On s’imagine que les signes d’alerte majeurs pour l’ophtalmologie, les « drapeaux rouges », avec symptomatologie fonctionnelle oculaire, menacent la vue. Attention ! Une manifestation oculaire peut être d’origine systémique, parfois exclusivement. Un médecin généraliste se doit de les connaître, puis de les reconnaître le cas échéant. 

La Société française d’ophtalmologie (SFO) propose un ouvrage détaillant les situations d’alerte majeure à manifestation ophtalmologique.1 Les principales situations à ne pas manquer sont ici évoquées.

Les drapeaux rouges désignent aussi ce qu’il ne faut pas faire en médecine géné­rale devant un problème oculaire.

Tableaux neurologiques et/ou neurovasculaires

Il faut savoir reconnaître une urgence neurologique ou neurovasculaire dans sa manifestation oculaire (fig. 1 et encadré 1). Le but est alors d’optimiser la prise en charge en neurologie ou en radiologie interventionnelle sans passage superflu auprès de l’ophtalmologiste. Sept tableaux méritent ainsi d’être repérés.

Claudication de la mâchoire, hyperesthésie cutanée du cuir chevelu temporal

Un patient de plus de 55 ans ayant des difficultés de mastication et une hyper­esthésie cutanée du cuir chevelu temporal (signe du peigne) est suspect d’être atteint d’une maladie de Horton. Cette dernière se révèle régulièrement par une névrite optique ischémique antérieure aiguë (NOIAA), avec baisse de l’acuité visuelle (BAV) totale unilatérale, brutale et irréversible. Il ne faut pas l’attendre mais doser la protéine C-réactive (CRP) sanguine en urgence, sur une voie veineuse périphérique laissée en place. Si l’état général du patient le permet, un bolus de corticoïde est administré, avant même le résultat du bilan sanguin en cas de NOIAA constituée d’un côté. La survenue de l’ischémie d’un territoire neuro­central ou de la tête du nerf optique controlatéral en sur­accident consécutif serait en effet responsable de cécité totale et définitive.

Pupilles de taille différente : l’anisocorie

Une anisocorie n’est jamais anodine ; il faut en identifier rapidement l’origine. Deux règles simples permettent d’identifier le côté et le niveau de l’atteinte (encadré 1). Une pupille peut ne réagir qu’incomplètement ou trop lentement comparée à l’autre côté. Ce peut être fugace, et il faut croire le patient sur parole.

Ptosis, myosis et céphalées et/ou douleurs cervicales

Le syndrome de Claude-Bernard-Horner (CBH) douloureux doit faire penser à une dissection carotidienne homolatérale. Attention, le syndrome de CBH peut être fruste ou fugace, particulièrement pour le ptosis (le myosis l’est moins). Il faut le rechercher à l’obscurité pour ne pas le méconnaître. En cas de doute, une angio-­IRM doit être réalisée en urgence.  

Trouble de la vigilance, regard asynergique, mydriase bilatérale

Ce tableau rare constitue un syndrome de Parinaud. Le trouble de la vigilance interpelle ; de même, le regard anormal inhabituel d’allure détachée, voire méprisante (paupières demi-fermées papillonnant un peu), et la mydriase conjointe alertent. Il s’agit de la conséquence d’une compression du tronc cérébral par engagement temporal. Le pronostic vital est engagé à très court terme. Il faut alors maintenir une position proclive permanente et ­gérer une hypertension intracrânienne aiguë en urgence.

Trouble de la vigilance, hyperthermie, nystagmus

Il se peut que des céphalées complètent cette triade de trouble de vigilance, hyper­thermie et nystagmus atypique (saccades dans tous les sens, d’amplitude inégale, non permanentes). Si le patient est en âge de s’exprimer, il peut décrire une oscillopsie – perception d’une vision hors de contrôle qui oscille en tous sens. Il faut évoquer une méningo-encéphalite et mettre en œuvre une prise en charge adaptée. Les deux causes les plus fréquentes sont infectieuse et toxique. 

Dysarthrie et diplopie

Désormais très exceptionnel, le botulisme est la cause qui associe dysarthrie, dysphonie et diplopie. Une mydriase ­bilatérale alerte. L’intoxication est con­firmée par l’anamnèse orientée. Une ­intoxication massive est possible (eau, restauration industrielle, acte terroriste). La prise en charge rapide et adaptée par immunoglobulines antibotuliques hepta­valentes prévient l’arrêt cardiorespiratoire brutal par tachycardie sinusale.

Salivation et myosis

Une intoxication par un agent neurotoxique peut être aussi révélée par une anomalie pupillaire. L’association de ­salivation, transpiration inappropriée et myosis fait évoquer une intoxication cholinergique. Le syndrome cholinergique peut se compléter d’autres signes fonctionnels : dyspnée, nausées, diarrhée, dysthymie. L’antidote évidente est l’atropine (0,5 mg toutes les 4 heures, tant que les symptômes persistent). 

