Malgré des évolutions au fil du temps, l’évaluation du dommage corporel et les règles de sa réparation restent très dépendantes de l’environnement socioculturel et du régime juridique local. Cette hétérogénéité, que ce soit au niveau national ou européen, fait peser le risque d’une indemnisation inéquitable, nécessitant une harmonisation européenne.
La construction du dommage corporel tel qu’il est actuellement connu a pris forme il y a des milliers d’années, dans l’Antiquité, dès les premières constructions d’une société juridique, et n’a cessé d’évoluer à travers les civilisations et les époques, marquant à chaque fois une réparation du dommage corporel particulière selon les cultures, les traditions, le régime juridique mis en place. L’absence d’harmonisation de sa pratique, que ce soit au niveau national ou européen, fait ainsi peser le risque d’une indemnisation inéquitable, nécessitant une évolution vers un consensus européen.

Dommage corporel lié aux déterminants socioculturels

Naissance du dommage corporel hétérogène parmi les peuples

Le droit du dommage corporel est apparu en réponse à des besoins sociaux. Pensé avec interdisciplinarité par la justice, la médecine, la religion et la philosophie, il s’est construit selon la culture des peuples et leur appréhension du système. Ainsi, avant toute construction d’un système de réparation monétaire et de la mise en œuvre d’une véritable expertise médico-légale, une grande période de vengeances privées a marqué de nombreux peuples.
La vengeance, « expression d’une sorte de pulsion égalitaire, n’a de cesse de se rapprocher du Talion en rendant dommage pour dommage ».1 Cette vengeance, appelée également « vindicte » et la peine qui peut être attribuée par la victime, se retrouvent notamment chez les Mélanésiens et les Grecs. En effet, à Athènes, la justice civique conserve au citoyen le droit de se venger du voleur ou de l’adultère pris en flagrant délit,1 tandis qu’en Mélanésie étaient pratiquées la vendetta appelée « Lugwa » et la compensation financière « Lula »2 (qui permettait de racheter les peines). Le châtiment corporel était ainsi un objectif social de lutte contre la récidive.3 Alors que la vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés,4 l’évolution vers un ordre juridique établi s’est ainsi imparfaitement dessinée. Cette absence d’homogénéité dans le temps parmi les peuples était déjà le marqueur d’une culture sociale très forte, freinant la construction des lois et de l’expertise médico-légale.
En effet, la création du code d’Ur-Nammu, plus ancien texte législatif connu, faisait apparaître les prémices d’un droit du dommage corporel contenant le tout premier barème indemnitaire en -2100 avant J.-C.,4 et représentait l’espoir d’un système de réparation qui se propagerait à travers les peuples. On retrouvait par exemple, pour l’amputation d’un pied, le paiement d’une somme de 18 sicles d’argent, pour une fracture 60 sicles d’argent, pour l’amputation d’un nez 40 sicles d’argent et pour une dent cassée 2 sicles d’argent.5 Pourtant, la compensation par la violence physique à travers la loi du Talion, que ce soit en Égypte, au sein de la médecine hébraïque, mésopotamienne, en Grèce antique ou à Rome, n’a pas permis la mise en œuvre d’un premier travail d’unification des règles de réparation.
Plus encore, malgré une absence de droit du dommage corporel, l’hétérogénéité est déjà présente dans l’application des vengeances privées, et la loi du Talion trouve une acception différente selon les pays au sein desquels elle est appliquée. Par exemple, en Grèce, Solon avait décidé que celui qui crèverait l’œil d’un borgne aurait les deux yeux crevés.6 Toutefois, à Rome, l’article 2 du livre VIII de la Loi des douze tables indiquait « si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto »,7,8 signifiant que, en l’absence d’accord amiable avec la victime dans le cadre d’un arrachage de membre, la loi du talion s’appliquerait.
Sans retracer toute l’histoire du dommage corporel, ces éléments tendent à démontrer que l’hétérogénéité, présente depuis les premières civilisations, résulte fortement d’une différence de culture et d’une différence dans l’approche économique des peuples. Cette hétérogénéité a persisté au cours de l’évolution et de la construction de l’expertise médico-légale et des lois, sans qu’un système unifié ne voie le jour.

