Maître de conférences en philosophie et éthique des sciences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et chargée de mission au Centre d’éthique clinique (AP-HP, Paris), elle vient de publier Le travail de l’éthique. Décision clinique et intuitions morales (Mardaga, 2018, 240 pages, 34,90 euros)

Pour vous, tout dilemme moral est irréductible. Pourquoi ?

Un dilemme est une situation qui pose un problème pratique pour lequel il existe au moins deux solutions dont aucune n’est pleinement satisfaisante. Les arguments pour choisir l’une ou l’autre paraissent à égalité. Quelle que soit la décision, elle laisse un sentiment de perte. En médecine, l’exemple typique est celui d’un nouveau-né qui a de forts risques d’avoir un handicap lourd dans le futur. Vous pouvez arrêter les traitements, mais vous lui ôtez la vie. Vous pouvez les continuer, mais au prix d’une éventuelle souffrance future ou d’une altération de la qualité de vie familiale. Il arrive que la décision soit évidente, mais le plus souvent, il est extrêmement difficile de choisir.
Pour certains, il est possible de démontrer qu’une position est meilleure que l’autre, qu’elle va en quelque sorte effacer, faire disparaître. Ils disent, par exemple, que le respect de la vie est une valeur primordiale devant laquelle l’argument de la souffrance ou de la qualité de vie ne tient pas. D’autres, dont je suis, objectent que nous resterons de toute façon dans l’incertitude sur le meilleur choix parce que, quel qu’il soit, au moins une des valeurs engagées n’aura pas été honorée. Il restera ce que j’appelle un résidu moral, irréductible, à la source d’un malaise éthique fondamental.

Marta Spranzi
Maître de conférences en philosophie et éthique des sciences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et chargée de mission au Centre d’éthique clinique (AP-HP, Paris), elle vient de publier Le travail de l’éthique. Décision clinique et intuitions morales (Mardaga, 2018, 240 pages, 34,90 euros).

Il s’agit donc d’un conflit de valeurs ?

Oui. Il peut être interne, appartenant à une des personnes concernées par la situation (un patient, un proche, un professionnel) ou une équipe ; ou externe, certaines personnes ayant une position que d’autres ne partagent pas. Le propre de la médecine est qu’une décision doit de toute façon être prise, la non-décision en étant une aussi ! Nous ne sommes pas dans le registre de la réflexion pure, mais dans celui de l’action.

Vous donnez beaucoup d’importance à ce que vous appelez les cas « sauvages »

En médecine, on utilise beaucoup les cas parce que contrairement à la philosophie, les problèmes à résoudre ne sont pas généraux, mais particuliers. L’exemple du nouveau-né handicapé pose une question d’ordre général, mais dans la pratique, les situations rencontrées sont toujours très individualisées.
Un cas peut être utilisé dans un but pédagogique. « Apprivoisé », il est le produit d’une reconstruction d’après-coup, qui privilégie certains éléments de la situation de départ au détriment d’autres. Il sert à illustrer ou à faciliter des choix, en particulier pour le problème dont on s’occupe.
Les cas « sauvages » sont ceux qui ne sont pas encore résolus, faisant apparaître pleinement les conflits de valeur, d’où leur intérêt pour appréhender ce qui se passe dans la pratique. Ce sont eux dont s’occupe le Centre d’éthique clinique, quand il existe une situation de blocage (la décision semble impossible à prendre). Ils jouent le rôle de lentille grossissante révélant les enjeux concrets de toute décision éthique.

Comment vous y prenez-vous pour résoudre une situation bloquée ?

