Détection et prise en charge précoce : vers un changement de paradigme

L’absence de percée thérapeutique dans le traitement de la schizophrénie a incité à développer des mesures de prévention. Ces dernières ont pour objectif d’anticiper et de prévenir l’évolution d’une pathologie. Il s’agit d’une approche a priori ou proactive. Dans le cas de la schizophrénie, la prévention peut débuter dès la manifestation des premiers symptômes afin de s’opposer à l’évolution de la maladie. Il s’agit de prévention secondaire. Elle fait appel à la détection des troubles et à l’intervention précoce. Elle est actuellement possible du fait des connaissances croissantes sur l’évolution de la maladie (fig. 1) et notamment sur les symptômes précoces ou prodromes. Les phases débutantes de la schizophrénie sont ainsi devenues une période d’opportunité pour améliorer le pronostic de la maladie à court, moyen et long terme.
Ce type de prévention est soutenu par l’impact négatif sur le pronostic de la durée de la psychose non traitée (délai entre la manifestation des premiers symptômes positifs de la maladie telles les idées délirantes et/ou hallucinations et l’instauration d’un traitement antipsychotique). Le lien entre un délai plus long et un moins bon pronostic au cours des premières années de la maladie a été largement démontré1, et ce dans plusieurs domaines : le fonctionnement global (autonomie, fonctionnement social et professionnel), la qualité de vie, la sévérité des symptômes positifs, négatifs et cognitifs. De même, le pronostic à long terme (après 10 années d’évolution de la pathologie) est impacté négativement par la durée de psychose non traitée.2 Une durée plus longue serait à l’origine d’une moins bonne réponse aux traitements antipsychotiques, d’un moindre taux de rémission et d’un risque plus grand de rechute (fig. 2).1
La détection des premiers symptômes de la schizophrénie et l’adressage rapide des patients aux services spécialisés et aux professionnels de première ligne, au premier rang desquels les médecins généralistes, sont essentiels. Ils sont en effet les premiers sollicités par les patients et leur famille à ce stade.

Définition

Le diagnostic de schizophrénie implique une constellation de signes et de symptômes cognitifs, comportementaux et émotionnels associés à une altération du fonctionnement professionnel et/ou social. La schizophrénie fait partie des troubles mentaux les plus fréquents et est classée parmi les 10 pathologies les plus invalidantes selon l’Organisation mondiale de la santé, avec une diminution de l’espérance de vie des patients de 10 ans en moyenne (suicide, maladies cardiovasculaires, respiratoires, infectieuses, accidents…).3 Elle est à l’origine d’altérations fonctionnelles invalidantes (altération du fonctionnement psychosocial et de la qualité de vie affectant les patients et leurs proches) ainsi que de coûts importants pour toute la communauté.
Pour poser le diagnostic de schizophrénie, un nombre précis de critères diagnostiques doivent être remplis selon la 5e version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) ; parmi ceux-ci, deux critères sont importants à détailler :4
– présence d’une phase active, avec deux des cinq symptômes suivants : délire ; hallucinations ; discours désorganisé (discours tangentiel ou avec des incohérences fréquentes) [ces trois premiers symptômes appartiennent aux symptômes positifs et de désorganisation] ; comportement désorganisé ou catatonique ; symptômes négatifs (expression émotionnelle réduite ou avolition). Au moins un des deux symptômes obligatoirement présents pendant 1 mois doit être soit le délire, soit les hallucinations, soit le discours désorganisé ;
– les symptômes doivent évoluer depuis un minimum de 6 mois, période qui doit inclure au moins 1 mois de symptômes de la phase active (ou moins s’ils sont traités avec succès) et peut inclure des périodes de symptômes prodromiques (avant-coureurs, précurseurs) ou résiduels. Pendant ces périodes prodromiques ou résiduelles, les signes de la perturbation peuvent se manifester par des symptômes négatifs seulement ou par deux ou plus des symptômes énumérés ci-dessus dans une forme atténuée (par exemple, des croyances bizarres, des perceptions inhabituelles).

Évolution : manifestations cliniques au cours des différentes phases

L’un des modèles étiopathogéniques de la schizophrénie est le modèle neurodéveloppemental (fig. 1). D’après ce modèle, la schizophrénie est une maladie liée à une dysmaturation cérébrale et dont l’expression clinique diffère selon les stades de maturation de la personne et l’évolution de la maladie elle-même. Ce classement en phases constitue un levier intéressant pour organiser les actions de prévention et adapter la prise en charge du patient selon le stade de la maladie. Il est soutenu par la mise en évidence de symptômes et pronostics différents en fonction de la phase dans laquelle se situe le patient : au stade des prodromes (premiers symptômes aspécifiques témoignant du début de la maladie), les individus à « ultra-haut risque » (UHR) [tableau] n’évolueront pas tous inéluctablement vers la schizophrénie ; seuls 20 à 35 % d’entre eux développeront un épisode psychotique caractérisé dans les 2 ans suivant le diagnostic d’ultra-haut risque.5 Tout l’enjeu à ce stade est donc de limiter ce risque de transition vers la psychose.

