Peut-on parler d’un système de santé américain ? <br/>
Non, on ne le fait que par commodité de langage pour désigner un ensemble hétérogène. Sa caractéristique principale est l’existence de plusieurs types d’assurance maladie couvrant des segments variés de population en fonction de différents critères, tout en en laissant un certain nombre à l’écart.
Environ un Américain sur deux est couvert par une assurance maladie négociée avec son contrat de travail et subventionnée par son entreprise, ce qui fait des employeurs les principaux acteurs du « système ». Il ne s’agit pas d’une complémentaire, mais bien de l’assurance principale, au contraire de ce qui se passe en France. Cela concerne essentiellement les grandes entreprises.
Medicare est une assurance pour les personnes de 65 ans et plus ou celles ayant une maladie chronique invalidante, par exemple rénale. Elle permet aux patients d’être soignés à un coût abordable dans un réseau de prestataires agréés. Elle est gérée par l’État fédéral. Celui-ci n’a presque pas de structures de soins en dehors de celles destinées aux Veterans (anciens combattants), qui constituent donc un système à part entière, mais très minoritaire.
Medicaid couvre les personnes à faibles revenus et ayant des enfants. Là aussi, les patients sont orientés vers des prestataires de santé agréés, mais la gestion est réalisée au niveau des États.
On trouve ensuite des systèmes plus petits et spécifiques à certaines populations, par exemple les Natives, les Indiens, premiers habitants du territoire américain. Enfin, il y a un marché d’assurances santé individuelles privées. Leur prix est très variable, mais il peut aller jusqu’à plusieurs milliers de dollars par an.
Historiquement, cet ensemble repose sur des acteurs privés à but non lucratif. Cependant, depuis les années 1980, il a progressivement adopté une logique de marché, avec la montée en puissance d’opérateurs à but lucratif, aussi bien du côté des assurances que des structures de soins. Les deux instances peuvent être gérées conjointement dans des entreprises appelées Managed Care Organizations (MCO), aujourd’hui majoritaires. Cette concurrence a poussé à réduire les coûts, augmenter la productivité, soigner davantage de malades. À l’instar de ce qui s’est passé en France avec le nouveau management public, il s’est agi clairement d’une volonté politique. En effet, si ces réseaux sont privés, ils ont reçu des subventions fédérales. C’est là un trait typique du « système » de santé américain.
Au total, l’organisation de la santé est faite d’entrecroisements de systèmes. L’État fédéral n’en est qu’un des acteurs. Il édicte des normes dont l’application dépend des États, qui ont chacun leurs propres lois et sur lesquels il peut faire pression en fournissant un certain nombre de subventions. C’est en grande partie grâce à celles-ci qu’il peut faire passer des réformes.
Aux États-Unis, la santé est un enjeu politique fort.
Oui, ce qui n’est pas du tout le cas chez nous. En arrière-plan, il existe une différence culturelle profonde. Pour nous, la santé est un droit. Aux États-Unis, elle est vécue comme un choix, celui d’acheter ou non une assurance. Pour la droite conservatrice américaine, l’Obamacare est ressenti comme une restriction de liberté parce qu’il instaure l’obligation de s’assurer. Ce sentiment prévaut sur l’avantage majeur de cette réforme : proposer des contrats abordables pour les 15 à 18 % de la population non couverts (les célibataires pauvres sans enfant et ne travaillant pas dans une grande entreprise : chômeurs, travailleurs indépendants, salariés de PME, etc.). Elle a même failli être déclarée inconstitutionnelle parce qu’elle introduisait une infraction au Code du commerce en légalisant la vente forcée de contrats d’assurance.
Au sein de cette droite existent également une tradition profonde de ressentiment à l’égard de l’État fédéral centralisé, ainsi que des valeurs et des croyances religieuses s’opposant à des mesures spécifiques de l’Obamacare, par exemple celles rendant l’avortement plus accessible. Ces opinions ne sont pas que le fait d’hommes ou de femmes politiques : elles sont largement partagées dans la population. C’est pourquoi non seulement tous les sénateurs républicains sauf un, mais aussi une soixantaine de représentants démocrates au Congrès ont voté contre l’Obamacare : ils avaient été élus de justesse dans des États plutôt conservateurs et ne voulaient pas s’aliéner leur électorat.
Pourquoi les États-Unis sont-ils si propices aux innovations technologiques ?<br/>
C’est lié à leur logique libérale. Les réglementations y sont plus souples et plus adaptables aux réalités locales. Le secteur de la santé est une source considérable de richesse, c’est le premier secteur d’emplois. Il a connu une croissance de 20 % ces dix dernières années, contre 3 % pour l’économie nationale. De plus, les fondations philanthropiques y injectent de fortes sommes d’argent, notamment pour financer la recherche. En contrepartie, il n’y a aucune incitation à couvrir l’ensemble de la population, d’où les fortes inégalités d’accès aux soins. En France, c’est plutôt l’inverse. Les inégalités existent, mais l’intervention de l’État fait qu’elles sont contenues par rapport à beaucoup d’autres systèmes de protection sociale. En revanche, la capacité d’innovation est très faible, ce que montrent bien les expérimentations, qui restent de véritables usines à gaz bureaucratiques malgré les déclarations d’intention.