Hétérogénéité persistante au niveau national

Progressivement, la construction d’un droit du dommage corporel est apparue dans le monde, avec néanmoins une application très sévère dans certains pays : ainsi, au sein de la dernière dynastie mandchoue en 1644, le Ta tsing leu lee prévoyait notamment que les victimes seraient visitées par les magistrats qui analyseraient alors leurs blessures et la manière dont elles ont été causées, avant de prévoir le paiement des remèdes pour leur auteur ainsi qu’en cas de mort, de répondre par la force de la blessure.9 Cette pratique est doublement intéressante : tout d’abord, elle montre le fonctionnement d’un système où le magistrat se substitue au médecin expert, évaluant et chiffrant directement les préjudices qu’il va lui-même constater. Par ailleurs, on peut deviner les prémices du système actuel de réparation, où l’indemnisation de dépenses de santé est aisément pratiquée.
Le droit du dommage corporel n’a toutefois pas été constamment appliqué dans la violence, et sa mise en place en France est la résultante d’une socialisation du risque accrue. La réparation du dommage corporel tel que nous le connaissons aujourd’hui a réellement émergé avec la conception de responsabilité, créée au XVIIIe siècle, et l’idée d’une réparation intégrale du préjudice confirmée à plusieurs reprises par la Cour de cassation.10 L’aboutissement au droit du dommage corporel actuel souffre néanmoins toujours d’une absence d’harmonisation à plusieurs niveaux. En effet, si la nomenclature Dintilhac* élaborée en 2005 avait pour objectif d’offrir une structure pérenne comportant tous les postes de préjudices évaluables et indemnisables ayant pour centre la notion de consolidation de l’état de santé de la victime, elle n’a pas réglé les méthodes de calcul desdits préjudices. Ainsi, plusieurs degrés d’hétérogénéité apparaissent au niveau national.
Selon les types d’accident : les victimes ne sont pas indemnisées sous le même régime selon la nature de l’accident en cause (médical ou non), le cadre dans lequel cet accident s’est produit (public, privé) et la législation qui l’encadre. Ainsi, certaines victimes se voient appliquer un principe de réparation intégrale (victimes d’accidents médicaux) lorsque d’autres dépendent d’un système de réparation forfaitaire (victimes d’accidents du travail),11 voire d’un système mixte.
Selon les barèmes ou référentiels spécifiques : en outre, l’indemnisation de ces différentes catégories de victimes repose sur des barèmes spécifiques et/ou des référentiels distincts. À cette fin, on recense :
– les référentiels indicatifs de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) pour les victimes d’accidents médicaux puis pour les accidents dus au virus de l’hépatite C (VHC) ;
– le référentiel indicatif Mornet ;
– le barème du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires ;
– le référentiel indicatif des cours d’appel ;
– le barème indicatif du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva) ;
– le Guide pour l’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme ;
– la jurisprudence.
Selon les juridictions, la culture de l’indemnisation en France repose sur l’idée de référentiels à titre indicatifs et non obligatoires. La protection de l’arbitraire du juge fait toutefois naître une autre difficulté tenant à ce que les juges judiciaires et les juges administratifs déterminent leur socle d’indemnisation. Ainsi, par coutume, le référentiel indicatif Mornet est largement utilisé par les juridictions judiciaires tandis que le référentiel indicatif de l’Oniam est davantage prisé des juridictions administratives. Cela entraîne néanmoins une inégalité d’appréciation des préjudices corporels selon le type de procédure engagée. En outre, au sein de ces juridictions, il est fréquent de trouver, par magistrat, des méthodes de calcul différentes pour certains postes de préjudice tels que les pertes de gains professionnels, l’incidence professionnelle et le déficit fonctionnel permanent.
Selon les régleurs, si l’on retrouve une différence d’appréciation entre les magistrats ainsi qu’au sein des deux ordres de juridiction, le droit du dommage corporel souffre également d’écarts d’application selon le type de régleur : assureurs, office d’indemnisation ou juridiction, les montants sont très variables, et se pose la question d’une égalité de traitement des victimes.

Absence d’harmonisation européenne malgré un système de réparation intégrale

Règles de calcul non unifiées au niveau européen

L’absence d’unification du droit du dommage corporel au niveau européen est, finalement, le miroir d’un système national non unifié. Bien que la France se situe sur le terrain de la réparation intégrale, les inégalités dues aux différents référentiels et méthodes de calcul font obstacle à la construction d’un véritable cadre commun.
Au niveau européen, la difficulté tient à la différence de culture, qui a nécessairement induit des systèmes de réparation non identiques. En effet, les lois économiques en matière de systèmes de santé déterminent bien souvent le financement des soins et donc, in fine, les droits des patients en matière de dépenses de santé et du coût d’indemnisation des accidents médicaux. Par conséquent, si l’Union européenne (UE) tend à améliorer la qualité des soins dans les États membres tout en diminuant le nombre d’accidents médicaux, il pourra également être mis en place un régime permettant de mieux réparer ceux qui surviennent. Cela ne pourra s’organiser sans un système de réparation intégrale unifié au sein de l’UE.
Dans un monde idéal, le droit médical devrait être construit de telle sorte que l’évaluation du dommage par les médecins-experts soit uniforme au sein de l’UE, et que l’estimation des préjudices soit harmonisée. À ce titre, ce n’est pas parce que les coutumes locales et les niveaux de vie sont différents que ces particularismes ne peuvent être intégrés dans une réflexion globale autour d’un système européen d’indemnisation commun.
Néanmoins, à ce jour, il persiste une grande hétérogénéité, due à la richesse nationale des pays, des procédures d’indemnisation et des nomenclatures utilisées. En outre, des divergences persistent quant à la durée de la prescription en responsabilité médicale et aux types d’accidents médicaux devant être indemnisés. Dans les pays scandinaves, la procédure d’indemnisation est décorrélée de la responsabilité médicale alors que, dans les autres pays, ces deux concepts sont étroitement liés, avec des procédures à l’amiable (favorisant l’aspect transactionnel) puis contentieuses. Des divergences résident également dans la prise en charge d’accidents fautifs et/ou non fautifs (tableau 1).
Concrètement, l’absence d’harmonisation au niveau européen, et même mondial, peut engendrer de lourdes inégalités pour des victimes ayant subi les mêmes types de préjudices. Par exemple, une étude comparative sur l’indemnisation des victimes des essais nucléaires a permis de mettre en évidence ces inégalités, en comparant les systèmes anglo-saxons forfaitaires avec celui de la France (tableau 2).12

