Les enjeux psychiques autour du don et de la dette en transplantation d’organe avec donneur vivant doivent être considérés avec beaucoup d’attention afin d’éviter l’émergence de difficultés et de troubles psychologiques. La réussite d’une greffe rénale au niveau médical (technique et immunologique) dépend aussi du traitement psychique de la dette, tant chez le receveur et le donneur que dans le groupe familial, amical et soignant. Ce travail psychique permet ce que l’on nomme, en psychologie, l’appropriation subjective ou « l’incorporation psychique »1 du greffon. La question de la dette se pose inévitablement pour celui qui reçoit un organe, un rein, un don inestimable. Celle-ci s’impose de manière encore plus saillante lorsqu’il s’agit d’un donneur vivant, connu, familier, intime. La loi autorise comme donneur vivant : un membre de la famille, un conjoint, ou un ami dont on peut justifier d’une relation étroite depuis plus de deux ans. Comment recevoir ce qui ne peut pas être rendu de manière réciproque et égalitaire : comment rendre ce qui est inestimable ? Comment recevoir une partie du corps d’un être cher, qui compte dans la vie quotidienne, affective et relationnelle du receveur, sans qu’il ne s’aliène à celui-ci ? Comment se dégager des logiques mortifères du don pour s’inscrire dans une dette de vie ?

Dette d’ordre comptable ou logique marchande d’acquittement

La dette marchande, au sens comptable du terme, est de loin la dette la plus destructrice pour le receveur lorsqu’il s’agit d’un don d’organe par une personne vivante. Elle dénie le principe même de don en l’installant dans un système de troc et d’échange économique. Cette logique tend à réduire le don à une transaction marchande, à un simple recours à une pièce utilitaire : une pièce de rechange. La clinique montre comment le receveur s’aliène en s’obligeant à un remboursement, par des contre-dons d’ordres matériel et financier sans fin (achats d’objets, financement de voyages, prêt ou don d’argent, etc.). Le receveur ne pourra jamais rendre à équivalence, à valeur égale au donneur. Un rein, une meilleure santé et une meilleure qualité de vie n’ont pas de prix. Cette situation a été qualifiée de « tyrannie du don »2 puisque sa logique est celle de l’acquittement impossible d’une dette. Ce système de troc, d’échange déshumanise et dénie l’acte de don : ce n’est plus un geste d’amour mais un geste d’intérêt (intérêt pour le receveur d’être vite greffé avec un meilleur greffon ou intérêt pour le donneur qui compte obtenir en retour un enrichissement d’ordre matériel). Éviter toute pression financière est la priorité des équipes de transplantation, qui ont mis en place des garde-fous (les comités d’experts de l’Agence de la biomédecine et la consultation psychologique lors du bilan prétransplantation). Les effets dévastateurs de cette logique pour le receveur sont l’appauvrissement de la vie psychique et relationnelle, l’aliénation à une dette comptable qui peut mener dans certaines situations à des passages à l’acte auto-agressifs (inobservance pouvant aller jusqu’à l’arrêt des traitements, le rejet et la perte du greffon).

Dette d’ordre affectif ou logique de réparation

Les attentes et les enjeux affectifs entre le receveur et le donneur, en lien avec leur passé commun, sont au cœur du processus de don et de dette, dans une double problématique de faute et de culpabilité, au service d’une logique de réparation potentiellement libératrice ou aliénante pour le receveur. La motivation consciente du donneur est d’aider un être cher dans un acte altruiste d’amour (on entend beaucoup « c’est une évidence, c’est normal, c’est naturel... »). Pourtant, les éprouvés de peurs et d’angoisses, liés à la chirurgie et à la néphrectomie, teintent le processus de don d’ambivalence sans altérer forcément la détermination du donneur. La clinique montre que le don trouve également sa source dans un vécu de faute et un sentiment de culpabilité (un parent se sentant coupable de la maladie de son enfant, mauvais parent ou parent défaillant, un frère se sentant responsable de la maladie de sa sœur en raison d’une rivalité forte et ancienne, un mari se reprochant de ne pas avoir été suffisamment présent ou aidant pour son épouse qui est tombée malade, etc.). L’intention du donneur, au-delà du don d’amour, est bien de se dégager d’un vécu désagréable de faute, de culpabilité et même d’obtenir des bénéfices secondaires (se libérer, restaurer, renforcer, retrouver une légitimité, maintenir, re/créer un lien abîmé, rompu, inexistant, malmené avec le donneur). Pour Anne Danion-Grilliat, « après la transplantation, le donneur attend inconsciemment son dû. Dans un fantasme de réparation et de toute-puissance, la guérison de l’autre devient son œuvre et l’autre une partie de lui-même – voire un autre lui-même ».3 Si le don-cadeau se transforme en don-poison, le receveur se retrouve dans une position de soumission au désir du donneur (se réparer, réparer l’autre, voire les autres, et ainsi panser tous les traumatismes anciens), le piégeant dans une dette affective désubjectivante, favorisant l’émergence de troubles de la personnalité. Ce risque est accentué par les vécus de culpabilité du receveur lui-même qui souffre de blessures narcissiques liées au fait d’être un corps défaillant, d’être responsable d’un préjudice corporel vis-à-vis d’un être cher, et d’être dépendant des autres pour vivre.
Les souffrances et les conséquences psychologiques, liées à l’éprouvé de ne pas être à la hauteur du don « d’amour » reçu, entraîne des épisodes dépressifs, plus ou moins sévères, marqués par des ruptures de lien brutales, incompréhensibles par le donneur, par la famille, et par les équipes soignantes. Ces ruptures de lien sont parfois nécessaires pour le patient receveur afin d’échapper à un lien qui se révélerait d’emprise, intrusif, pervers, toxique et destructeur.

