Si la vague omicron est en train de décroître, au moins en Europe de l’Ouest, la stratégie sanitaire à mettre en place fait débat… Faut-il suivre l’exemple du Danemark et du Royaume-Uni ? Quel est le seuil d’une mortalité « acceptable » pour vivre avec ce virus sans contrainte sanitaire ? Comment abandonner le dépistage massif tout en restant capables de surveiller et d’anticiper les prochaines vagues épidémiques ? Interview exclusive du Pr Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale à l’Université de Genève.

 

Où en-est-on de la vague omicron dans le monde ? Y-a-t-il une décrue ?

S’il y a une décrue en Europe de l’Ouest, on ne peut pas dire que la vague omicron se calme au niveau mondial. L’épidémie est en train de se déplacer à l’Est de l’Europe où elle fait plus de dégâts que dans les pays de l’Ouest, car la population est peu vaccinée. Même dans l’hémisphère Sud, des vagues importantes démarrent en Nouvelle-Zélande, Chili, Brésil… L’Asie aussi est touchée (Corée, Indonésie, Thaïlande, Malaisie…).

En Europe de l’Ouest, le Danemark et le Royaume-Uni ont complètement abandonné les restrictions sanitaires… faut-il suivre ce modèle ?

Le Danemark a relâché toutes les mesures de contrôle le 1er février, en se fondant sur 3 arguments : le variant omicron est moins virulent que ses prédécesseurs, la population est fortement vaccinée – surtout les personnes à risque (et avec la 3e dose) –, la capacité hospitalière est loin d’être saturée et peut encore absorber une augmentation des cas. En réalité, si on analyse de près les données, elles ne sont pas très rassurantes : l’incidence est la plus élevée de toute l’Europe, avec une courbe des contaminations en plateau ; la mortalité reste importante, avec un nombre de décès 2 fois supérieur à celui observé au pic de la 1re vague : plus de 40 par jour. Pour un pays de 5,8 millions d’habitants, ce n’est pas négligeable : il représenterait – rapporté à une population de 67 millions d’habitants comme celle de la France – plus de 460 décès par jour. En France, à la fin janvier, la mortalité était plus faible, de l’ordre de 280 décès/j... En levant prématurément leurs mesures sanitaires, les Danois ont probablement compromis la sécurité de personnes vulnérables, immunodéprimées, très âgées ou non vaccinées à risque, notamment des enfants. Je ne crois pas qu’il soit le meilleur modèle à suivre en Europe cette fois…

La situation au Royaume-Uni est différente de celle au Danemark, car la levée des mesures a eu lieu lorsque la vague avait déjà bien amorcé la descente. Depuis fin janvier on constate une décrue, moins rapide que celle observée en France, mais très nette. Quant à la mortalité, elle est plus faible qu’en France sur la même période, avec environ 100 à 150 décès par jour.

Quel est le seuil d’une mortalité « acceptable » pour vivre avec ce virus sans contrainte sanitaire ?

Une mortalité évitable n’est jamais « acceptable » ! Une personne qui meurt alors qu’elle aurait pu être protégée par un vaccin, est-ce acceptable ? Les personnes très âgées ou immunodéprimés – mal protégées par les vaccins – qui meurent parce que les autorités les exposent à une situation à haut risque en cas de forte circulation du virus, en l’absence d’obligation du port du masque, est-ce acceptable ? Ces mêmes personnes ont-elles pu bénéficier des traitements efficaces disponibles ? Il restera bien sûr une part incompressible, peu évitable (pensons aux personnes qui ignorent leur fragilité immunitaire, un cancer non diagnostiqué par exemple, aux personnes qui refusent de se protéger), mais cette part doit être minimisée par les pouvoirs publics. Prenons les accidents de la route : l’objectif n’est-il pas de les éviter au maximum ? Pour cela on impose des contraintes (casque, ceinture de sécurité, limitations de vitesses, normes contraignantes d’alcoolémie, etc.), qui sont aussi des atteintes à la liberté individuelle. Il est donc envisageable d’accepter des contraintes limitant notre liberté pour assurer notre sécurité et en particulier celle des plus vulnérables (comme le port du masque dans les transports publics tant que la situation épidémiologique le justifie).

Plusieurs scientifiques parlent d’un passage, après omicron, à une nouvelle « ère endémique »…

De nombreux épidémiologistes préfèrent réserver le mot « endémique » à une circulation virale sans épidémie : en France, le VIH, le VHB sont endémiques, ils circulent à bas bruit, avec un R inférieur à 1. Ce n’est pas le cas de la grippe, qui est plutôt « endémo-épidémique » : elle est endémique en dehors des épidémies saisonnières, pendant la saison froide. Le coronavirus pourrait devenir aussi endémo-épidémique, mais – à différence de la grippe – il est moins freiné par les saisons, car, si elles sont plus intenses l’automne et l’hiver, les bouffées épidémiques de Covid-19 surviennent également l’été.

N’est-il pas temps toutefois d’abandonner cette surveillance, notamment le dépistage massif de la population ?

Oui ! La veille sanitaire actuelle prétend être exhaustive mais souffre paradoxalement d’une imprécision phénoménale : selon les Centers for Disease Control (CDC) aux États-Unis, seule une contamination sur 4 serait comptabilisée par les chiffres officiels. Cette grande imprécision sur le nombre de cas réel ne permet pas non plus de calculer de façon précise la mortalité liée à ce virus, le pourcentage d’hospitalisations, d’infections asymptomatiques… c’est pourquoi il nous faudrait passer à une surveillance fondée sur des panels représentatifs de la population.

On peut faire un parallèle avec les sondages en politique, qui livrent une image, à un temps donné, de l’opinion des Français. En pratique, quelques milliers de personnes représentatives de la population et volontaires pour donner un peu de salive seraient dépistées par PCR, les cas positifs seraient ensuite suivis (symptômes, hospitalisation, décès…). Cette méthode permettrait d’avoir une vision beaucoup plus précise du niveau de circulation du virus et de la morbimortalité associée. D’autres virus respiratoires comme celui de la grippe pourraient être traqués en même temps. Le seul pays qui a mis en place ce type de surveillance est le Royaume-Uni, par l’Office of National Statistics (ONS).

C’est un des chantiers importants sur lesquels l’Europe devrait se pencher dans les prochains mois : mettre en place une nouvelle surveillance épidémiologique standardisée et commune. Deux autres priorités seraient de prévoir un plan d’investissement pour améliorer la qualité de l’air intérieur, car on passe 90 % du temps dans des espaces clos mal ventilés et que 99 % des transmissions par le SARS-CoV-2 surviennent en milieu clos, mal ventilés et qui reçoivent du public ; et de poursuivre le développement de vaccins désormais plus performants contre la transmission et des médicaments antiviraux plus maniables (le Paxlovid a beaucoup d’interactions médicamenteuses et les anticorps monoclonaux disponibles sont d’usage encore restreint).

Cinzia Nobile, La Revue du Praticien

À lire aussi :

Dean N. Tracking COVID-19 infections: time for change. Nature 8 février 2022.

Nobile C. Entretien avec le Pr Bruno Lina. Omicron : pourquoi signe-t-il un tournant dans la pandémie ? Rev Prat (en ligne), 28 janvier 2022.