Le récent avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur la fin de vie confirme une tendance à privilégier la voie du suicide assisté par rapport à l’euthanasie. Il estime qu’une aide active à mourir devrait être envisagée dans certains cas limites.
Cette voie semble poser des problèmes éthiques et juridiques moins graves que l’euthanasie. Elle pose toutefois la question du rôle du médecin et de sa responsabilité morale.
Le 13 septembre 2022, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu un avis sur la fin de vie dans lequel il estime qu’une aide active à mourir devrait être envisagée dans certains cas limites.1 Selon l’instance, si le patient n’est pas en toute fin de vie et subit des souffrances réfractaires, une aide au suicide pourrait lui être prodiguée, voire, en certaines circonstances exceptionnelles, une euthanasie.
Cette position s’inscrit dans le droit-fil des évolutions culturelles globales, plus ou moins perceptibles au sein des démocraties occidentales, où la valeur de la sacralité de la vie se trouve mise en balance avec d’autres valeurs telles que la compassion ou le respect de l’autonomie de la volonté. Les Pays-Bas furent avant-gardistes en dépénalisant l’euthanasie au début de ce siècle. Leur exemple a été suivi par d’autres États, mais pas autant qu’on aurait pu l’imaginer. Car c’est finalement plutôt dans le sens d’une dépénalisation du suicide assisté que s’est opérée l’évolution de l’aide à mourir dans les sociétés démocratiques. Ainsi, aux États-Unis, après l’Oregon (1997), quatre États l’ont autorisée au cours de la décennie écoulée (Washington, Montana, Vermont et Californie). En Europe, une tendance analogue se dessine, les hautes cours d’Allemagne et d’Italie ayant jugé « inconstitutionnelle » la pénalisation de l’aide au suicide en 2020, et l’Autriche l’ayant autorisée depuis janvier 2022.
Ainsi, nous sortons de l’opposition classique entre tenants et adversaires de l’euthanasie. À travers le suicide assisté, c’est une troisième voie qui dessine ses contours. Cette voie médiane semble poser des problèmes éthiques et juridiques moins graves que l’euthanasie.
Trois motivations pour la demande d’assistance au suicide
Le suicide est l’action de causer volontairement sa propre mort (du latin sui, « soi-même », et caedere, « frapper à mort »). Il est mis en œuvre tantôt par des moyens (arme à feu, corde, lame, etc.), tantôt par des procédés (précipitation, noyade, etc.). Les formes de suicide peuvent être distinguées selon leur cause. Le suicide assisté diffère nettement du suicide impulsif mais aussi du suicide prémédité. Le suicide impulsif procède d’une crise psychique aiguë que les psychiatres nomment raptus. Par son aspect encadré, réfléchi et organisé, le suicide assisté se rapproche du suicide prémédité mais s’en écarte sur un point essentiel : ses motivations sont explicitées, révélées au grand jour, connues de plusieurs tiers, dont la famille du patient et le prescripteur qui délivre une ordonnance de barbiturique (généralement du pentobarbital de sodium). Le suicide assisté est un suicide solidaire, non pas un suicide solitaire. Il repose sur trois motivations.
En première intention, la volonté de mourir du patient est fondée sur une souffrance persistante due à une maladie grave et incurable ou un handicap sévère, générateur de maux qu’il vit comme insupportables. En France, le patient se tourne parfois vers le suicide assisté en se rendant en Suisse, qui l’autorise.2 C’est le cas lorsque le patient n’est pas éligible à une sédation profonde et continue jusqu’au décès du fait que son pronostic vital n’est pas engagé à court terme. Il en va ainsi de personnes souffrant de cancers incurables ou de maladies neurodégénératives. Signe des temps, en mai 2022, un tribunal judiciaire a relaxé un vétérinaire ayant prescrit les moyens d’en finir à un ami atteint de la maladie de Charcot.3
En deuxième intention, la demande d’aide à mourir du patient naît du désir d’éviter la démarche aléatoire que représente un suicide non accompagné. Lors des suicides ordinaires, il arrive que des proches ou des témoins alertent les secours. Les urgentistes dépêchés sur place sauvent le sujet suicidant et le confient aux équipes de réanimation, qui lui appliquent un protocole standardisé en vue d’assurer sa survie. Le réanimateur ne peut guère procéder autrement car il ne connaît pas la cause du geste (ce pourrait être un suicide impulsif) ni sa nature (il pourrait s’agir d’un homicide déguisé en suicide). Or, du fait de cette prise en charge systématique, le patient qui voulait se séparer de la vie risque d’y être réintégré de force, dans une condition dégradée par de graves séquelles physiques ou neurologiques. On songe aux atteintes sévères des personnes secourues après une tentative de suicide par pendaison. La demande d’assistance au suicide est motivée par le souhait d’échapper à l’éventualité redoutée de rater sa tentative.
