Psychiatre et addictologue (hôpital Sainte-Anne, Paris), auteure du livre Les Femmes face à l’alcool, résister et s’en sortir*, elle est la fondatrice de l’association Addict’elles.

La question de la maladie alcoolique chez la femme, abordée depuis peu, est pourtant un problème de santé publique majeur, par sa fréquence accrue et ses complications lourdes. Elle survient généralement dans un contexte de solitude, de tristesse, et en particulier de pression professionnelle et de surcharge mentale – des facteurs que le contexte pandémique actuel peut aggraver.

Quelle est l’épidémiologie, en « temps normal », de la consommation d’alcool chez les femmes ?

Contredisant une tendance globale de baisse de la consommation d’alcool, celle-ci est en augmentation dans la population féminine. Selon une enquête de 2017 de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)¹, 10 % des femmes de 18 à 64 ans disent en consommer régulièrement. Bien que ce chiffre soit 3 fois moins important que chez les hommes, l’écart entre les sexes se réduit de plus en plus, notamment chez les jeunes adultes. De plus, comme chez les hommes, la consommation quotidienne d’alcool augmente avec l’âge².

Par ailleurs, ce sont souvent les femmes les plus instruites et diplômées, subissant une importante pression professionnelle, qui boivent le plus – ce qui bat en brèche l’idée reçue selon laquelle l’alcool est forcément lié à la précarité !

Comment la pandémie a-t-elle affecté ces tendances ?

Les données sont contrastées et encore parcellaires : selon l’OFDT³, le premier confinement s’est accompagné d’un léger repli des ventes d’alcool (de l’ordre de 4 %), suivi d’un fort rebond au déconfinement. D’après Santé publique France4, si près d’un quart des Français ont déclaré que leur consommation a diminué, 11 % l’ont augmentée, mais ces chiffres ne sont pas ventilés par sexe. Cependant, l’expérience nous montre que le premier confinement a été l’occasion pour beaucoup de femmes alcoolo­dépendantes de se soigner. Malgré les facteurs de mauvais pronostic en temps normal que sont l’accumulation des tâches et l’inégale répartition de la charge mentale, beaucoup de femmes se sont senties en sécurité chez elles, ce qui leur a permis d’arrêter – soulignant à quel point l’environnement professionnel est un facteur de risque majeur…

Pour ces femmes, le confinement a agi comme une protection, notamment par rapport au regard de l’autre – à l’image de certains patients souffrant de troubles anxieux, en particulier de phobies sociales (des pathologies qui sont d’ailleurs à prédominance féminine), ou de troubles obsessionnels compulsifs, pour qui le confinement a pu aussi être un facteur protecteur.

Cette évolution est, bien sûr, contrastée : un environnement domestique sain et bienveillant a permis à certaines femmes de se prendre en charge. D’autres ont au contraire augmenté leur consommation – celles vivant dans un environnement hostile, souvent défavorisé économiquement (pour rappel, une femme sur trois a vu son activité professionnelle s’arrêter pendant la crise, selon l’Institut national d’études démographiques5).

Finalement, beaucoup de patientes ont rechuté lors du déconfinement. Le retour à la réalité, violent, a été l’occasion de décompensations. Depuis, cela ne s’est pas amélioré : avec la chronicisation de la crise, les ravages psychologiques sont catastrophiques. Le cumul de la solitude, de l’ennui, du manque de relations sociales et de la menace professionnelle (que ce soit la crainte de perdre leur emploi, ou au contraire l’omniprésence du télétravail qui, pour beaucoup, a augmenté la pression et le stress) a repoussé ces femmes à boire…

Alors comment traduire, en termes de prévention, les spécificités de la maladie alcoolique chez la femme ?

Le « 2 verres par jour, et pas tous les jours » de Santé publique France se voulait en effet consensuel, mais ne tient pas compte de la vulnérabilité spécifiquement féminine.

La première chose à faire serait de s’attaquer aux stratégies publicitaires du lobby alcoolier, dont le credo est que « la femme est l’avenir du vin ». Il n’y a qu’à voir les nouveaux designs des bouteilles, avec des motifs plus « féminisés », mais aussi leur emplacement dans les supermarchés par rapport aux produits intimes féminins... Tout est calculé pour attirer les femmes (comme les jeunes, d’ailleurs). Il y a donc déjà ça à faire en matière de prévention !

Ensuite, dans les campagnes de prévention pour le grand public, il faudrait élargir l’information. Se limiter à parler du syndrome d’alcoolisation fœtale, c’est réduire la femme à la maternité, alors que les conséquences de l’abus d’alcool sont beaucoup plus larges ! Il y a des risques hépatiques, cancéreux, digestifs, etc. En particulier, l’alcool augmente le risque de développer un cancer du sein. C’est aussi un facteur aggravant de l’ostéoporose, diminuant la densité minérale osseuse et augmentant le risque de fracture. Sans parler des complications psychiatriques, qu’il ne faut pas négliger : apparition ou aggravation de la dépression, troubles anxieux, tentatives de suicide, complications familiales, professionnelles et administratives.

