Elles sont définies comme des « ex- périences vécues avec une qualité subjective si particulière et qui s’écartent si distinctement des modèles explicatifs de ceux qui les vivent, qu’elles ne sont pas intégrées dans les schémas cognitifs et émotionnels disponibles ».1
Ces vécus – qui ont été également appelés paranormaux, spirituels, surnaturels, transpersonnels, magiques, mystiques, psy – engendrent fréquemment des émotions intenses qui ébranlent la vie quotidienne et parfois l’équilibre psychique.
Dans le monde académique, elles font actuellement l’objet d’un regain d’intérêt, après avoir joué un rôle important dans le développement de la psychiatrie dynamique au tournant du XXe siècle.2 Les recherches contemporaines, telles que celles menées au sein de l’université de Lorraine, visent à comprendre les raisons qui font que tant d’individus affirment les vivre, et l’impact qu’elles peuvent avoir sur la santé.

Très fréquentes

Certaines expériences exceptionnelles sont connues sous des noms fortement marqués par des influences socioculturelles : perception extrasensorielle, psychokinèse, poltergeist, expérience de mort imminente, de hors-corps, médiumnité, vécus de ravissement par des extraterrestres, etc. Ces catégories renvoient à des champs de recherche plus ou moins distincts, mais généralement complexes.3
Plutôt qu’une classification thématique, le psychologue allemand Wolfgang Fach a développé un modèle phénoménologique les répertoriant en 4 types – anomalies internes, externes, vécus de dissociation psychophysique ou de coïncidences significatives – qui peuvent être associés chez un même individu.4
Entre 30 et 50 % des Occidentaux reconnaissent avoir vécu une expérience exceptionnelle au moins une fois dans leur vie (selon la façon dont les données sont recueillies).1 Leur prévalence très élevée les rendrait sociologiquement « normales ». Mais sont-elles véritablement porteuses d’une phénoménologie quelque peu hors norme ? Ou bien vient-on ainsi rhabiller des vécus auparavant considérés comme « mystiques » ou « hallucinatoires » ? 3

Clinique des hallucinations

Si cette notion a joué un rôle moteur dans le champ de la psychiatrie, toutes les hallucinations ne sont pas psychogènes, et celles qui le sont n’ont pas toujours un caractère psychopathologique. On peut en effet concevoir que le psychisme possède un « fond hallucinatoire » (Freud) nécessaire à sa construction. Ces vécus peuvent s’exprimer selon toutes les modalités sensorielles et même au-delà, par exemple via une « sensation de présence ».
Le public associe généralement les hallucinations spontanées à un trouble psychotique ou neurologique, alors qu’elles apparaissent dans de nombreuses situations cliniques. Ainsi, lors d’un deuil, la sensation étrange d’être toujours en contact avec le défunt est de plus en plus considérée comme un cheminement bénin. Elles surgissent également dans les phases intermédiaires entre le sommeil et l’éveil (figure), ou dans des contextes de stress ou de prise de substances psychoactives. En somme, elles renvoient à des ressentis très dif- férents qui appellent une évaluation clinique fine.
Le regard sur ces phénomènes évolue non seulement en fonction des avancées scientifiques mais aussi des changements de mentalités. Qui aurait parié, il y a quelques années, que des livres de référence sur la psychothérapie des hallucinations5 donneraient une place si importante aux « entendeurs de voix » ?

