En France, la douleur chronique (non cancéreuse) touche une personne sur cinq. Sa prise en charge est difficile, et les opioïdes sont à bannir ou, tout au plus, à envisager en dernière intention. Quelles sont les alternatives qui ont fait leurs preuves ? Y a-t-il de nouvelles techniques disponibles ? Quels sont les objectifs à définir avec ces patients ? Les réponses du Dr Marc Lévêque, spécialiste de la douleur, auteur du livre Libérons-nous de la douleur (Buchet-Chastel, 2022).
Comment expliquer l’épidémie des opioïdes de ces dernières années ?
Dans les médicaments systémiques de la douleur, aucune avancée n’est survenue dans les 30 dernières années. De surcroît, l’efficacité antalgique de ceux utilisés pour traiter la douleur chronique (antidépresseurs, antiépileptiques et opioïdes) est très décevante, en particulier dans les douleurs neuropathiques. Non seulement ils ne soulagent qu’insuffisamment les patients, mais ils les exposent aussi à une cascade d’effets indésirables et de complications. Une double peine qui contribue à enfermer davantage ces personnes dans une spirale de la douleur, car elle favorise l’isolement et la désinsertion professionnelle qui peuvent aggraver la douleur et favoriser sa pérennisation...
Apporter le juste remède implique de prendre en charge les multiples facettes, biologiques, psychologiques et sociales de la douleur chronique... ce qu’un traitement pharmacologique seul ne peut faire ! C’est ce qui explique en grande partie la crise des opioïdes aux États-Unis : la médicalisation, à grand renfort de morphiniques, du problème social (il n’est pas surprenant de constater que la carte des victimes de cette crise se superpose à celle des populations ayant voté Trump…) a débouché sur l’une des pires catastrophes sanitaires, avec près de 100 000 Américains morts pour la seule année 2020 !
La situation en France n’est-elle pas différente ?
Sur de nombreux points la situation n’est pas comparable : par exemple aux États-Unis, elle a aussi été favorisée par une politique de marketing très agressive de la part de l’industrie pharmaceutique dans les années 1990.
On constate tout de même en France une très forte augmentation de la prescription d’opioïdes dans les douleurs chroniques non cancéreuses : + 88 % entre 2004 et 2017. Dans la lombalgie chronique, on voit de plus en plus de patients avec des prescriptions de morphiniques plus lourdes que celles de patients cancéreux en fin de vie !
Quelles alternatives aujourd’hui aux médicaments ?
Cela dépend du type de douleur. Dans des pathologies comme la lombalgie, la fibromyalgie, l’arthrose et la polyarthrite rhumatoïde, l’efficacité de l’activité physique adaptée est prouvée. Les thérapies cognitivo-comportementales, l’hypnose, la musicothérapie et la méditation de pleine conscience, voire la réalité virtuelle, ont aussi été étudiées pour certaines de ces affections, mais aussi pour l’intestin irritable et les migraines. Ces approches s’avèrent souvent efficaces lorsque les facteurs et/ou conséquences psychiques et affectifs de la douleur sont importants.
Pour les douleurs chroniques sévères, notamment neuropathiques, qui se manifestent sous forme de brûlures, fourmillements, allodynie (par exemple : douleurs postzostériennes, post-traumatiques ou postchirurgicales, lésions radiculaires chroniques par hernie discale – sciatiques ou cervicobrachialgies –, neuropathies périphériques liées au diabète...), les techniques de neuromodulation (v. encadré ci-dessous) ont connu un essor spectaculaire ces dernières années, grâce aux progrès technologiques et à une meilleure compréhension de la physiologie de la douleur.
Comment ça marche, la neuromodulation ?
Nous possédons deux sensibilités distinctes – l’une permet de percevoir la chaleur et la douleur (sensibilité thermoalgésique) ; l’autre, la proprioception, détecte les caresses, mouvements, etc. Si elles empruntent des voies anatomiques séparées, elles passent par la même « porte » à leur entrée dans la moelle épinière. Or ce « portillon » électrochimique privilégie le passage de la sensibilité proprioceptive à celui de la douleur. Une illustration simple de ce principe : lorsque nous recevons un coup sur la main, notre premier réflexe est de l’agiter ou la frotter pour nous soulager ! Ainsi, en stimulant électriquement et en permanence ces voies de la proprioception – que ce soit au niveau de la peau, des nerfs ou de la moelle – on peut bloquer en continu le passage du message douloureux.