Période précédant l’émergence de la schizophrénie

Phase de vulnérabilité ou phase prémorbide

Cette phase s’étend de la naissance à l’apparition des premiers signes de la maladie (fig. 1).
Au cours de cette phase, les signes développés sont des altérations précoces aspécifiques dans le fonctionnement de l’enfant : des altérations du développement moteur (marche, coordination, anomalies posturales), des difficultés cognitives responsables de mauvaises performances scolaires, avec des troubles du langage, des difficultés sociales (isolement, passivité, introversion ou agressivité, anxiété sociale).5 Leur aspect non spécifique fait qu’ils n’ont aucune valeur diagnostique et ne sont retrouvés que rétrospectivement.

Début de la maladie : patients à détecter et à orienter en psychiatrie


Phase prodromique

Les prodromes sont des signes avant-coureurs de la maladie (fig. 1). Ils marquent donc le début de la maladie. À ce stade, les patients sont définis à « haut risque », ce qui signifie qu’ils ont un risque augmenté comparativement à la population générale de faire un premier épisode psychotique. Cette phase est située entre l’apparition des premiers changements qui signent l’entrée dans la pathologie, changements qui peuvent être subtils et sont aspécifiques et peuvent donc passer inaperçus, et l’apparition des premiers symptômes psychotiques francs. Dans le but d’identifier les patients à haut risque le plus tôt possible, cette phase a été découpée en phase prodromique précoce et tardive.
Au cours de la phase prodromique précoce, les patients peuvent développer des « symptômes de base » :
– des altérations de la cognition ; altération de la capacité du sujet à diviser son attention, présence de pensées interférentes non pertinentes, blocage de la pensée, troubles de la compréhension verbale, troubles de l’expression orale, idées de référence critiquées par le sujet et attention captivée par des détails non pertinents dans le champ visuel du sujet (ce qui peut amener le patient à remarquer des « coïncidences ») ;
– des altérations de la perception ; altération de la capacité à faire la différence entre ses idées et ses perceptions, entre des scénarios imaginés et des souvenirs réellement vécus, déréalisation, anomalies de la perception visuelles et auditive (distorsions) ;
– d’autres signes non spécifiques : symptômes anxieux, perte d’énergie, d’intérêt, de motivation, troubles du cycle veille-sommeil, modifications du comportement avec retrait social, impulsivité, agressivité.
Au cours de la phase prodromique tardive (tableau), les patients sont définis à « ultra-haut risque »6 de trouble psychotique, pour lesquels trois catégories ont été définies et se caractérisent par :
– la présence de « symptômes positifs atténués » (attenuated psychotic symptoms [APS]), qui correspondent à des symptômes psychotiques atténués (hallucinations, idées délirantes, désorganisation de la pensée, de faible intensité) de novo ou en aggravation, provoquant une détresse et/ou une altération dans le fonctionnement du sujet ;
– l’association d’un risque génétique (antécédent familial de schizophrénie) et d’une détérioration fonctionnelle (genetic risk and functional decline [GRD]) ;
– des symptômes psychotiques intermittents (brief limited intermittent psychotic symptoms [BLIPS]), qui se définissent par l’apparition récente de symptômes psychotiques (hallucinations, délire) brefs et intermittents ayant une fréquence et une durée (moins d’une semaine) en deçà du seuil nécessaire pour poser un diagnostic de trouble psychotique.
Au cours de cette phase, un outil d’évaluation d’un état mental à risque, le comprehensive assessment of at risk mental states (CAARMS), disponible en langue française, peut être utilisé pour détecter ces patients à haut risque de transition psychotique.

Premier épisode psychotique

Il est défini par l’apparition de symptômes psychotiques francs (symptômes positifs : idées délirantes et hallucinations) en termes d’intensité et de durée (au-delà d’une semaine) [fig. 1]. Lorsque ce premier épisode psychotique est repéré, un traitement antipsychotique doit être instauré sans retard du fait des conséquences négatives sur le pronostic de la durée de la psychose non traitée.7

Entrée dans la maladie : attention au retard diagnostique et de prise en charge

Le mode d’entrée dans la maladie peut être brutal, le diag­nostic et l’adressage des patients sont alors relativement faciles et rapides, mais, dans la majorité des cas, il est progressif. L’étalement des changements en lien avec les symptômes de la maladie sur plusieurs mois ou années est souvent à l’origine d’un retard au diagnostic. Il faut donc être particulièrement vigilant à certains changements, même minimes ; ils peuvent concerner les perceptions d’une personne, l’apparition d’altérations cognitives pouvant être responsables de ruptures scolaires ou professionnelles. De même, une maladie évoluant progressivement, débutant par des symptômes négatifs (fig. 1), moins bruyants, moins connus et présents dans d’autres pathologies comme la dépression, est également à l’origine d’un retard au diagnostic.

