En France, la douleur chronique (non cancéreuse) touche 1 personne sur 5. Sa prise en charge est difficile, et les opioïdes sont à bannir ou, tout au plus, à envisager en dernière intention. Quelles alternatives ont fait leurs preuves ? Quels objectifs définir avec ces patients ? Les réponses du Dr Marc Lévêque, neurochirurgien spécialiste de la douleur.

Comment expliquer le boom de la consommation d’opioïdes de ces dernières années ?

Dans les traitements médicamenteux systémiques de la douleur, aucune avancée n’est survenue dans les trente dernières années. De surcroît, l’efficacité antalgique de ceux utilisés aujourd’hui pour traiter la douleur chronique (notamment antidépresseurs, antiépileptiques et opioïdes) est très décevante, en particulier dans les douleurs neuropathiques. Non seulement ils ne soulagent qu’insuffisamment les patients, mais ils les exposent aussi à une cascade d’effets indésirables et de complications (somnolence, prise de poids, vertiges, risques addictifs...). Une double peine qui contribue à enfermer davantage ces personnes dans une spirale de la douleur, car elle favorise souvent l’isolement, la désinsertion professionnelle et les problèmes relationnels, qui peuvent aggraver la douleur et favoriser sa pérennisation...
Cela m’amène au point suivant, qui fait toute la complexité de la douleur chronique : ses multiples facettes, biologiques, psychologiques et sociales. Apporter le juste remède implique de bien les comprendre et de toutes les prendre en charge... ce qu’un traitement pharmacologique seul ne peut faire ! C’est ce qui explique en grande partie la crise des opioïdes aux États-Unis : la médicalisation, à grand renfort de morphiniques, du problème social qu’est celui des gueules cassées de la mondialisation (il n’est pas surprenant de constater que la carte des victimes de cette crise se superpose à celle des populations ayant voté pour Trump…) a débouché sur l’une des pires catastrophes sanitaires de l’histoire de ce pays, avec près de 100 000 Américains morts pour la seule année 2020 !

La situation en France n’est-elle pas différente ?

Sur de nombreux points, la situation n’est pas comparable : par exemple, aux États-Unis, elle a aussi été favorisée par une politique marketing très agressive de la part de l’industrie pharmaceutique dans les années 1990 pour ouvrir la prescription d’opioïdes aux douleurs chroniques non cancéreuses ; car, touchant beaucoup plus de patients avec une plus grande espérance de vie, cela représentait pour elle des profits colossaux (35 milliards de dollars pour le seul oxycodone...).
Si l’on n’observe pas ce phénomène en France, on constate tout de même une très forte augmentation de la prescription d’opioïdes pour les douleurs chroniques non cancéreuses (+ 88 % entre 2004 et 2017). Dans la lombalgie chronique, par exemple, on voit de plus en plus de patients arrivant avec des prescriptions de morphiniques qui sont parfois plus lourdes que celles de patients cancéreux en fin de vie !
Il est, de plus, indéniable que sur le volet social de la douleur chronique, la France ne fait pas exception. Et il ne s’agit pas seulement de mal-être social, mais d’une multitude de facteurs vis-à-vis desquels la société française est aussi vulnérable : pour revenir à l’exemple de la lombalgie, on dit toujours que c’est le mal du siècle, tant elle est la conséquence des « 4S » qui nous caractérisent aujourd’hui (sédentarité, surpoids, solitude, sénescence).
C’est là toute la limite de la seule approche médicamenteuse pour traiter un problème aussi complexe...

Quelles alternatives aujourd’hui aux médicaments ?

Cela dépend bien sûr du type de douleur chronique. Dans des pathologies comme la lombalgie, la fibromyalgie, l’arthrose et la polyarthrite rhumatoïde, l’efficacité de l’activité physique adaptée est prouvée. Les thérapies cognitivo-comportementales, l’hypnose, la musicothérapie et la méditation de pleine conscience, voire la réalité virtuelle, ont aussi été étudiées pour certaines de ces affections mais aussi pour l’intestin irritable et les migraines. Si certaines de ces approches peuvent être difficiles à évaluer, elles s’avèrent souvent efficaces, notamment dans les situations où les facteurs et/ou les conséquences psychiques et affectifs de la douleur sont importants.
Pour les douleurs chroniques sévères, notamment neuropathiques, qui se manifestent sous forme de brûlures, fourmillements, allodynie (par exemple : douleurs post-zostériennes, post-traumatiques ou post-chirurgicales, lésions radiculaires chroniques par hernie discale – sciatiques ou cervicobrachialgies –, neuropathies périphériques, en particulier liées au diabète...), les diverses techniques de neuromodulation (encadré) ont connu un essor spectaculaire ces dernières années, grâce aux progrès technologiques et à une meilleure compréhension de la physiologie de la douleur.