Nous ne cherchons pas à prendre la décision à la place des personnes impliquées. Nous les aidons à démêler les données du problème et ainsi à reprendre une négociation entre elles à partir de leurs propres valeurs. Pour cela, nous ne nous bornons pas à la casuistique (les cas apprivoisés), ni aux nombreuses théories philosophiques (celles de Kant, Aristote, Mill, Rawls, etc.). En revanche, nous nous appuyons sur les quatre principes de l’éthique biomédicale décrits par James Childress et Tom Beauchamp dans leur livre devenu une référence pour les soignants du monde entier – autonomie du patient, bienfaisance, non-malfaisance, justice – et identifiés à partir du terrain.
Les consultants du Centre d’éthique clinique analysent l’ensemble des éléments avancés par toutes les parties prenantes lors d’entretiens approfondis en les présentant à l’équipe du Centre pendant sa réunion hebdomadaire. Celle-ci discute et examine les arguments et les valeurs évoqués en les soumettant à la grille de ces quatre principes adaptés à notre contexte de travail. Par exemple, dans le principe« justice », nous faisons entrer, outre l’accès aux soins, le souci de non-discrimination (tel choix comporte-t-il ce risque pour telle catégorie de personnes ?), ainsi que d’intégrité médicale, c’est-à-dire ce qui a trait à la conscience professionnelle des médecins telle qu’ils l’expriment spontanément.
Pour appliquer un principe à un cas particulier, nous dégageons ses caractéristiques ainsi que celles de son contexte. On a facilement l’illusion qu’on peut ainsi aller jusqu’au bout de ce processus… Je pense au contraire qu’il y a plusieurs façons de rendre un principe pertinent pour une situation donnée. J’aime bien employer la notion de traduction pour exprimer cette idée. Il y en a de mauvaises et plusieurs peuvent être bonnes. C’est le contexte qui détermine celle qui est finalement choisie.

Pour vous, chaque personne a des intuitions morales valables

Chacun de nous ressent et exprime spontanément ce qu’il faut faire dans une situation moralement difficile. Certains auteurs pensent que ces intuitions ne sont pas légitimes parce qu’elles ne sont pas le résultat d’un raisonnement et qu’elles peuvent être fortement influencées par l’environnement ou refléter des préjugés. Or, ce qui m’a frappée en travaillant au Centre d’éthique clinique, c’est que les intuitions peuvent évoluer, même quand elles sont fortes au départ. De fait, les individus font souvent un travail critique dont l’origine peut se trouver en eux-mêmes ou dans les échanges de raisons et d’arguments avec autrui. Il arrive même qu’ils changent d’avis quand ils exposent leurs jugements moraux pendant l’entretien avec les consultants

Chacun de nous ressent et exprime spontanément ce qu’il faut faire dans une situation moralement difficile. Certains auteurs pensent que ces intuitions ne sont pas légitimes parce qu’elles ne sont pas le résultat d’un raisonnement et qu’elles peuvent être fortement influencées par l’environnement ou refléter des préjugés. Or, ce qui m’a frappée en travaillant au Centre d’éthique clinique, c’est que les intuitions peuvent évoluer, même quand elles sont fortes au départ. De fait, les individus font souvent un travail critique dont l’origine peut se trouver en eux-mêmes ou dans les échanges de raisons et d’arguments avec autrui. Il arrive même qu’ils changent d’avis quand ils exposent leurs jugements moraux pendant l’entretien avec les consultants.

Est-ce que cela signifie que nous sommes tous des experts en éthique ?

Nous avons tous une capacité morale innée qui nous autorise à raisonner même sans avoir pris des cours de philosophie. La légitimité de nos intuitions vient du travail critique qu’on leur applique. Pour une situation donnée, s’il y a des experts, ce sont d’abord les personnes qui ne peuvent pas y échapper, celles qui sont obligées de faire ce travail à la fois en elles-mêmes et avec les autres parce qu’en quelque sorte elles vivent le dilemme moral dans leur chair.
Un expert en éthique extérieur à une situation particulière raisonne à partir de principes généraux, qui sont utiles comme repères moraux, mais qui, d’une part, sont souvent contradictoires entre eux, d’autre part, sont impuissants à déterminer la décision à prendre. Il ne s’agit pas de trouver un juge qui va trancher, mais de poursuivre une négociation sur un conflit irréductible. Il n’y a que les personnes concernées qui puissent le faire parce qu’elles vivent cette situation particulière dans tous ses aspects