Vers un consensus européen ?

Les efforts réalisés pour se diriger vers un consensus européen en matière de droit du dommage corporel ont pour principale ambition d’indemniser mieux, au plus juste des préjudices subis. En ce sens, plus les méthodes, référentiels et barèmes utilisés sont cumulés, plus les victimes bénéficient d’une indemnisation la plus juste possible. Il s’agit ainsi d’harmoniser la réparation tout en prenant en compte les particularismes locaux. Ces travaux conduisent malgré tout à des réflexions philosophiques et sociologiques : les conceptions culturelles doivent-elles guider la réparation ? Peut-on prendre en compte les particularismes au sein d’une unique méthode en les structurant différemment ?
Le barème des victimes des essais nucléaires français a fait un premier pas face à cette difficulté, en intégrant, pour les femmes polynésiennes atteintes d’un cancer du sein, une réparation spécifique du préjudice esthétique en raison d’un mode de vie différent et de la représentation de la chevelure dans leur culture.
De nombreux travaux ont été initiés en Europe, notamment des conférences de consensus de la Cour de cassation française en 2006-2007, des travaux Eurexpertise de la Commission européenne en 2012, des travaux de la commission et de l’Institut européen de l’expertise et de l’expert, regroupant de nombreux pays dans le cadre du projet EGLE (European Guide for Legal Expertise) en 2014, ainsi que la publication d’un guide des bonnes pratiques de l’expertise judiciaire civile en Europe, paru en 2015. Toutefois, il reste encore un travail à réaliser sur de nombreux sujets, tels que le contenu d’une mission unique d’expertise européenne, les conditions de recrutement des « experts européens », et une réflexion globale sur les pertes de gains ainsi que l’incidence professionnelle qui souffrent aujourd’hui de la plus grande multitude d’approches, faisant peser le risque d’une indemnisation fluctuante.

Harmoniser en tenant compte des particularités culturelles

L’hétérogénéité de la prise en compte du dommage corporel résulte ainsi fortement de différences de culture qui induisent une disparité d’approche économique. Il faudra, dans l’avenir, les dépasser, sans pour autant faire disparaître les spécificités locales.
Les évolutions ont préservé les particularismes culturels et sociaux de chaque pays et il conviendrait d’analyser chaque système de réparation pour comprendre, aujourd’hui, quelle est l’essence, le fondement à privilégier et le respecter pour penser un nouveau dommage corporel.
Références
1. Goblot-Cahen C. Qu’est-ce que punir ? Hypothèses 2003;6(1):87-97.
2. Malinowski B. Mœurs et coutumes des Mélanésiens, 1933, p. 54.
3. Lahana M. L’histoire du dommage corporel à travers les civilisations : des vengeances privées à une réparation étatique de masse, Congrès international d’histoire de la médecine et de la chirurgie, 2019, p. 8.
4. Hegel G. Principes de la philosophie du droit, 1821 ; C102.
5. Simar N. Évaluation du dommage, responsabilité civile et assurances. Anthemis 2013.
6. Citation de Solon. In: Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 57.
7. Aulu-Gelle. Les Nuits attiques, X, I.
8. Festus : de la signification des mots, XVII.
9. Staunton G. Ta Tsing Leu Lee - The Fundamental laws, and a selection from the supplementary statutes, of the penal code of China 1810, Section CCCIII, Des époques où l’on demeure responsable des suites d’une blessure, p. 105.
10. Civ. 1re, 17 juillet 1996 n° 94-18181 Bull Civ. 1 n° 327 et Cass. 3e Civ., 12 janvier 2010, n° 08-19.22411- article 411-1 du code de la Sécurité sociale.
12. Lahana M. L’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Thèse, université Paris-II Panthéon-Assas, octobre 2020, p. 61.

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