Il existe de nombreuses techniques adaptées à différents types de douleur, chacune ciblant une région précise (encadré ci-dessous). Par exemple, l’électrostimulation transcutanée (TENS), qui consiste à stimuler électriquement les récepteurs nerveux sous notre peau au moyen d’un patch collé à la surface de la région douloureuse, est efficace dans les cervicalgies, les lombalgies, la gonarthrose, les céphalées de tension, l’endométriose...
Enfin, dans certaines douleurs neuropathiques bien localisées, d’autres types de stimulations nerveuses (ciblant le versant chimique) ont également fait leurs preuves :
- Les patchs de capsaïcine, dans des douleurs circonscrites à un territoire bien limité : postzostériennes, autour d’une cicatrice ou d’un moignon d’amputation ; prescrits par un spécialiste, ils sont administrés en hôpital de jour. Des patchs « chauffants » s’inspirant du même principe existent en pharmacie, utiles pour soulager douleurs musculaires, articulaires ou menstruelles.
- La toxine botulique, qui peut être utilisée dans ces mêmes indications, mais aussi dans certaines migraines rebelles, les névralgies de la face et de la nuque...
Ces techniques, efficaces et ayant peu d’effets indésirables, sont pourtant difficiles d’accès. Par exemple, les patchs de capsaïcine, les injections de toxine botulique et la stimulation magnétique transcrânienne répétitive (rTMS) ne sont disponibles que dans les centres de la douleur chronique. Or ces derniers sont saturés, et on estime que seulement 3 % des patients douloureux chroniques y sont pris en charge… Sans compter que certaines de ces alternatives peinent à se développer faute de remboursement (c’est le cas de la rTMS).
Quels messages donner aux généralistes ?
Idéalement, il faut interroger le patient sur toutes les ramifications possibles de sa douleur et sur tout ce qui est susceptible d’en faire le lit (difficultés au travail, tensions familiales…) afin de mieux la comprendre, mais aussi pour bien conseiller la personne (mesures hygiénodiététiques, etc.). Cela n’est pas toujours facile à faire dans le temps d’une consultation mal valorisée pour ce type de pathologie…
Autre message important : penser à « déprescrire » progressivement chez des patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse qui sont déjà sous opioïdes depuis des mois, voire des années. On sait que leur utilisation au long cours abaisse le seuil de la douleur (c’est « l’hyperalgésie induite par les morphiniques »), les rendant d’autant plus inefficaces et augmentant les risques liés à leur sur-utilisation. Le médecin traitant joue un rôle crucial dans le sevrage et la désescalade thérapeutique pour ces patients dont les ordonnances sont souvent lourdes (différents antalgiques, dont morphiniques, en association avec divers anxiolytiques...).
Il faut aussi sortir de la logique « zéro douleur » : dire au patient qu’il doit apprendre à vivre avec la douleur (lorsqu’elle est tolérable) et pour cela l’inciter à s’investir dans des « distractions » : activité physique, activités sociales… Le décalage entre un objectif parfois inatteignable d’absence de douleur et la réalité peut être source d’une angoisse contribuant à majorer le mal-être.
Enfin, même s’il ne peut pas les prescrire, le médecin généraliste doit connaître ces nouvelles options thérapeutiques pour orienter les patients le plus rapidement possible et éviter une errance thérapeutique délétère.
Neuromodulation : quelles sont les différentes techniques ?
- Électrostimulation transcutanée (TENS) : patch collé à la surface de la région douloureuse qui stimule électriquement les récepteurs nerveux sous notre peau, permettant de bloquer le message douloureux mais aussi de déclencher la production d’endorphines.
- Stimulation sous la peau : même principe que la TENS, mais dans un dispositif pérenne, avec implantation d’électrodes directement sous la peau, reliées à un neurostimulateur.
- Stimulation de la moelle épinière : très efficace dans les douleurs neuropathiques ; électrode placée à l’arrière de la moelle épinière, au moyen d’un geste semblable à celui de la péridurale ; l’électrode est positionnée à l’étage de la moelle épinière qui réceptionne le message douloureux (variable donc, en fonction de la douleur ciblée).
- Stimulation magnétique transcrânienne (rTMS) : stimulation non invasive (par une bobine externe) du cortex moteur. Le principe d’action demeure obscur, mais l’on estime à 50 % le taux de patients soulagés d’au moins 30 % de leur douleur. Des séances quotidiennes, d’environ 20 minutes, puis hebdomadaires et mensuelles, sont nécessaires.
Nobile C. Opioïdes : nouvelles recos pour sécuriser la prescription. Rev Prat (en ligne) 25 mars 2022.
Lévêque M. Libérons-nous de la douleur. Paris : Buchet-Chastel 2022.
HAS. Traitement du trouble de l’usage des opioïdes. 10 mars 2022.