Nous avons tous une capacité morale innée qui nous autorise à raisonner même sans avoir pris des cours de philosophie. La légitimité de nos intuitions vient du travail critique qu’on leur applique. Pour une situation donnée, s’il y a des experts, ce sont d’abord les personnes qui ne peuvent pas y échapper, celles qui sont obligées de faire ce travail à la fois en elles-mêmes et avec les autres parce qu’en quelque sorte elles vivent le dilemme moral dans leur chair.
Un expert en éthique extérieur à une situation particulière raisonne à partir de principes généraux, qui sont utiles comme repères moraux, mais qui, d’une part, sont souvent contradictoires entre eux, d’autre part, sont impuissants à déterminer la décision à prendre. Il ne s’agit pas de trouver un juge qui va trancher, mais de poursuivre une négociation sur un conflit irréductible. Il n’y a que les personnes concernées qui puissent le faire parce qu’elles vivent cette situation particulière dans tous ses aspects
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Le Centre d’éthique clinique sélectionne ses consultants selon une procédure exigeante…

Oui, parce qu’ils doivent acquérir certaines compétences. Ils ne sont pas formés à résoudre un conflit de valeurs, parce que ça ne s’apprend pas, mais à comprendre ce qui s’y déroule.
Pour cela, ils reçoivent une formation sur les principales situations qui posent des problèmes de décision éthique dans divers contextes cliniques et sur le fonctionnement des services hospitaliers où elles sont prises en charge. Ils bénéficient également d’un volet plus théorique sur des notions comme la responsabilité, l’autonomie, le mal, etc., à partir des apports de philosophes, de juristes et de sociologues, le présupposé étant que la réflexion se construit en permanence. Cette formation interdisciplinaire dure deux ans. Son point de départ est que l’éthique appartient à tout le monde, elle n’est pas l’affaire exclusive des philosophes ou des médecins. Au contraire, c’est une discipline qui fait appel à plusieurs approches dont aucune n’a la prééminence.
De plus, un peu comme en médecine, les aspirants consultants apprennent à raisonner avec d’autres à partir de cas. S’y confronter et en discuter est réellement formateur. Cela se fait en deux temps. Pendant un an, ils assistent aux débats sans prendre la parole. Puis ils apprennent à faire valoir leur expertise professionnelle (médicale, sociologique, philosophique ou autre), mais sans l’imposer, c’est-à-dire à faire la part entre elle et leur « expertise » humaine. C’est un apprentissage difficile.

Les débats éthiques font souvent référence à la nature. Cette notion vous paraît-elle importante ?

Il faut d’abord remarquer que la valeur de la médecine tient d’abord au fait de contrer quelque chose de parfaitement naturel, la maladie. C’est ce qu’exprimait John Stuart Mill : « Quelqu’un qui voudrait suivre la nature serait le pire des criminels. » Mais il y a en fait plusieurs notions de nature.
Bien souvent, on qualifie de naturel tout ce qui n’est pas artificiel, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas fait par l’homme. C’est profondément sujet à caution, parce qu’il n’y a guère d’éléments de la réalité qui soient indemnes d’une intervention humaine, à commencer par les paysages.
Le mot naturel est également employé fréquemment pour dire « habituel » ou « ce qu’on est en droit d’attendre ». Cela non plus n’est pas très clair. Aujourd’hui, avoir un enfant à seize ans n’est pas « naturel », mais à d’autres époques et dans d’autres civilisations, ça l’est.
Il peut s’agir aussi d’une notion normative : « ce qui est bon ». On peut ainsi parler d’une mort naturelle pour désigner une bonne mort, c’est-à-dire aménagée pour se passer de façon harmonieuse et sans souffrance. On n’évite pas l’intervention humaine, mais on mise en quelque sorte sur une bonne nature en accompagnant un processus inéluctable et accepté, pour faire en sorte qu’il ne soit pas brutal. Mais là aussi il faut veiller à respecter ce que les personnes concernées désignent comme une bonne mort. Pour certains, ce sera un moment ritualisé, où le patient dit adieu à ses proches. D’autres préfèreront ne pas savoir quand cela arrivera. Ainsi la sédation profonde et continue convient à certains, mais pas à d’autres, parce qu’elle peut demander à être planifiée, ce qu’ils refusent.