Tableaux oculaires et visuels

Quatre situations à manifestation clinique oculaire et visuelle doivent particulièrement alerter.

Diplopie binoculaire

Le patient voit double avec ses deux yeux, mais pas lorsqu’il masque un œil. Le parallélisme est altéré de manière acquise, sinon une neutralisation cérébrale empêcherait de percevoir deux images. Hors contexte spécifique, le problème provient du nerf crânien, de la commande neurovégétative (fig. 1), du sinus caverneux, de la communication neuromusculaire (myasthénie, myopathie) ou de l’orbite.2 

Baisse de l’acuité visuelle isolée brutale, monoculaire, totale

Une BAV brutale n’est pas normale. Si elle est totale, transitoire ou permanente, il faut évoquer un accident ischémique. De là, trois hypothèses sont à explorer simultanément en urgence : la maladie de Horton, la cardiopathie emboligène, la vasculopathie occlusive ou athéromateuse emboligène. Il existe un risque de suraccident imminent, avec un pic de fréquence à vingt-quatre heures, en constituant une récidive occlusive dans une autre localisation (œil controlatéral, accident vasculaire cérébral, myocarde, tronc cérébral, etc.).

Voile noir récent progressant dans le champ de vision

Il s’agit d’un scotome perçu par le patient, évolutif. Il est parfois précédé d’une impression visuelle de « pluie de suif » ou d’un phosphène persistant. On évoque un décollement de rétine (fig. 2), d’autant plus facilement que le patient est myope, que l’œil a été traumatisé ou opéré. Le risque immédiat est la perte de vision centrale par la progression du décollement de rétine qui soulève l’aire maculaire. S’il est encore temps, il faut donner la consigne au patient de regarder vers le sol jusqu’à sa prise en charge ophtalmologique.

BAV douloureuse et rougeur oculaire unilatérale

Une inflammation oculaire douloureuse associée à une BAV récente doit alerter. Chaque heure compte ; tout délai avant la prise en charge spécialisée amenuise le pronostic final.

Le contexte d’une chirurgie récente plaide en faveur d’une infection postopératoire. Un hypopion – niveau purulent en chambre antérieure – (fig. 3) peut parfois être visible. Il faut réaliser une injection oculaire d’antibiotique en urgence ; l’efficacité d’un traitement oral seul serait trop retardée.

Le contexte d’une personne âgée hypermétrope et phaque (avec son cristallin) plaide pour une hypertonie aiguë telle que la crise aiguë de fermeture de l’angle iridocornéen [fig. 4]. Le tableau est généralement complété par les signes végétatifs parasympathiques extra-oculaires (nausées, vomissements, lipothymie, sueurs, bradycardie). La conduite à tenir pré-ophtalmologique consiste à administrer par voie générale des solutés hypertoniques pour déshydrater le vitré (mannitol, par exemple) ainsi qu’un inhibiteur de l’anhydrase carbonique pour limiter la production d’humeur aqueuse. Il faut induire un myosis bilatéral, qui évite le suraccident controlatéral, par de la pilocarpine ­locale. Un myotique est efficace dès lors que le tonus oculaire a baissé. 

Manifestations contextuelles

L’analyse du contexte est primordiale en ophtalmologie : une survenue brutale ou très récente des symptômes évoque naturellement une urgence. D’autres contextes plus spécifiques peuvent orienter. 

En postopératoire

Après une opération ophtalmologique, il faut redouter l’infection et l’hypertonie aiguë, qui associent douleur, rougeur et BAV, ainsi que le décollement de rétine, qui est suspecté devant un scotome progressif récent, sans douleur ni rougeur. Plus rare, l’occlusion artérielle rétinienne est de mauvais pronostic.

Une douleur oculaire intense qui cède mal aux antalgiques ou qui survient après une période intermédiaire calme est hautement suspecte d’infection aiguë. Associée à un cortège neurovégétatif et un œil « dur comme une bille de bois », on s’oriente plutôt vers un bocage pupillaire avec hypertonie ; il s’agit d’une ischémie totale des composantes intra­oculaires : un « infarctus de l’œil ». 

Devant un scotome progressif, l’urgence est de positionner le regard du patient vers le bas en permanence pour éviter la progression d’un éventuel décollement de rétine. 