Comment fonctionne la neuromodulation ?

La plupart de ces techniques reposent sur le principe du « portillon » : nous possédons en effet deux sensibilités distinctes – l’une permet de percevoir la chaleur et la douleur (sensibilité thermoalgésique) ; l’autre, la proprioception, détecte tout le reste – caresses, mouvements, etc. Si elles empruntent des voies anatomiques séparées, elles passent par la même « porte » à leur entrée dans la moelle épinière. Or ce « portillon » électrochimique privilégie le passage de la sensibilité proprioceptive à celui de la douleur. Une illustration simple de ce principe : lorsque nous recevons un coup sur la main, notre premier réflexe est de l’agiter ou la frotter vigoureusement pour nous soulager ! Ainsi, en stimulant électriquement et en permanence ces voies de la proprioception – que ce soit au niveau de la peau, des nerfs ou de la moelle –, on peut bloquer en continu le passage du message douloureux.
Il existe donc de nombreuses techniques adaptées à différents types de douleur, chacune ciblant une région précise de notre circuit de la douleur (encadré). Pour n’en donner qu’un exemple, l’électrostimulation transcutanée (TENS), qui consiste à stimuler électriquement les récepteurs nerveux sous notre peau au moyen d’un patch collé à la surface de la région douloureuse, est efficace dans de très nombreuses indications : cervicalgies, lombalgies, gonarthrose, céphalée de tension, endométriose...
Enfin, dans certaines douleurs neuropathiques bien localisées, d’autres types ­ de stimulation nerveuse – ciblant le versant chimique, non plus électrique, de la douleur, au moyen des neurotransmetteurs – ont également fait leurs preuves :
– les patchs de capsaïcine, dans des douleurs circonscrites à un territoire bien limité : post-zostériennes, autour d’une cicatrice ou d’un moignon d’amputation ; prescrits par un spécialiste, ils sont administrés en hôpital de jour. Des patchs « chauffants » s’inspirant du même principe existent en pharmacie, utiles pour soulager douleurs musculaires, articulaires ou menstruelles ;
– la toxine botulique, quant à elle, peut être utilisée dans ces mêmes indications mais aussi dans certaines migraines rebelles aux médicaments, les névralgies de la face et de la nuque...
Ces techniques, pourtant efficaces et ayant peu d’effets indésirables, sont malheureusement difficiles d’accès. Par exemple, la stimulation médullaire – efficace dans la douleur neuropathique d’un membre – demeure aujourd’hui positionnée par la Haute Autorité de santé comme une solution de dernier recours (après de nombreuses lignes médicamenteuses et plus d’un an d’évolution de la douleur). S’agissant des patchs de capsaïcine, des injections de toxine botulique ou de la stimulation magnétique transcrânienne répétitive (rTMS), ces thérapies ne sont disponibles, dans l’immense majorité des cas, que dans les centres de la douleur chronique. Or ces derniers sont saturés, et on estime que seulement 3 % des patients douloureux chroniques y sont pris en charge… Sans compter que certaines de ces alternatives non médicamenteuses, ne disposant toujours pas de codage spécifique, peinent à se développer faute de remboursement (c’est le cas de la rTMS).

Et le cannabis thérapeutique ?

