Dans les premières années de son développement (1920-1930), l’urgence vitale caractérise encore les premières pratiques de la transfusion sanguine civile. L’appel aux donneurs de sang pour une trans- fusion de bras à bras repose alors sur un dispositif où l’apparence « physique et morale » du donneur est le premier critère de sélection pour ne pas « impressionner » un malade recevant directement le sang d’une personne inconnue. En complément d’une déclaration sur l’honneur sur son état de santé, l’hôpital pratique tous les 3 mois chez chaque donneur un test pour la syphilis et un autre pour le paludisme.
C’est à partir de la fin des années 1970 que s’amorce une réflexion d’harmonisation des critères de sélection au don. Ceux-ci sont d’abord construits sur un raisonnement clinique à partir de l’interrogatoire du donneur qui ne répond qu’indirectement à une logique de prévention des risques pour les receveurs.
La circulaire de 1983, qui introduit la notion de critères épidémiologiques pour prévenir la transmission du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) par transfusion, opère un virage dans les fondements des critères de sélection des donneurs de sang. La clinique seule se révèle inadaptée pour identifier des sujets porteurs d’une infection sans signes cliniques en l’absence de test de dépistage, ou lors de la période silencieuse biologique dans les semaines suivant une contamination (fenêtre sérologique).
À partir de 1991, le dispositif de sélection des donneurs de sang se dote progressivement des outils et des savoirs de l’épidémiologie, introduisant des critères de sélection fondés sur la notion de « groupes à risque ». À titre d’exemple, l’usage de drogues injectables, de rapports sexuels entre hommes, un antécédent transfusionnel, des séjours cumulés au Royaume- Uni pendant la période épizootique de l’encéphalopathie spongiforme bovine constituent progressivement des critères excluant à vie du don de sang.
Depuis 2004, une harmonisation des critères de sélection des donneurs est engagée dans une annexe d’une directive européenne (2004-33-CE). Mais cette directive laisse une part d’interprétation à chaque État membre concernant l’ajournement permanent à mettre en œuvre pour les « sujets dont le comportement sexuel les expose à un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang ».

Cas des homosexuels masculins

Dès le début des années 2000, en France et dans de nombreux autres pays, l’ajournement permanent des hommes ayant ou ayant eu un rapport sexuel avec un homme suscite de vives polémiques autour du caractère discri- minatoire de la mesure. Il est pourtant maintenu en raison de la prévalence et de l’incidence annuelle du VIH au sein de la population homosexuelle masculine (respectivement estimées en 2014 à 14 % et 1 %), et de la persistance d’une période silencieuse de 10 jours avec les tests de biologie moléculaire réalisés sur chaque don.
En 2015, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) invitent à définir des critères de sélection des donneurs plus proportionnés pour garantir un niveau élevé de sécurité des receveurs. Dès l’année suivante, en France, une révision de l’arrêté ministériel relatif aux critères de sélection des donneurs de sang ouvre le don de sang aux hommes ayant des rapports sexuels avec les hommes sous conditions : l’ajournement permanent est remplacé par un délai de 12 mois pour le don de sang total et le don de plaquettes. Cette mesure est mal comprise par l’opinion publique en raison de la longueur du délai d’ajournement. Celui-ci apparaît disproportionné par rapport à la durée de la fenêtre silencieuse biologique (de l’ordre de 10 jours), et est interprété comme une période d’abstinence imposée aux homosexuels pour pouvoir donner leur sang. Pourtant, ce délai de 12 mois est justifié par la nécessité de modéliser le risque sur la base d’études épidémiologiques. Or les données disponibles sur les comportements sexuels ainsi que les expériences étrangères de réduction du délai d’ajournement des homosexuels portent toutes sur des durées de 12 mois. Cette nouvelle polémique occulte le fait que le don de plasma est ouvert aux homosexuels sous les mêmes conditions que pour les autres donneurs (un seul partenaire sexuel dans les 4 mois précédant le don), et à condition que le plasma soit soumis à une quarantaine de 2 mois avant utilisation. Cette évolution est le fruit d’une large concertation réunissant les parties prenantes au ministère de la Santé dans un exercice de démocratie sanitaire. Outre les agences et opérateurs de l’État, étaient représentées les associations de donneurs de sang, de patients, et de lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.
Depuis la parution de cet arrêté, des études ont été mises en œuvre par Santé publique France dans le but de disposer de données scientifiques permettant de modéliser l’évolution du risque résiduel de transmission du VIH avec une ouverture au don plus large (réduction du délai d’ajournement à 4 mois ou don accepté en situation de partenaire sexuel unique). Ces études portent sur l’évaluation de l’observance des critères de sélection, c’est-à-dire sur le respect des critères définis. Il est désormais admis que la pertinence épidémiologique n’est pas le seul critère d’efficacité d’une mesure de sélection des donneurs de sang. Des composantes sociétales et psychologiques sont également indispensables à l’acceptation de ces mesures, sauf à prendre le risque de leur contournement et donc à une perte d’efficacité.

Cancers et antécédents de transfusion

D’autres critères de sélection demeurent mal compris et font l’objet de contes- tation par certains donneurs. Il s’agit notamment des antécédents de tumeurs malignes ou de transfusion sanguine. Le premier est imposé par la directive de 2004. Des études de cohorte ont pourtant démontré l’absence de lien entre un état précancéreux chez un donneur et un risque de cancer chez le receveur, et le Conseil de l’Europe préconise un ajournement limité à 5 ans en cas de tumeur solide. Le second, mis en place en 1997 dans le contexte de l’émergence de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, a pour objectif de limiter la transmission par transfusion sanguine d’un agent émergent. L’introduction de la notion de proportionnalité des critères de sélection des donneurs de sang, qui induit la notion d’impact psychologique potentiel d’un ajournement à vie à prendre en compte dans le processus décisionnel de sécurité transfusionnelle, devrait conduire à réévaluer certains motifs d’ajournement justifiés par le principe de précaution.
Références
1. Crespin R, Danic B. Linking medicine, industry, science, and politics: the history of french blood donor deferral criteria. In: J Charbonneau, A Smith. Giving blood – The Institutional making of altruism. Abingdon: Taylor & Francis Group, 2016.

2. Leblond L. L’impératif de sécurité sanitaire comme justificatif d’une discrimination (L’exclusion des hommes homosexuels du don de sang). La Revue des droits de l’homme 2016;9:1-10. http://journals.openedition.org/revdh/2059

3. Pillonel J, Duquesnoy A, Danic B, et al. Contexte et perceptions sociales du don de sang chez des donneurs trouvés positifs pour le VIH en France. Bull Epidemiol Hebd 2017;29-30:623-9. http://invs.santepubliquefrance.fr ou https://bit.ly/2NSsGwA

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