Si les moments aigus de la crise sanitaire semblent derrière nous, la santé mentale des enfants et adolescents continue de pâtir du contexte d’incertitude. Certains troubles apparaissent à des âges de plus en plus jeunes ; d’autres – nouveaux – émergent, liés notamment aux réseaux sociaux… Quels signes doivent alerter le médecin traitant, et quelles interventions peut-il proposer ?
Après deux ans de pandémie, quelles sont les répercussions sur la santé mentale des enfants ?
Les données issues des études sont encore contradictoires, avec des prévalences qui peuvent varier du simple au double pour certains troubles selon les pays – des variations qui peuvent en partie s’expliquer par les différents référentiels utilisés pour les diagnostiquer (DSM-5 en Amérique du Nord versus CIM-10 en Europe). En revanche, les constats de la pratique clinique sont bien plus clairs : le Covid-19 a favorisé l’émergence chez les enfants et adolescents d’un certain nombre de troubles psychiques : troubles anxieux, phobies spécifiques centrées sur la contamination (apparition à des âges de plus en plus précoces de rituels pour échapper au virus, typiques des troubles obsessionnels compulsifs [TOC]). La communication dans les médias et la fermeture des écoles ont été vécues par certains comme une stigmatisation, les poussant à se considérer vecteurs de maladie, avec l’idée centrale et obsessive de contaminer ses proches (bien plus que d’être contaminé soi-même !). Une culpabilité pouvait s’y associer lorsque des proches sont décédés : tout cela peut être vécu comme un véritable traumatisme.
Ensuite, l’isolement scolaire a favorisé dans certains cas les phobies scolaires et l’anxiété sociale, aggravant la rupture du lien social. Enfin, pour les cas les plus graves, une augmentation des recours aux urgences pour idées et tentatives suicidaires est observée dans beaucoup de pays, et à des âges plus jeunes que ce que l’on observait auparavant.* Dans de nombreux cas, le lien avec la pandémie est énoncé, mais il faut distinguer notamment deux situations. Chez certains, la source de détresse se trouve dans la perte de leur réseau, des ruptures de liens amicaux, voire amoureux, qui, dans la période charnière de l’adolescence en particulier, sont loin d’être anodines ! Surtout lorsque le terrain est défavorable : personnalités fragiles, avec traits limites émergents, peurs de l’abandon, dysrégulations émotionnelles, sentiments de vide et de solitude que le contexte ne peut qu’exacerber. Pour d’autres, il s’agissait plutôt de problèmes familiaux portés à leur paroxysme, en particulier au début de la crise, lorsque les confinements ont accentué la promiscuité au sein du foyer, et de ce fait l’aggravation des violences intrafamiliales.
Pour beaucoup d’adolescents et de jeunes adultes, des conséquences plus durables – visibles encore aujourd’hui – ont trait à la perte de perspective, la difficulté de se projeter dans le futur (études, métier, relations…). Le fait d’être la « génération Covid » peut encore leur peser : certains ont mal vécu le fait qu’on stigmatise leur insouciance comme un manque de solidarité vis-à-vis des aînés, alors qu’ils sont au contraire préoccupés par les enjeux sociétaux ; ils ont été privés de certains rites de passage et, malgré leur résilience, en portent les cicatrices…
Quel a été le rôle des réseaux sociaux dans ce contexte : ont-ils aidé ou aggravé la situation ?
Bien que l’utilisation des réseaux sociaux soit en théorie interdite pour les très jeunes enfants [13 ans est l’âge minimum légal pour ouvrir un compte, au Canada comme en France, et jusqu’à 15 ans le consentement parental est requis, NDLR], un grand nombre d’entre eux utilisent ces plateformes sans surveillance particulière (Instagram, Snapchat, TikTok…).