En dehors des douleurs cancéreuses, il profite en particulier aux malades souffrant de douleurs liées à une lésion du cerveau ou de la moelle épinière associées à une spasticité, comme dans la sclérose en plaques (SEP). Néanmoins, dans les autres douleurs chroniques, le niveau de preuve est finalement bas à l’heure actuelle. Il est donc loin d’être la panacée, et ne permettra sans doute pas d’apporter une solution à l’ensemble des patients douloureux en quête d’alternative, alors même qu’il leur fait miroiter d’importants espoirs…
L’expérimentation en cours en France, qui porte sur près de 3 000 patients, concerne surtout les douleurs neuropathiques réfractaires, certaines formes résistantes d’épilepsie, la SEP ou d’autres pathologies du système nerveux central mais, en l’absence de bras contrôle, on ne pourra pas réellement évaluer l’efficacité du cannabis thérapeutique dans ces indications.
Enfin, on peut regretter que cette expérimentation, qui devrait coûter entre 25 et 30 millions d’euros, ne bénéficie d’aucun financement. Ce sont les entreprises qui approvisionnent en produits, ce qui limite la variété des médicaments testés et introduit un conflit d’intérêts.

Quels messages peut-on donner aux généralistes ?

Idéalement, il faut interroger le patient sur toutes les ramifications possibles de sa douleur et sur tout ce qui est susceptible d’en faire le lit (difficultés au travail, tensions familiales…) afin de mieux la comprendre, mais aussi pour bien conseiller la personne (mesures hygiénodiététiques, etc.). Cela n’est pas toujours facile dans le temps d’une consultation mal valorisée pour ce type de pathologie…
Autre message important : penser à « déprescrire » progressivement chez des patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse qui sont déjà sous opioïdes depuis des mois, voire des années. On sait en effet que leur utilisation au long cours abaisse le seuil de la douleur (hyper­algésie induite par les morphiniques), les rendant d’autant plus inefficaces et augmentant les risques liés à leur sur­utilisation*. Le médecin traitant joue un rôle crucial dans le sevrage et la désescalade thérapeutique pour ces patients dont les ordonnances sont souvent lourdes (différents antalgiques, dont morphiniques, en association avec divers anxiolytiques...).
Il n’est pas possible d’être dans une logique de « zéro douleur » : dire au patient qu’il doit apprendre à vivre avec la douleur (lorsqu’elle est tolérable) et pour cela l’inciter à s’investir dans des « distractions », développer l’activité physique, maintenir des activités sociales, etc. Le décalage entre un objectif parfois inatteignable d’absence de douleur et la réalité peut être source d’une angoisse contribuant à majorer le mal-être.
Enfin, même s’il ne peut pas les prescrire, le médecin généraliste doit connaître ces nouvelles options thérapeutiques : son rôle est fondamental pour orienter les patients le plus rapidement possible afin d’éviter une errance thérapeutique délétère.
M. Lévêque déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
* La HAS vient d’éditer de nouvelles recommandations pour sécuriser la prescription de cette classe thérapeutique.
Encadre

Neuromodulation : quelles sont les différentes techniques ?

Électrostimulation transcutanée (TENS) : patch collé à la surface de la région douloureuse qui stimule électriquement les récepteurs nerveux sous la peau, permettant de bloquer le message douloureux mais aussi de déclencher la production d’endorphines.

Stimulation sous la peau : même principe que la TENS, mais dans un dispositif pérenne, avec implantation d’électrodes directement sous la peau, reliées à un neurostimulateur.

Stimulation de la moelle épinière : très efficace dans les douleurs neuropathiques ; électrode placée à l’arrière de la moelle épinière, au moyen d’un geste semblable à celui de la péridurale ; l’électrode est positionnée à l’étage de la moelle épinière qui réceptionne le message douloureux (variable donc, en fonction de la douleur ciblée).

Stimulation magnétique transcrânienne (rTMS) : stimulation non invasive (par une bobine externe) du cortex moteur. Le principe d’action demeure obscur, mais l’on estime à 50 % le taux de patients soulagés d’au moins 30 % de leur douleur. Des séances quotidiennes, d’environ vingt minutes, puis hebdomadaires et mensuelles, sont nécessaires.

Pour en savoir plus
- Lévêque M. Libérons-nous de la douleur. Paris: Buchet-Chastel, 2022.
- Nobile C. Opioïdes : nouvelles recos pour sécuriser la prescription. Rev Prat (en ligne), 25 mars 2022.
- Haute Autorité de santé. Traitement du trouble de l’usage des opioïdes. 10 mars 2022.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés