Président du centre de santé communautaire La Place Santé, de la Fédération régionale d’Île-de-France des maisons de santé pluriprofessionnelles et membre du bureau d’AVECsanté*, il publie Pour une médecine sociale**.
Qu’est-ce que la médecine sociale ?
Les études de médecine nous enseignent qu’un bon médecin est celui qui, à l’issue d’un examen médical adéquat, pose le juste diagnostic aboutissant à un traitement. La médecine sociale ajoute un temps à la consultation : vérifier si la proposition thérapeutique est possible.
Pour cela, le praticien demande à son patient ce qu’il en pense et ce qui est faisable au regard de ses réalités de vie. Bien souvent il s’aperçoit que son projet est irréalisable pour des raisons très variées. Il ne part donc pas du principe qu’en cas d’échec, c’est la faute de son patient mais qu’il y a des paramètres bien réels qui empêchent le succès de sa proposition. Régulièrement, ces facteurs ne relèvent pas de ses compétences. Dès lors, il peut conclure qu’il ne peut rien faire de plus, compatir et donner quelques conseils.
Dans une démarche de médecine sociale, il va chercher des ressources auprès de différents professionnels de l’aide sociale. C’est de cette manière que de nombreux médecins font de la médecine sociale sans la nommer ainsi.
Il s’agit d’accompagner la personne dans son itinéraire de vie, dans sa singularité, en se préoccupant de ce qu’elle est et pas seulement de son organe malade, en tenant compte de tous les paramètres qui interfèrent avec le métier de médecin.
Et la médecine communautaire ?
Comme son nom l’indique, le praticien s’appuie sur la communauté des gens qu’il soigne. En ce qui me concerne, ainsi que mon collègue de cabinet Alain Paknadel, il s’agissait des habitants de la cité du Franc-Moisin. Ces ressources sont très variées. Prenons par exemple le cas classique du gamin avec une angine carabinée : il ne peut pas aller à l’école et sa mère ne peut ni le garder, parce qu’elle a un travail précaire, ni compter sur un proche. Les familles monoparentales sont très nombreuses en Seine-Saint-Denis.
En santé communautaire, le médecin appelle quelqu’un de ses contacts pour trouver une dame digne de confiance pouvant s’occuper de l’enfant le jour même. Il est d’ailleurs possible que cette personne ait été intégrée au réseau par le praticien après avoir discuté avec elle en consultation.
Certaines situations sont plus compliquées, comme les problèmes administratifs ou l’accès aux droits sociaux. Par exemple, le médecin suspecte une tumeur cérébrale réclamant une IRM en urgence. Le problème est que le patient ne peut pas en régler le coût et qu’il n’a pas de complémentaire santé. La discussion peut montrer qu’il a des droits qu’il n’a jamais fait valoir, parce qu’il les ignorait. Ça ne relève pas des compétences du praticien. En revanche, il connaît des gens du quartier qui effectueront ses démarches parce qu’ils le font déjà avec leur famille et leurs voisins. C’est ce qui a donné naissance au concept des habitants-relais, à l’origine de la médiation en santé.
Autre exemple, un homme consulte pour des maux d’estomac. Après avoir éliminé les diagnostics graves, on peut se contenter de prescrire des inhibiteurs de la pompe à proton. Mais cela ne règle pas le fond du problème. Ce monsieur vient de trouver un travail après une très longue période de chômage, et il a besoin d’une voiture pour s’y rendre. Il n’en a pas et n’a pas les moyens d’en acheter une. Le médecin peut expliquer la situation à un garagiste de ses contacts, qui accepte de vendre un véhicule peu cher avec un crédit très avantageux. Et le patient ne consulte plus pour ses gastralgies…
Bien entendu, toutes ces ressources ne tombent pas du ciel. Il faut aller les chercher. C’est l’une des missions de l’Association communautaire santé bien-être (ACSBE) créée dans la cité.
Quelles leçons tirez-vous de la pandémie de Covid-19 ?
On récolte ce qu’on sème. Notre modèle de médecine communautaire a été absolument prodigieux. Nous nous sommes adaptés très rapidement et, loin de fermer nos cabinets, nous avons soigné tout le monde et encouragé les gens à consulter. Peu de patients très vulnérables ont décompensé, nous n’avons eu aucun décès. Les médiatrices et les soignants leur ont rendu visite et leur ont téléphoné tous les jours pour prendre des nouvelles. La coopération avec les associations de la cité a permis de venir en aide aux personnes en grande difficulté, par exemple celles qui n’avaient rien à manger ou étaient en détresse psychologique. Des ateliers masques ont été créés, certains habitants ont apporté des équipements de protection aux soignants, etc. Et nous avons profité du beau temps pour réaliser une salle d’attente en plein air, rapidement devenue un lieu de débats. Nous avons montré la force d’un exercice partenarial.
L’exercice isolé laisse trop souvent le médecin démuni. L’épidémie a incité de nombreux praticiens à découvrir l’intérêt d’une activité collective, par exemple en participant aux centres Covid. En province, beaucoup de maisons de santé pluridisciplinaires ont reçu le renfort de libéraux à exercice solitaire, qui pouvaient ainsi accueillir leurs patients dans de meilleures conditions de sécurité.