Dette d’ordre symbolique ou logique de transmission

L’enjeu pour le receveur, qui reçoit un don inestimable, une preuve d’amour inégalable, réside en sa capacité de transformer les logiques mortifères de la dette en s’inscrivant dans une logique de vie. Cette logique est qualifiée de « spirale du don » par Karl-Léo Schwering, où le receveur se reconnaît comme appartenant à un chaînon de l’humanité. Donner, recevoir et rendre sont un même processus et ne sont qu’une facette d’une même réalité : la transmission de la vie. En pratique, certains donneurs me confient : « j’ai déjà tellement reçu de la vie que si je le peux, je veux donner à mon tour ». Cette spirale « permet de concevoir la dette comme un nouveau don pouvant très bien être donné autrement, et à quelqu’un d’autre ».4 Le receveur peut alors, librement, s’investir dans des activités de bénévolat, aider une voisine malade, faire faire les devoirs à un petit- enfant, s’impliquer dans une association, partager son histoire sur un forum, etc. Les possibilités de créer des liens, autrement, ailleurs et avec d’autres, sans s’aliéner, sont liées aux ressources psychiques propres à chacun. Cette faculté de pouvoir à son tour rendre et donner de sa personne dans une logique de vie et de transmission nécessite parfois un accompagnement psychologique. Traitée ainsi, la dette peut s’élaborer, se transformer et permettre aux receveurs de penser et de dire : « Je lui dois beaucoup mais je ne suis pas en dette. »5

Accompagner aussi après le don

Les souffrances psychiques en lien avec la question de la dette s’actualisent, voire s’exacerbent, précisément dans l’après-coup de l’acte de don. Malgré toutes les précautions prises lors du bilan pré-transplantation, celles-ci impliquent d’intégrer dans les prises en charge médicales des accompagnements psychologiques adaptés à chaque « couple » donneur-receveur en post-don, lors de cette période de remaniements psychiques importants. 
Références
1. Schwering KL. Le traitement psychique de l’organe transplanté : ingestion, incorporation, sexualisation. Psychiatrie Enfant 2001;44:127-67.
2. Fox RC, Swazey J. Spare Parts. Organ replacement in american society. New York : Oxford University Press, 1992.
3. Danion-Grilliat A. Don, dette et culpabilité. Laennec 2003;51:49-67.
4. Schwering KL. La spirale du don en transplantation d’organes. Recherches en psychanalyse 2014;17:8-16.
5. Godbout JT. Ce qui circule entre nous, donner, recevoir, rendre. Paris: Seuil, 2007:180.

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Résumé

Le donneur et le receveur du rein peuvent être confrontés à trois formes de dette et à leurs logiques : la dette économique qui s’inscrit dans une logique marchande de l’organe donné, la dette affective qui repose sur une logique de réparation, et la dette symbolique qui propulse dans une logique de vie. Leurs destins, ouvrant soit du côté de la mort, soit du côté de la vie, dépendent de la capacité de reconnaissance du don comme tel de la part du receveur, des attentes psychiques inconscientes du donneur à travers son geste de don, et des remaniements du lien intersubjectif autour du don et de la greffe. La prise en compte de ces réalités et de ces enjeux psychiques dans l’accompagnement du « couple » receveur-donneur favorisent et participent à la réussite de la transplantation et au maintien d’une bonne santé psychique chez les protagonistes.