Diagnostic différentiel : comment distinguer une schizophrénie débutante d’un trouble de l’humeur ?

Les symptômes thymiques (symptômes dépressifs et maniaques), cognitifs (troubles de l’attention, de la mémoire, des fonctions exécutives), présents au stade précoce de la maladie, se retrouvent également dans les troubles de l’humeur (épisode dépressif et trouble bipolaire).8 Or on observe aussi une fréquence élevée des symptômes dépressifs dans la schizophrénie. Parallèlement, un grand nombre de troubles bipolaires ont des caractéristiques psychotiques (idées délirantes, hallucinations) lors de leur épisode inaugural. La valeur prédictive du tableau clinique initial (phase prodromique) de la schizophrénie est donc faible et contestée.
Les critères pouvant faire craindre une évolution schizophrénique sont les suivants : une personnalité schizoïde (qui se caractérise par un manque d’intérêt pour les interactions sociales), une mauvaise adaptation sociale, des antécédents familiaux de trouble psychotique, un début insidieux, la prise de toxiques (cannabis en particulier), une évolution depuis plus de 3 mois et la présence de symptômes négatifs.9 Il est souvent difficile de distinguer les symptômes négatifs de la schizophrénie de la symptomatologie thymique dépressive : l’apathie, le retrait social et l’anhédonie peuvent en effet appartenir aux deux registres.
Les symptômes thymiques ou négatifs ne sont pas spécifiques d’une pathologie donnée, ce sont les symptômes positifs qui prédisent le mieux l’évolution vers la schizophrénie. L’existence d’un délire et/ou d’hallucinations et l’envahissement progressif par les symptômes négatifs caractérisent la schizophrénie. Inversement, une symptomatologie thymique franche maniaque ou dépressive, une bonne adaptation prémorbide sont plus en faveur d’un trouble bipolaire9, mais ce n’est souvent qu’après plusieurs mois d’évolution que le diagnostic peut être posé.

Orientation et prise en charge en fonction du stade de la maladie*

Aujourd’hui, la prévention de la schizophrénie débute au stade des prodromes (sujets définis comme à ultra-­haut risque) et du premier épisode psychotique ; elle a pour objectif de contrecarrer l’évolution de la pathologie. Le premier objectif est de détecter les patients à ce stade. La détection est principalement portée par les médecins généralistes, qui doivent alors orienter le patient sans tarder vers une équipe psychiatrique spécialisée.10, 11 Bien souvent, cet adressage doit s’accompagner d’une déstigmatisation/normalisation des soins en psychiatrie. Au stade des prodromes, la prise en charge proposée repose sur des approches essentiellement non médicamenteuses :
– réduction des consommations de toxiques, au premier rang desquels le cannabis ; consommer du cannabis est associée à un âge de début plus précoce de la maladie psychiatrique, et son utilisation précoce augmente le risque de psychose chez les personnes vulnérables avec un effet dépendant de la dose ;12
– programmes de thérapie cognitive et comportementale individuelle, visant le stress, les symptômes positifs et négatifs ;
case management, pivot de la prise en charge. Il s’agit du thérapeute de premier recours, dont le but est d’accompagner le jeune dans son environnement afin de favoriser l’accès aux soins, le maintien dans les soins, dans les études, la formation, le travail… Il s’agit le plus souvent d’un infirmier spécialisé ;13
– programmes de psychoéducation pour les patients et les familles ;
– remédiation cognitive en cas d’altération cognitive.
Au stade « ultra-haut risque », les traitements sont symptomatiques non spécifiques de la psychose (il ne s’agit pas d’un traitement antipsychotique). Ils dépendent donc des symptômes ou troubles présentés par les patients à ce stade. Cela peut être un traitement à visée anxiolytique ou antidépressive, une prise en charge en addictologie par exemple.
Au stade du premier épisode psychotique, un traitement antipsychotique de seconde génération est instauré sans délai (aripiprazole, rispéridone, olanzapine, quétiapine, par exemple) à posologie efficace. Les comorbidités sont également traitées : épisode dépressif, troubles anxieux, addictions. À ce stade, une hospitalisation est souvent nécessaire. Elle doit être la plus courte possible. L’adressage du patient doit se faire sans délai auprès d’équipes spécialisées dans la prise en charge de ces jeunes patients ayant un premier épisode psychotique, ou à défaut au centre médico-psychologique (CMP) si le patient peut y être évalué sans attente ou aux urgences le cas échéant. Plus l’instauration du traitement antipsychotique et l’adressage sont rapides, meilleur est le pronostic et plus courte la durée d’hospitalisation.