Autre spécificité dont on parle peu : le lien avec l’intimité biologique, gynécologique – sans doute l’une des raisons du tabou qui entoure le sujet. Par exemple, la période prémenstruelle, mais aussi la ménopause, sont très souvent à risque pour la consommation, du fait du fléchissement thymique.

Il faudrait davantage souligner toutes ces conséquences, très lourdes, chez les femmes…

Comment le médecin généraliste peut-il aborder la question ?

La question de la consommation d’alcool doit être posée systématiquement en consultation ! Comme on le fait avec le tabac, les antécédents familiaux, etc. Y aller sur la pointe des pieds ne fera qu’entretenir le silence des patientes. Or, parfois, elles n’attendent que ça : qu’on leur pose la question...

Lever le tabou est essentiel, car ces femmes peuvent l’évoquer de façon détournée. Elles ont souvent un tableau dépressif, derrière lequel, en creusant, on trouvera peut-être une maladie alcoolique. Or passer à côté du diagnostic a des conséquences néfastes, non seulement par le retard de prise en charge qui en découle mais aussi parce que cela peut entraîner des prescriptions erronées ou inefficaces. Rappelons, en particulier, que la consommation d’alcool diminue de près de moitié l’effet des antidépresseurs, créant une frustration qui, à son tour, entraîne une surconsommation... Il est donc inutile de surenchérir sur les antidépresseurs sans faire un bilan de la consommation d’alcool.

Certains stigmates physiques doivent attirer l’attention (car les femmes qui boivent sont très fortes pour le cacher) : visage bouffi, cernes, prise de poids, maquillage et parfum excessifs, qui servent à cacher ces signes, sueur d’odeur âcre, fragilité des phanères (ongles et cheveux cassants), mais aussi troubles de l’humeur, en particulier l’irritabilité...

Quelles conséquences, concernant la prise en charge ?

Tout comme il ne faut pas négliger la question, il ne faut pas, à l’inverse, leur demander d’arrêter brutalement, sans les protéger avec une benzodiazépine – dont il faut bien leur expliquer la durée de prescription, le retrait progressif. Annoncer d’emblée l’abstinence totale, définitive et abrupte n’est plus une pratique à l’ordre du jour. Cela est très mal vécu par les patientes, qui auront peur du manque et, dans bien des cas, ne reviendront pas en consultation – une rupture à éviter à tout prix.

Si, dans un tableau de maladie alcoolique caractérisée, l’objectif est bien d’arrêter la consommation, le mieux est de trouver une entente entre médecin et patiente sur la meilleure façon de procéder. C’est un travail à deux : pour ne pas « perdre » ces femmes, il faut en discuter, avec patience et sans jugement moral.

On pourra ensuite les adresser en consultation spécialisée d’addictologie : à l’association Addict’elles, nous faisons un travail très important, notamment par des groupes de parole (via Zoom en ce moment), l’animation de groupes sur les réseaux sociaux, des réponses et orientation des urgences, etc.

Devant des tableaux sévères, en particulier, il est important de savoir diagnostiquer les comorbidités. C’est parfois difficile et demande du temps : troubles du comportement alimentaire (également tabous), problématiques d’agression – sexuelles, psychologiques, physiques – passées et présentes, qu’il faut aussi interroger systématiquement, car tout est lié : l’alcool plonge dans la violence et la violence dans l’alcool… L’anamnèse doit tenir compte de tous ces éléments, qui sont précieux dans la prise en charge.

Un dernier message important pour les médecins généralistes ?

Face à une patiente alcoolodépendante, lui dire tout de suite que c’est une maladie : chez ces femmes, l’évolution longue et silencieuse de leur trouble est en grande partie due à la honte qui les a empêchées de consulter pendant des années. La meilleure chose qu’on puisse leur dire, c’est donc qu’il s’agit d’une maladie sur laquelle aucun jugement moral ne peut être porté. Instaurer un climat de confiance est fondamental, car ces patientes sont à la recherche d’un havre de paix.

Références
1. OFDT. Usages de drogues et conséquences : quelles spécificités féminines ? Tendances n° 117, 2017.
2. Andler R, Richard JB, Palle C, et al. Consommation d’alcool en France métropolitaine en 2017. Rev Prat 2019;69:886-91.
3. OFDT. Les addictions en France au temps du confinement. Tendances n° 139, 2020.
4. Santé publique France. Tabac, alcool : quel impact du confinement sur la consommation des Français ? 13 mai 2020.
5. Lambert A, Cayouette-Remblière J, Guéraut E, et al. Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de Covid-19 a changé pour les Français. Population & Sociétés (bulletin mensuel d’information de l’Institut national d’études démographiques), n° 579, 2020.
Bouvet de la Maisonneuve F, Laqueille X. Maladie alcoolique chez la femme, quelles spécificités ? Rev Prat 2019;69:179-81.
Barrault C. Sevrage alcoolique : comment faire en pratique ? Rev Prat Med Gen 2021;35:24-7.
Deleuze J. Alcool : le grand déni national. Rev Prat 2019;69:119.