D’une manière générale, l’épidémie a démontré que les soins primaires sont parfaitement capables de remplir des missions de santé publique pourvu que les soignants s’organisent et se coordonnent. Sur le terrain, elle a permis de dépasser les sempiternelles protestations sur le manque de masques, le désintérêt des pouvoirs publics vis-à-vis de la médecine de ville, etc. Même si elles peuvent être fondées, elles occultent ce qui se passe d’intéressant dans la « vraie vie » de la médecine générale, parce qu’elles sont mises en avant par la plupart des syndicats médicaux. Nous sommes prisonniers de revendications corporatistes donnant le sentiment aux citoyens que les intérêts des médecins passent avant ceux de leurs patients. C’est suicidaire pour l’avenir.
La médecine libérale n’aurait plus d’avenir ?
Bien sûr que si, mais à condition qu’elle se refonde et ne reste pas arc-boutée sur les principes de la charte de 1927. Il faut répondre à plusieurs questions. Qu’est-ce que ça signifie être libéral en France dans le monde d’aujourd’hui ? Quelles sont nos missions sachant que les maladies chroniques sont maintenant celles qui concernent le plus la médecine de ville ? Quelle est la place de celle-ci dans les soins primaires ? Quel modèle juridique inventer ? L’exercice solitaire étant condamné, l’exercice collectif, coordonné et pluriprofessionnel définit-il la médecine libérale de demain ? Je pense que oui, parce qu’il permet de préciser les missions et les relations que doivent entretenir les professionnels entre eux. Ses modèles d’organisation doivent être souples et à la main des professionnels. Il est, par exemple, contreproductif d’opposer honoraires et salariat : je crois qu’il faut sortir du paiement à l’acte mais que des compromis sont possibles. Le modèle conventionnel national est-il encore pertinent ? Ne devrait-on pas le remplacer par des modèles régionaux, plus proches du terrain ? La porte d’entrée dans le système de soins doit-elle être obligatoirement médicale, alors que les pharmaciens et les paramédicaux jouent des rôles essentiels ?
Nous ne partons pas de rien. Nous disposons d’expériences menées depuis plusieurs années et les nouvelles sont aujourd’hui facilitées par l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018. Interrogeons nos pratiques. Je trouve curieux que la plupart des innovations en santé soient examinées par des sociologues, des anthropologues, des économistes ou des politistes, mais intéressent beaucoup moins les médecins !
Qui doit mener cette refondation ?
Aujourd’hui, les plus mobilisés sont les acteurs des maisons et centres de santé, regroupés en fédérations, ceux des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), des agences régionales de santé (ARS), certaines unions régionales des professionnels de santé libéraux (URPS), les communes et associations d’usagers. La refondation commence à un niveau de proximité.
Comment l’articuler avec les niveaux supérieurs (régions, État, Assurance maladie), très critiqués ?
Les ARS comme l’Assurance maladie sont elles aussi en pleine refondation et cela ne passe pas inaperçu. Elles associent maintenant au métier de la régulation celui de l’accompagnement au changement des organisations. Il est tout à fait nouveau que l’Assurance maladie sorte de son rôle classique et décide d’aider les acteurs qui travaillent à changer le système de soins, tels que ceux créant des maisons de santé. Elle le fait parce qu’elle a compris que ces nouvelles organisations sont un investissement rentable. Cela impose à ses employés de changer leur façon de travailler, de découvrir ce que font les professionnels de terrain au lieu de se focaliser sur le contrôle de leurs activités. C’est une véritable révolution mais personne n’en parle. Même la santé communautaire intéresse aujourd’hui l’Assurance maladie !
1. Encourager les innovations en santé
Dans son article 51, la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018 a introduit un dispositif permettant d’expérimenter de nouvelles organisations en santé. Il repose sur des modes de financement inédits, l’efficience du système de santé, l’accès aux soins ou encore la pertinence de la prescription des produits de santé. Il permet de déroger à de nombreuses règles de financement de droit commun, applicables en ville comme en établissement hospitalier ou médico-social.
Sont éligibles les expérimentations portant notamment sur la coordination du parcours de santé, la pertinence et la qualité des prises en charge sanitaire, sociale ou médico-sociale, la structuration des soins ambulatoires et l’accès aux soins. La démarche de candidature est ouverte à un ensemble large de porteurs de projets (associations d’usagers, établissements de santé [publics ou privés], fédérations et syndicats, professionnels de santé, entreprises de professionnels de l’aide à domicile, organismes complémentaires ou collectivités territoriales…).
Source : ARS Île-de-France. Article 51 : un dispositif pour l’innovation en santé. 27 novembre 2019. https://bit.ly/2TJeQgt
2. La santé communautaire selon l’OMS
« La participation communautaire est un processus dans lequel les individus et les familles, d’une part prennent en charge leur propre santé et leur propre bien-être comme ceux de la communauté, d’autre part développent leur capacité de concourir à leur propre développement comme à celui de la communauté. Ils en viennent ainsi à mieux appréhender leur propre situation et être animés de la volonté de résoudre leurs problèmes communs, ce qui les mettra en mesure d’être des agents de leur propre développement au lieu de se cantonner dans le rôle de bénéficiaires passifs de l’aide au développement… S’il faut que la communauté ait le désir d’apprendre, le devoir incombe au système de santé d’expliquer et de conseiller ainsi que de fournir des renseignements clairs sur les conséquences favorables et dommageables des interventions proposées comme sur leurs coûts relatifs. » Déclaration OMS/Unicef d’Alma-Ata en 1978.
Source : Dr Pierre Larcher. La santé communautaire. Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. www.cnle.gouv.fr › IMG › doc › Art_Sante_Commun