En dernière intention, l’assistance au suicide vise à éloigner les risques liés au suicide ordinaire réussi, à savoir une mort violente pour le principal intéressé à laquelle s’ajouterait le traumatisme psychologique des témoins de son décès (défenestration, pendaison, etc.).
Rôle indirect du médecin dans le suicide assisté…
Mais en quoi la demande d’aide au suicide diffère-t-elle d’une demande d’euthanasie ? Un observateur extérieur pourrait trouver que ces deux formes d’aide à mourir se rapprochent. Mais du point de vue du médecin, fournir à un homme une prescription et lui injecter directement un produit létal dans les veines ne revient pas du tout au même. Dans la procédure du suicide assisté, le médecin se limite à prescrire une substance létale que le pharmacien fournira au requérant. L’implication du médecin est seulement indirecte puisque l’intéressé est l’agent de sa propre mort. Il n’y a pas de contact physique entre eux. Le corps du médecin ne se rapproche pas du corps du patient comme dans le cas d’une euthanasie.
Sur un plan éthique, l’euthanasie se situe à un degré plus élevé sur l’échelle de gravité des transgressions morales. Tandis que dans l’euthanasie, le patient convoque autrui en tant que pourvoyeur de sa mort, dans le suicide assisté, il assume ses responsabilités. Dès lors qu’il est en mesure de se donner une mort paisible par ingestion d’un produit, quelle raison aurait-il de demander au médecin de réaliser l’acte létal ? Le patient épargne à un tiers le tourment inutile de lui survivre avec le souvenir d’avoir causé sa mort.
Quid des patients qui ne sont pas en mesure de se suicider ? Le CCNE n’élude pas ce cas très particulier qui pourrait à ses yeux justifier une euthanasie. Il serait sans doute plus prudent d’éviter d’ouvrir cette brèche, dans laquelle s’engouffreront divers cas particuliers, en prodiguant au patient une aide technique appropriée qui lui permette, bon gré mal gré, de se donner à lui-même la mort.
... Mais une lourde responsabilité morale
Ayant une portée transgressive moindre que l’euthanasie, le suicide assisté pose a priori moins de problèmes déontologiques aux médecins. Le praticien reste fidèle au serment d’Hippocrate, n’étant pas l’auteur de la mort du patient. Alors que dans l’euthanasie, le médecin met fin à la souffrance du patient en mettant fin à sa vie, dans le suicide assisté en revanche, il lui ouvre une possibilité. Il peut nourrir l’espoir qu’une fois rassuré par la possession de l’ordonnance, le patient se ravisera et renoncera à son projet de mourir.
Atténuée, la responsabilité du médecin n’en demeure pas moins lourde. En effet, c’est son diagnostic qui conditionne l’enclenchement ou non du processus d’aide à mourir. La médecine demeure la pierre angulaire d’un dispositif d’assistance qui repose sur un examen clinique du patient et l’authentification de la nature de sa demande. Le médecin doit se demander pour chaque cas si la requête de tel ou tel patient est justifiée ou pathologique. Lui incombe la tâche de poser les bonnes questions au patient, d’envisager avec lui des alternatives pour éviter un suicide lié à un état dépressif justiciable d’une prise en charge psychologique.
Dans son face-à-face avec un patient qui lui fait part de son désir d’en finir avec la vie, le médecin n’est pas requis uniquement en tant qu’expert ayant de solides compétences cliniques et scientifiques. Il est aussi convoqué en tant qu’être humain confronté à une demande poignante de détresse et de solitude. La force d’interpellation du visage du patient éveille chez le médecin ce que Levinas nomme la « responsabilité pour autrui ». Comment concrétisera-t-il son devoir de bienfaisance en de telles circonstances ? Doit-il s’incliner face au choix du patient ou tenter de le dissuader ? Le médecin se trouve confronté à un cas de conscience qui appelle une réflexion philosophique sur les justifications du suicide.