Une amaurose brutale et totale postopératoire peut traduire un spasme de l’artère centrale de la rétine. L’hypertonie le favorise. Il se complète par une occlusion dont les séquelles visuelles sont irréversibles. L’œil perd définitivement sa vision. Le spasme, lui, est réversible si l’hypertonie est levée rapidement. On peut masser l’œil (pression et dépression répétées) et le supplémenter en oxygène pour lever le spasme avant que les conséquences irréversibles de l’ischémie ne s’installent. 

Projections, corps étrangers et brûlures

Une projection toxique ou une brûlure impose le rinçage immédiat et abondant, seul geste modifiant vraiment le pronostic final. La blancheur oculaire initiale autour de la cornée est de mauvais pronostic en cas de brûlure sévère (fig. 5) ; elle traduit l’ischémie locale.

Le médecin urgentiste ou généraliste peut procéder à l’ablation d’un corps étranger (CE) non enclavé superficiel sous anesthésie topique (gouttes d’oxybuprocaïne). Pour cela, il s’aide d’une pointe mousse ou, sur un patient bien immobilisé, de la pointe d’une aiguille. Ce geste est très utile si le CE est potentiellement toxique (chaux, particules actives, etc.). En revanche, il est possible de différer l’ablation du CE jusqu’à la prise en charge spécialisée, en particulier s’il semble profondément enclavé, pénétrant ou inerte (minéral, plastique, colle, carbone, etc.).

Traumatisme et exposition du globe

En cas de traumatisme du massif facial, plusieurs principes sont à retenir :

  • un traumatisme facial impacte potentiellement l’œil ;
  • le cadre orbitaire protège souvent le globe oculaire des impacts plus volumineux que lui ;
  • un impact oculaire est suspect de contusion, de plaie ou de CE oculaire ;
  • on évoque une plaie à globe ouvert devant un globe oculaire mou, une acuité visuelle effondrée, un hyphéma total ;
  • une plaie de paupière est grave si elle expose en permanence la surface oculaire ou si elle est inféro-nasale (voies lacrymales). Elle doit être prise en charge le plus rapidement possible ;
  • il faut fermer efficacement en urgence les paupières d’un patient sédaté pour éviter un ulcère de cornée ; un sparadrap est collé sur la paupière supérieure horizontalement, ce qui permet de rigidifier et fermer la paupière supérieure sur l’inférieure.

Lentilles de contact

Environ 4 % des urgences oculaires sont liées au port de lentilles de contact. ­L’infection sous lentille est redoutable, traduite cliniquement par une rougeur oculaire persistante. La douleur est paradoxalement atténuée par le port lui-même, qui pourtant aggrave l’infection locale. L’abcès de cornée est parfois visible à l’œil nu sous la forme d’un point blanc (fig. 6). S’il n’est pas dans l’axe visuel, la vision est préservée. La dépose des lentilles et l’instillation d’un collyre antibiotique sont indispensables. La présence de signes de gravité impose une prise en charge ophtalmologique urgente (encadré 2).

Maladie de système

Toute BAV dans le cadre d’une maladie de système active doit évidemment alerter. Certains symptômes ou signes physiques orientent plus spécifiquement vers une cause d’urgence ophtalmologique (tableau).

Cas particuliers du nourrisson et du jeune enfant

Hors contexte traumatique, il existe trois drapeaux rouges en ophtalmologie pédiatrique :

  • la constatation d’une pupille à reflet blanc qui peut être rapportée par l’entourage comme une pupille rouge sur les photos (correspondant à la pupille normale perçue ainsi par contraste avec la leucocorie controlatérale). Cette anomalie peut correspondre à un rétinoblastome, tumeur maligne d’extension très rapide dont la prise en charge urgente conditionne le pronostic. Il peut aussi s’agir d’un décollement de rétine, l’enfant n’exprimant pas sa cécité monoculaire, même en âge verbal ;
  • la survenue d’un strabisme permanent chez un enfant préverbal. Une déprivation visuelle importante entraîne chez le jeune enfant un strabisme rapide ; il faut alors suspecter une origine organique à prendre en charge au plus vite ;
  • en contexte fébrile, l’apparition d’un nystagmus ou la perte de fixation stable du regard. L’enfant n’exprimant pas sa céphalée, il faut ici évoquer une méningite ou sa complication, la méningo­encéphalite.
 

Enfin, il est important d’identifier les signes de malvoyance d’un nourrisson : un enfant qui appuie sur ses yeux régulièrement, qui passe lentement sa main devant ses yeux (signe de l’éventail), qui n’a pas de poursuite oculaire à la ­stimulation visuelle, qui ne tolère pas que l’on masque son œil fonctionnel mais qui accepte parfaitement le masque sur l’œil malvoyant. Avec une prise en charge précoce, sa ­cécité n’est pas nécessairement une ­fatalité. 

Facteurs de gravité locaux et généraux

Les facteurs de gravité qui s’associent aux atteintes oculaires constituent par eux-mêmes des drapeaux rouges (encadré 2) : ils aggravent le pronostic et nécessitent une prise en charge renforcée ou plus spécialisée. En leur présence, l’usage logique est ainsi de prendre l’avis d’un ophtalmologiste et d’une structure compétente.

Ce qu’il faut éviter en ophtalmologie de médecine générale

En médecine générale et sans compétence ophtalmologique spécialisée préalable, plusieurs écueils sont à éviter :

  • déléguer l’examen neurologique pupillaire et son interprétation à l’ophtalmologiste ;
  • instiller un corticoïde dans un œil inflammatoire ;
  • dilater une pupille qui devrait participer à une surveillance ophtalmologique ;
  • retirer un corps étranger saillant mais potentiellement pénétrant ;
  • suturer une paupière avant la prise en charge d’une plaie à globe ouvert associée ;
  • réaliser un pansement compressif sans espace entre l’œil traumatisé et le pan­sement ;
  • méconnaître une plaie ou un corps étranger oculaire ;
  • méconnaître les coordonnées d’un praticien ou d’une structure compétente en urgence oculaire ;
  • considérer que la vue d’un enfant est exclusivement une affaire de pédiatre ou d’ophtalmologiste.
Encadre

Que dire à vos patients ? 

Tout symptôme visuel ou oculaire d’apparition brutale avec douleur, baisse de l’acuité visuelle et/ou signes neurologiques doit amener à consulter en urgence, d’autant plus si le patient a des facteurs de risque.

Une projection toxique ou une brûlure impose le rinçage immédiat et abondant. 

Le port de lentilles peut être responsable de la survenue d’infections graves (abcès de cornée) ; des mesures d’hygiène drastiques doivent donc être respectées pour limiter ce risque. 

La prise en charge précoce d’un trouble visuel chez le petit enfant peut permettre une réversibilité.

Encadre

Règles pour l’examen pupillaire

Règle 1 : le côté atteint est celui de la pupille la moins réactive. 

Règle 2 : si la pupille ne se dilate pas à l’obscurité, c’est un myosis. Si elle ne se resserre pas à la lumière, c’est une mydriase.

Règle 3 : en l’absence de myosis à la lumière mais avec un réflexe de myosis consensuel conservé, la pupille éclairée de l’œil atteint reste en mydriase, restaure plus vite sa mydriase ou se resserre moins, l’origine est neurologique périphérique (par argument de fréquence : atteinte du nerf optique préchiasmatique). Cela s’appelle un déficit pupillaire afférent relatif.

Règle 3 bis : en cas d’absence totale de myosis à la lumière et de réflexe de myosis consensuel, l’œil ne perçoit pas la lumière car il dysfonctionne (ne voit pas à cause de sa rétine ou de son nerf optique, si l’iris lui-même est supposé normalement fonctionnel bien sûr).

Encadre

Facteurs généraux de gravité en ophtalmologie

Atteinte sur monophtalmie

Diamètre d’abcès supérieur à 3 mm

Visualisation d’un hypopion

Atteinte bilatérale

Implication de l’axe visuel

Implication de la « zone 3 » (segment postérieur, rétine, choroïde, nerf optique)

Vision initiale effondrée ou absence de perception lumineuse

Prise en charge tardive

Statut et environnement social défavorables

Âges extrêmes

Contexte multipathologique

Terrain général altéré ou particulièrement fragilisé, sédation

Résistance à la première ligne de prise en charge

Références
1. Bourges JL (éd.). Urgences en ophtalmologie. Rapport annuel de la SFO 2018. Paris: Elsevier Masson; 2018.
2. Tilikete C. La diplopie. In: Vignal-Clermont C (éd.). ­Neurophtalmologie: Rapport annuel de la SFO 2020. Paris: Elsevier Masson; 2020.

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essentiel

L’analyse du contexte et des facteurs de risque est primordiale en ophtalmologie, et une symptomatologie de survenue brutale évoque naturellement un caractère urgent.

Des symptômes oculaires ou visuels peuvent être des modes de révélation d’une urgence neurologique ou neurovasculaire.

Diplopie binoculaire, BAV monoculaire totale brutale, voile noir récent progressant dans le champ visuel et BAV douloureuse avec rougeur oculaire unilatérale sont les principales urgences ophtalmologiques à manifestation visuelle ou oculaire.

L’ablation d’un corps étranger peut être réalisée sous anesthésie topique par le médecin généraliste seulement s’il est non enclavé et superficiel ; toute autre situation doit être déléguée au spécialiste.

Chez l’enfant, une pupille à reflet blanc, un strabisme permanent ou l’apparition d’un nystagmus en contexte fébrile doivent faire adresser au spécialiste en urgence.