Entendeurs de voix : des collectifs s’organisent

Depuis les années 1980, des chercheurs et des cliniciens travaillent avec des individus qui revendiquent un autre regard sur leurs expériences d’hallucinations acoustico-verbales.
Ces « voix », ils les ont acceptées, elles font même parfois partie intégrante de leur bien-être. L’idée qu’il s’agit de phénomènes parasites et nuisibles, qu’il faut parvenir à abraser par le biais de la psychiatrie est remise en cause. Des hypothèses alternatives semblent plus valorisantes : se penser médium, doué de capacités de clairaudience (faculté d’audition paranormale), en contact avec l’inconscient collectif… Pour quelles raisons adopter une perspective stigmatisante alors qu’il est possible de considérer de façon positive ces vécus intimes ?
Du point de vue psychologique, leur survenue s’inscrit dans une trame subjective, avec souvent des événements de vie négatifs, tels que des traumatismes ou des secrets pathogènes transmis entre générations. L’accès à l’hallucination, sur fond de tendance à la dissociation ou plus précisément en raison de frontières psychiques plus minces (hypersensibilité aux contenus psychiques provenant aussi bien de l’inconscient que de l’environnement), apparaît alors comme une solution à un problème antérieur.
Le parcours de soins de ces individus – parfois en grande souffrance, presque toujours surpris par ces voix qui surgissent dans leur espace – est marqué par les préjugés et la stigmatisation. Ils sont souvent les premiers à s’autodiagnostiquer « fous » et à éviter – paradoxalement – les circuits médico-psychologiques traditionnels. La peur associée à la méconnaissance de ces phénomènes contribue au maintien d’une sorte de tabou. Alors que de nombreuses personnes font l’expérience de l’entente de voix, elles sont guettées par l’isolement et les possibles dérives liées aux circuits alternatifs. Une écoute professionnelle, sans psychopathologisation prématurée et injustifiée, et une réorientation adéquate peuvent alors être des moments salutaires.2
Afin de contrer les effets pervers du tabou, des collectifs se sont formés pour renforcer l’ « empowerment » de ceux qui se reconnaissent dans ces vécus. Le mouvement international Hearing Voices Network, dont le réseau français sur l’entente de voix est le nœud local,6 organise notamment des groupes d’échanges où les entendeurs les plus expérimentés « facilitent » le rétablissement des autres (intégration subjective de ces vécus particuliers).
Une prise au sérieux de ces phénomènes, une déconstruction du jugement social et scientifique, une solidarité bienveillante sont les ingrédients proposés par ces groupes réparateurs. En soi, des compétences à la portée des professionnels de santé, dont certains s’investissent dans ce mouvement…

Améliorer la prise en charge ?

Ces vécus n’ont pas toujours un caractère psychopathologique, et cela en premier lieu car certaines personnes disent ne pas ou ne plus en souffrir. Lorsqu’ils sont analysés dans la trajectoire globale d’un individu, ces épisodes semblent même favoriser la symbolisation de certains aspects de la vie psychique, tels qu’un deuil ou un trauma.
Nombre de ceux qui les vivent sont insatisfaits des prises en charge traditionnelles. Ils sont les premiers à craindre que la société les rejette du fait des connotations négatives ou marginalisantes associées au bizarre et au paranormal. Ils trouvent parfois une écoute auprès de cliniciens « ouverts » (par exemple, le Centre d’information, de recherche et de consultation sur les expériences exceptionnelles, fondé par les psychologues Thomas Rabeyron et Renaud Evrard),7 ou de dispositifs à mi-chemin entre la psychiatrie traditionnelle et communautaire tels que les groupes d’entendeurs de voix. La participation à ces collectifs n’est pas incompatible avec la poursuite des soins courants (pharmacopée, psychothérapies), ces collectifs étant parfois hébergés par les structures publiques de psychiatrie. L’objectif est de renouer une alliance thérapeutique à partir de quelques principes essentiels : l’accueil de l’autre, la tolérance, voire la valorisation des différences, l’entraide.
Si l’efficacité de ces groupes de pairs n’a pas encore fait l’objetd’études systématiques, ces nouvelles approches, et une meilleure connaissance des expériences exceptionnelles permettront de proposer à davantage de patients une prise en charge mieux adaptée.
Références
1. Belz M. Außergewöhnliche Erfahrungen. Göttingen: Hogrefe; 2009.
2. Evrard R. Folie et paranormal. Vers une clinique des expériences exceptionnelles. Rennes: PU Rennes; 2014.
3. Cardeña E, Lynn SJ, Krippner S. Varieties of anomalous experiences: examining the scientific evidence, 2nd ed. Washington: American Psychological Association; 2014.
4. Landolt K, Wittwer A, Wyss T, et al. Help-seeking in people with exceptional experiences: results from a general population sample. Front Public Health 2014;2:51.
5. Jardri R, Favrod J, Larøi F. Psychothérapie des hallucinations. Paris: Elsevier Masson; 2016.
6. http://revfrance.org/
7. circee.org

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essentiel

Une grande partie de la population vit des expériences autrefois considérées comme paranormales.

Des collectifs s’organisent pour changer le regard sur ces vécus inhabituels.

Les approches proposées par les groupes de pairs semblent prometteuses.