Vous défendez une éthique heuristique, opposée à celle que vous qualifiez de rhétorique

La rhétorique est l’art de persuader, mais sans s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’on avance et, en définitive, sur la vérité. Les démarches de « care » en sont une bonne illustration. Ainsi, pour être bienveillants, beaucoup de services hospitaliers ont décidé d’accorder une large place aux familles. L’intention est bonne, mais ne doit pas empêcher de s’interroger sur le rôle joué par telle famille auprès de tel malade. En gériatrie notamment, cela peut être très intrusif. L’effort portant sur le « comment bien faire » ne doit pas occulter l’interrogation sur ce qui est souhaitable pour le patient.
En définitive, l’éthique rhétorique repose sur un consensus à propos du bien. L’approche heuristique reconnaît au contraire les conflits de valeurs, même quand ils ne sont pas immédiatement apparents, et cherche à en creuser les raisons intimes. Elle est donc fondée sur le dissensus, condition essentielle et indépassable de la vie morale, alors que le consensus n’en est qu’un produit relatif et contingent.

M. Spranzi déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.
Il s’inspire fortement de la démarche décrite par A. Jonsen, M. Siegler et W. Winslade dans leur ouvrage Clinical Ethics (McGraw Hill, 5e édition, 2002) et du modèle développé par M. Siegler au MacLean Center de Chicago (États-Unis). Il fonctionne depuis septembre 2002, après l’adoption par le Parlement de la loi sur les droits des patients (dite loi Kouchner).
Le centre est à la disposition de toute personne confrontée à une décision médicale perçue comme éthiquement difficile, que ce soit dans un contexte hospitalier ou en ville : les malades, leurs proches, leurs équipes soignantes.
Une fois la demande faite, deux ou trois consultants en éthique clinique, toujours un médecin et un non médecin, se déplacent pour rencontrer et s’entretenir individuellement avec les personnes concernées.
L’objet est de mettre à plat la question posée, son contexte et les arguments des uns et des autres en faveur de telle ou telle décision. Il ne s’agit pas de rendre un avis médical.
Après en avoir discuté avec l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire du centre, les consultants proposent des pistes de réflexion et/ou un avis consultatif sur la question posée. La décision reste toujours celle que l’équipe soignante aura prise avec le patient et ses proches.
L’équipe d’éthique clinique assure ensuite le suivi de la consultation.
Le Centre a également une activité de recherche, nourrie des leçons tirées d’une série de situations similaires. Elle peut aboutir indirectement à des recommandations de politique publique : le fait d’avoir mis en évidence la difficulté d’un arrêt de la nutrition et l’hydratation artificielles, notamment en néonatologie, a été repris dans le rapport Sicard (2012) qui préconisait la mise en place d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès dans certaines situations. Cela a servi à préparer la révision de la loi Leonetti (février 2016)
Encadre

À quoi sert le Centre d’éthique clinique de Cochin ?

Il s’inspire fortement de la démarche décrite par A. Jonsen, M. Siegler et W. Winslade dans leur ouvrage Clinical Ethics (McGraw Hill, 5e édition, 2002) et du modèle développé par M. Siegler au MacLean Center de Chicago (États-Unis). Il fonctionne depuis septembre 2002, après l’adoption par le Parlement de la loi sur les droits des patients (dite loi Kouchner).

Le centre est à la disposition de toute personne confrontée à une décision médicale perçue comme éthiquement difficile, que ce soit dans un contexte hospitalier ou en ville : les malades, leurs proches, leurs équipes soignantes.

Une fois la demande faite, deux ou trois consultants en éthique clinique, toujours un médecin et un non médecin, se déplacent pour rencontrer et s’entretenir individuellement avec les personnes concernées.

L’objet est de mettre à plat la question posée, son contexte et les arguments des uns et des autres en faveur de telle ou telle décision. Il ne s’agit pas de rendre un avis médical.

Après en avoir discuté avec l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire du centre, les consultants proposent des pistes de réflexion et/ou un avis consultatif sur la question posée. La décision reste toujours celle que l’équipe soignante aura prise avec le patient et ses proches.

L’équipe d’éthique clinique assure ensuite le suivi de la consultation.

Le Centre a également une activité de recherche, nourrie des leçons tirées d’une série de situations similaires. Elle peut aboutir indirectement à des recommandations de politique publique : le fait d’avoir mis en évidence la difficulté d’un arrêt de la nutrition et l’hydratation artificielles, notamment en néonatologie, a été repris dans le rapport Sicard (2012) qui préconisait la mise en place d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès dans certaines situations. Cela a servi à préparer la révision de la loi Leonetti (février 2016)