Agir sans délai

La détection précoce de la schizophrénie dès l’émergence des premiers symptômes implique l’investissement de nombreux professionnels de santé, au premier rang desquels les médecins généralistes, qui sont bien souvent les premiers alertés par les patients et leur famille. C’est une période d’opportunité où la rapidité et la qualité de la prise en charge modifieront la trajectoire de la maladie. L’enjeu de la détection des patients à « haut risque » est de retarder, voire de prévenir, l’émergence de la schizophrénie en proposant une action ciblée afin d’agir sans délai dès l’émergence des premiers symptômes psychotiques francs. Au stade du premier épisode psychotique, le pronostic à court, moyen et long terme dépend de la rapidité d’instauration d’un traitement antipsychotique et d’une prise en charge spécialisée.
* Pour le détail, voir les articles suivants de ce dossier.
Références
1. Marshall M, Lewis S, Lockwood A, Drake R, Jones P, Croudace T. Association between duration of untreated psychosis and outcome in cohorts of first-episode patients: a systematic review. Arch Gen Psychiatry 2005;62:975-83.
2. Penttilä M, Jääskeläinen E, Hirvonen N, Isohanni M, Miettunen J. Duration of untreated psychosis as predictor of long-term outcome in schizophrenia: systematic review and meta-analysis. Br J Psychiatry J Ment Sci 2014;205:88-94.
3. Tournier M. Épidémiologie des troubles schizophréniques et de leur évolution. In : Les Schizophrénies. Cachan : Lavoisier, Médecine Sciences 2019:23-7.
4. Dollfus S. Les différents systèmes de classification diagnostique : historique et classifications actuelles. In : Les Schizophrénies. Cachan : Lavoisier, Médecine Sciences 2019:12-9.
5. Delamillieure P. Modalités de début des schizophrénies. In : Les Schizophrénies. Cachan : Lavoisier, Médecine Sciences 2019:81-5.
6. Schultze-Lutter F, Michel C, Schmidt SJ, et al. EPA guidance on the early detection of clinical high risk states of psychoses. Eur Psychiatry J Assoc Eur Psychiatr 2015;30:405-16.
7. Murru A, Carpiniello B. Duration of untreated illness as a key to early intervention in schizophrenia: A review. Neurosci Lett 2018;669:59-67.
8. Van Os J, Kapur S. Schizophrenia. Lancet 2009;374:635-45.
9. Arango C, Fraguas D, Parellada M. Differential neurodevelopmental trajectories in patients with early-onset bipolar and schizophrenia disorders. Schizophr Bull 2014;40:S138-146.
10. Addington J, Addington D, Abidi S, Raedler T, Remington G. Canadian treatment guidelines for individuals at clinical high risk of psychosis. Can J Psychiatry Rev Can Psychiatr 2017;62:656-61.
11. National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Implementing the early intervention in psychosis access and waiting time standard: guidance. National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) 2016. www.nice.org.uk ou https://bit.ly/380bU6f
12. Cottencin O, Dervaux A. Cannabis et autres toxiques (LSD, mescaline, amphétamine...). In : Les Schizophrénies. Cachan : Lavoisier, Médecine Sciences 2019:165-71.
13. Meunier-Cussac S, Lecardeur L. Modalités de prises en charge des premiers épisodes psychotiques. In : Les schizophrénies. Cachan : Lavoisier, Médecine Sciences 2019:369-73.

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Résumé

La schizophrénie survient généralement vers la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte, mais est souvent précédée d’une phase prodromique ou « état mental à risque » où se manifestent les premiers symptômes de la maladie. La détection précoce des premiers symptômes et l’intervention spécialisée débutent dès cette phase de prodromes. L’intervention à ce stade a pour objectif d’infléchir la trajectoire de la maladie et de limiter le risque de faire un premier épisode psychotique. Pour les patients qui font un tel épisode, un traitement antipsychotique doit être instauré sans délai. Le retard à l’instauration du traitement antipsychotique et à l’adressage des patients en psychiatrie impacte négativement leur pronostic à court, moyen et long terme : symptômes plus graves, moins bonne réponse au traitement et moins bon fonctionnement global. L’adressage rapide passe par une détection précoce qui implique en première ligne les médecins généralistes, qui sont souvent sollicités en première intention par les patients et leur famille.