Elles leur ont certes permis de garder un lien avec leurs pairs durant cette période difficile, de contrecarrer un peu l’isolement. Cependant, cette utilisation – de ce fait plus massive et constante – a exacerbé les effets délétères que l’on observait déjà avant, concernant notamment l’estime de soi. La vérification constante et obsessive de sa propre image sur l’écran (et bien sûr de l’approbation des autres, exprimée en « likes ») est du même registre que les TOC ; les enfants et adolescents – notamment les filles – prennent l’habitude de scruter constamment leur visage et corps, et de les juger à l’aune des filtres utilisés pour « améliorer » l’image sur ces réseaux. Ils peuvent aller jusqu’à vouloir y ressembler dans la vraie vie, développant ainsi des pensées intrusives et obsessionnelles sur des « défauts » qui n’existent pas en réalité ou ne sont pas observables par un tiers… Ce trouble, parfois appelé la « dysmorphie de Snapchat », peut même conduire certains adolescents à demander des interventions de chirurgie esthétique pour ressembler à leur image retouchée (en Amérique du Nord, au cours des deux années précédentes, les chirurgiens ont vu ces demandes augmenter) ! Enfin, ces types d’obsession peuvent aussi favoriser le développement de troubles du comportement alimentaire (TCA).
Face à ces sources diverses de mal-être, quels signes doivent alerter le médecin généraliste et comment peut-il intervenir ?
Il faut être attentif aux signes d’évitement qui peuvent passer inaperçus car considérés banals à ces âges.
La procrastination, par exemple : quand un parent insiste sur la « fainéantise » de son adolescent, sur la perte du goût des activités ou rencontres (« il remet tout au lendemain » ; « il ne veut pas appeler ses amis »…), il convient de vérifier que l’on n’est pas en présence d’un évitement, avec une vraie anxiété sociale qui s’installe.
Chez des enfants plus jeunes, une tendance à l’agitation, la multiplication des questions – qui peut être une façon paradoxale d’éviter d’autres sujets – peuvent aussi signer une dynamique anxieuse. Chez les 8-10 ans, ces symptômes peuvent mimer un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) ; avant de conclure à celui-ci, il faut néanmoins évoquer une agitation anxieuse, interroger l’enfant sur l’émotion qui l’habite.
La multiplication des colères peut évidemment être un signe évocateur d’un mal-être sous-jacent : je dis souvent que « la colère est de la tristesse ou de l’angoisse déguisées » ; ainsi, lorsque les parents évoquent un enfant « difficile », on peut rechercher la manifestation d’affects dépressifs ou anxieux.
Le cycle nycthéméral doit également être surveillé : son inversion, pourtant banalisée par l’idée que les adolescents ont l’habitude de se coucher très tard, est non seulement nuisible du point de vue somatique, mais elle peut aussi signaler le début d’une maladie bipolaire, dont les symptômes précurseurs peuvent apparaître à un âge précoce.
Les variations pondérales rapides doivent alerter : la perte mais aussi la prise de poids peuvent être associées à un trouble anxieux ou dépressif ; par ailleurs, dans les TCA, les comorbidités psychiatriques sont fréquentes.
Avec ces signes en tête, les médecins généralistes, qui sont souvent le premier recours des familles, peuvent mieux écouter et interpréter les plaintes de parents et enfants. Un dialogue peut alors s’instaurer, pour évaluer si l’enfant ou l’adolescent est conscient de son mal-être, pour interroger la perception qu’il a de son environnement familial et social, de soi-même et de son corps.
En cas de troubles avérés (TOC, TCA, dysmorphies, troubles anxieux, etc.), il faut orienter sans délai vers un pédopsychiatre et/ou un psychologue pour un suivi, pour d’éventuels traitements médicamenteux ; mais les temps d’attente étant longs, on peut en parallèle entamer cette discussion médecin-parents-enfants/ados : par exemple, dans le cas des troubles liés aux réseaux sociaux, questionner le jeune patient sur l’utilisation et la place de l’image, sur la perception de son corps (est-il conscient que les filtres ne reflètent pas la réalité, etc.).
Il est donc surtout important de toujours bien considérer le symptôme dans l’environnement dans lequel le jeune vit : famille, école, groupe de pairs, réseaux sociaux (qui sont aussi devenus un système à considérer !). Le symptôme est en effet souvent la manifestation d’interactions dysfonctionnelles dont il faut tenir compte pour proposer une aide la plus complète possible et qui ne saurait se limiter à la seule médication, parfois trop rapidement proposée.
* NDLR : En France, selon des chiffres récemment publiés par Santé publique France, les passages aux urgences des enfants et adolescents (jusqu’à 17 ans) pour gestes ou idées suicidaires et troubles de l’humeur sont toujours en augmentation par rapport à la période 2018-2020. https://bit.ly/37FMGxO