La logique libérale a des exceptions, par exemple l’interdiction d’importer des médicaments canadiens, alors qu’ils sont moins chers.<br/>
Les règlementations préservent aussi des intérêts économiques. Les autorisations de mise sur le marché sont délivrées par une agence fédérale, la Food and Drug Administration(FDA). Mais les prix des médicaments ne sont pas régulés comme en France, où ils sont négociés avec les autorités de santé, même s’il existe des règles fondées sur des indicateurs évaluant leur efficacité en regard de leur coût. Comme beaucoup d’autres, ce marché est devenu financier, soumis aux spéculations des actionnaires des laboratoires pharmaceutiques. Cela entraîne des variations de prix parfois considérables sur une courte période de temps pour un même médicament. L’État fédéral peut négocier les tarifs pour quelques segments du marché, par exemple pour Medicare, mais globalement l’industrie pharmaceutique est extrêmement puissante.
En fait, la réglementation tarifaire se joue surtout au niveau des États. Les politiques locaux essaient de bénéficier du soutien des chefs d’entreprise, dont ils ont besoin pour être élus. Si l’un d’eux faisait passer une loi autorisant l’importation de médicaments canadiens, il provoquerait certes une chute des prix, mais il s’aliénerait plusieurs soutiens dans son territoire, bouleversant les rapports de force économico-politiques. Les politiques de santé américaines sont complexes, notamment parce que ce ne sont pas les seules questions de santé qui les déterminent.
Quelle y est la place des médecins ?<br/>
Pendant des années, leur puissante association, l’American Medical Association (AMA), s’est opposée, avec succès, à ce qu’elle considérait être des ingérences de l’État fédéral dans les activités médicales. Avec la montée en puissance des assurances privées et l’apparition des nouvelles technologies de santé, son influence a reculé. Aujourd’hui, les réformes ne menacent plus vraiment les intérêts des médecins, dont la profession reste une des plus prestigieuses et lucratives, surtout pour les spécialistes. L’AMA a soutenu l’Obamacare, mais il faut préciser que les équipes en charge de la réforme ont beaucoup travaillé en amont avec les différents lobbies impliqués, y compris celui des médecins. C’est en partie pour cela qu’elle a été beaucoup mieux acceptée que celle que Clinton a essayé de faire passer en 1993.
Les patients ont-ils un rôle important ?<br/>
Leurs associations sont nettement plus développées que chez nous, mais cela tient pour beaucoup à une différence culturelle.
Aux États-Unis, les gens s’impliquent bien plus dans la vie sociale locale, avec davantage d’initiatives partant du terrain. Par exemple, si des habitants veulent préserver le parc de leur quartier, ils s’organisent pour appeler et recueillir des dons afin de financer son entretien. Les gens s’associent volontiers pour défendre une cause, qu’il s’agisse de la faire connaître ou de lever des fonds. En ce qui concerne les patients, la population étant plus importante, ils peuvent faire nombre plus facilement.
Cela étant, leurs associations ne sont pas les plus influentes dans les cercles de pouvoir : elles ne disposent ni des ressources financières ni des compétences pour exercer un lobbying prépondérant. En tout cas, pas autant que l’industrie pharmaceutique, qui est le premier lobbyiste dans le secteur de la santé.
Les États-Unis semblent inspirer un bon nombre d’experts français en santé publique.<br/>
L’inspiration des États-Unis est réelle, mais rarement affichée en tant que telle. C’est toute l’ambivalence de la France à l’égard d’un pays qui est le premier producteur de modèles de politiques publiques, en matière de santé comme dans d’autres domaines. Les experts des cabinets ministériels français vont tout simplement chercher l’information là où elle est produite. Avec une limite importante : aucun bilan de ce qui a été mis en place n’est réalisé. Par exemple, la tarification hospitalière à l’activité (T2A) a été inspirée par ce qui s’est fait aux États-Unis il y a une trentaine d’années. Là-bas, il a été clairement montré que le paiement à l’acte induisait une inflation des coûts en incitant à multiplier les actes de soins. La France n’a pas tiré d’enseignement de ce constat, sans doute parce qu’elle a mis tellement de temps à mettre en place ce système qu’elle a du mal à y renoncer. C’est dommage ! Avant d’adopter les modèles américains, nous devrions profiter du recul de 20 ou 30 ans dont nous disposons pour faire le tri dans ce qui peut être importé.
Sur les mesures de santé publique, les pays anglo-saxons, et sans doute encore plus la Grande-Bretagne que les États-Unis, sont beaucoup plus à la pointe que la France. Cela tient à ce que leurs réformes partent souvent de la base et sont volontiers implémentées par de petites structures locales, ce qui est bien plus efficace que de suivre un schéma centralisé. Les experts français travaillent à l’intérieur de l’État. Ce sont eux qui définissent prioritairement des schémas d’action en santé publique et en font l’évaluation, avec les contraintes liées à l’appartenance au secteur public. Les experts américains sont des universitaires, avec une forte proportion d’économistes. Ils sont fortement incités à avoir une utilité sociale directe, ce qui n’est pas du tout le cas en France. Chez nous, l’expertise étant captée par l’État, les universitaires se positionnent davantage dans l’analyse. Les savoirs qu’ils produisent sont donc moins directement opérationnels, ce qui est une étrangeté, vu des États-Unis.
Quel est le futur de l’Obamacare ?<br/>
La réforme est actuellement traduite en cour de justice par des États républicains qui espèrent la rendre inconstitutionnelle. La chose est impensable en France : c’est comme si l’Alsace intentait un procès à l’État français parce que ses élus locaux ne seraient pas d’accord avec une réforme.
Au niveau national, le président Trump n’a quant à lui plus pour objectif de révoquer la loi. Il compte en revanche l’affaiblir en rendant certaines de ses dispositions facultatives, comme le panier de soins de base. Il ne se passe pas un jour sans que la presse américaine n’évoque la question de la réforme de la santé. Nous en entendrons encore parler !