu’a vécue la France depuis – population vieillissante, poids toujours croissant des pathologies chroniques –, mais aussi technologique, rend ce système axé sur le soin curatif inadapté. Il faudrait évoluer vers un système vecteur de prévention, ce qui nécessite de décloisonner le système existant en envisageant une approche de santé publique et « globale » incluant la ville, l’hôpital et le secteur médico-social, dont les échanges seraient fluidifiés par une intégration continue des innovations technologiques. C’est la proposition que nous portons à l’Institut Santé (v. encadré).
Pourquoi cette approche axée sur la santé publique impose-t-elle une réorganisation des soins, et quelles sont les implications pour les soins primaires ?
Tout d’abord, parce que ce virage vers la prévention implique nécessairement de donner une place centrale à la médecine de ville. Or la France est l’un des seuls pays – à maturité de système de santé comparable – à allouer une part supérieure de son budget de santé aux dépenses hospitalières par rapport à celles de la ville (au moins 3 à 4 points de pourcentage de plus). De surcroît, la part de financement consacrée aux soins primaires – environ 26 % – n’a pas bougé depuis cinquante ans !
Ensuite, depuis les années 2000, le système de santé est géré de manière très centralisée, technocratique, limitant l’autonomie des soignants et menant inévitablement à une déconnexion avec les réalités de chaque territoire. Dès lors, une gouvernance politique de la santé qui soit véritablement démocratique et dédiée à la santé publique est nécessairement une gouvernance « remédicalisée », c’est-à-dire qui redonne du pouvoir décisionnel et de l’autonomie aux médecins exerçant en « vraie vie ». Ce sont eux qui connaissent le mieux les besoins des patients, et d’autant plus si on se place dans une perspective de prévention qui est celle du suivi sur le temps long.Le corollaire serait le décloisonnement du système : la nouvelle organisation des soins que nous proposons ne parlerait plus d’hôpital, d’exercice en ville ou d’Ehpad mais de territoires de santé. Chacun de ces territoires se définirait à partir des bassins de vie de l’Insee, en prenant en compte leurs évolutions démographiques et besoins sanitaires propres, et couvrirait en moyenne 150 000 habitants (pour un total de 450 de ces territoires en France). Il permettrait, dans l’idéal, de garantir un accès à toutes les prestations de santé à moins de trente minutes. Il y aurait plusieurs avantages : pour les usagers, ce serait plus lisible et tangible que les autres structures territoriales promues aujourd’hui (CPTS…) ; pour les soignants, cela permettrait d’exercer auprès de la population des missions de soins et/ou de santé publique adaptées, rémunérées à leur juste valeur et profitables à tous les acteurs.
Dans ces conditions, la liberté de choix du mode d’exercice – libéral, salarié, mixte – serait bien entendu conservée, mais, étant donné que l’allocation des ressources se ferait à l’échelle d’un territoire de santé, les équipes de soins primaires et les autres médecins spécialistes de ville seraient responsabilisés conjointement sur des missions clairement définies, davantage axées sur la prévention et le suivi au long cours, en contrepartie d’un financement à sa juste valeur et d’une autonomie professionnelle renforcée. Un exemple concret : la mise en place d’un contrat thérapeutique pour chaque patient ayant une affection de longue durée, avec un suivi en ville et l’instauration d’une médecine de parcours dont le médecin-généraliste pourrait être un pilier.
On est là bien loin des négociations récentes où la Cnam conditionnait la hausse à 30 euros de la consultation de MG à des contreparties et des objectifs de santé publique, soit davantage d’efforts de la part des médecins pour une « revalorisation » qui ne serait pourtant qu’une indexation sur l’inflation…
Ces exigences de contreparties pour compenser l’inflation dans les tarifs de consultation sont ubuesques mais surtout très méprisantes et déplacées envers des soignants dont le niveau d’études dépasse le bac + 10 et qui sont reconnus pour leur professionnalisme. C’est doublement symptomatique : d’une part, du fait que la Cnam n’envisage l’amélioration de l’organisation des soins que par la contrainte, ce qui est à rebours de la gouvernance démocratique que nous évoquions ; d’autre part, du fait que la France n’a pas de stratégie nationale de santé et quasiment aucun plan de santé publique à jour (le « défilé » de sept ministres de la Santé différents en sept ans en témoigne aussi…). Toute réflexion sur le financement devrait venir après la réflexion sur l’organisation et les missions des acteurs du système de santé – et non en amont.
À contre-courant de ces « mesurettes », la proposition de l’Institut Santé pour contribuer à revaloriser l’exercice de la médecine générale comporte plusieurs pistes :
- repenser la nomenclature des actes et faire évoluer le mode de rémunération, notamment en les diversifiant pour les adapter aux missions (paiement à l’acte pour les soins courants, capitation ajustée pour la prévention et forfait pour le reste) ;
- promouvoir le travail en équipe et la délégation des tâches, en donnant aux médecins les moyens nécessaires pour le faire ; il est évident que les médecins généralistes ne peuvent pas gérer seuls ces missions de santé publique et de prévention, mais encourager l’exercice coordonné suppose de débloquer des moyens financiers ;
- intégrer les évolutions technologiques pour fluidifier les rapports entre les MG et les autres professionnels de santé ainsi que les démarches des usagers (ordonnances numériques, par exemple) ; là encore, il faut leur en donner les moyens.
À mon sens, il faut que les MG portent cette conviction vis-à-vis des pouvoirs publics, en acceptant ces nouvelles missions qui demandent de véritables moyens et une reconnaissance à sa juste valeur de tout ce qu’ils apportent au système…
Propositions de l’Institut Santé pour refonder le système de santé
L’Institut Santé est une organisation citoyenne, apolitique et indépendante créée et présidée par l’économiste de la santé Frédéric Bizard. Il regroupe des personnalités de la société civile reconnues pour leur expertise dans la santé et les sciences sociales. Il mène des travaux de réflexion dans le but de repenser le système de santé français afin de mieux répondre aux besoins et défis actuels.
Ses propositions, tribunes, conférences vidéo et la synthèse de ses travaux sur « l’autonomie solidaire en santé » sont disponibles à l’adresse suivante : https ://www.institut-sante.org/