Justifications philosophiques du suicide
Si jamais aucun philosophe ne semble avoir prôné le suicide,4 certains penseurs des Lumières comme Hume5 ou Montesquieu6 évoquent les cas limites où la pénibilité des dernières années de la vie peut justifier le désir d’en précipiter le terme. Quand l’avenir ne promet rien d’autre que la persistance, voire l’aggravation, de la souffrance présente, n’est-il pas naturel et légitime de vouloir en finir ? En contexte de guerre, on peut aussi comprendre le suicide des résistants qui veulent éviter d’avoir à parler sous la torture. Le projet de suicide assisté relève d’une attitude qui inspire non moins de respect lorsqu’il est motivé par le désir altruiste d’épargner à des proches de sacrifier leur vie à fournir des efforts de surcompensation. Il répugne à l’être humain de se percevoir comme « fardeau ».
De nos jours, certains philosophes se montrent favorables à une aide active à mourir dans les cas tragiques où celle-ci se révèle être le seul moyen d’apaiser la souffrance de l’individu.6 Toutefois, dans le système de pensée utilitariste, la diminution de la souffrance de l’un ne doit pas se traduire par l’augmentation de la souffrance des autres. L’assistance au suicide ne devrait pas être prodiguée si elle risque de majorer la souffrance des proches (culpabilité, panique, traumatisme, etc.). Cela implique que la famille soit informée, apaisée et accepte le choix du patient.
Dilemmes liés au suicide assisté
Le dernier avis du CCNE sur la fin de vie confirme une tendance palpable en d’autres pays qui est de privilégier la voie du suicide assisté. Politiquement, on peut y voir un compromis que les autorités publiques s’efforcent de dégager entre des sensibilités antagonistes (courant « pro-life » versus « pro-choice »). Le suicide assisté est une mort douce qui empêche la personne de se séparer de la vie de façon brutale et sans soutien moral.
Si l’aide au suicide était autorisée en France, elle poserait des dilemmes inédits mais ne provoquerait pas de bouleversement majeur dans notre système juridique. En effet, il y a longtemps que notre droit n’interdit plus le suicide. Il s’agirait, comme en Suisse, de considérer comme non coupable le tiers de confiance qui assiste un homme dans la réalisation d’un acte non prohibé par la loi.
À son actif, l’assistance au suicide ne déroge pas à l’interdiction de tuer, qui est le pilier de toute vie collective. A contrario, il est coûteux pour une société de dépénaliser l’euthanasie qui confère des prérogatives exorbitantes au médecin, aux confins de ce que Foucault appelait le « biopouvoir » (l’emprise médicale du début à la fin de la vie). Il serait paradoxal, dans un pays ayant aboli la peine de mort en 1981, d’inscrire en toutes lettres dans un texte de loi qu’un homme a le droit de donner la mort à un autre sous certaines conditions.
L’assistance au suicide a l’avantage de limiter le pouvoir du médecin en mettant l’accent sur la responsabilité du malade dans la réalisation du geste létal. Pour autant, dans la mesure où il établit le certificat médical, atteste de la capacité de discernement du requérant et prescrit la substance, le praticien se trouve fortement engagé sur un plan professionnel et humain. Aussi, et quand bien même une loi l’y autoriserait, il aura toujours pour devoir premier de s’assurer qu’il n’y a pas d’autre moyen que l’assistance au suicide pour apaiser les souffrances du patient. Il se souviendra de cette méditation de Pascal nous invitant à sonder le désir de mort : « Tous les hommes recherchent d’être heureux (…) C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre ».5
1. CCNE, avis 139 : « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité ». Septembre 2022. www.ccne-ethique.fr/node/529
2. Berthod MA, Pillonel A, Castelli Dransart DA. L’assistance au suicide en Suisse : l’émergence d’un modèle d’inconduite. Swiss Journal of Sociology 2020;46:1-17.
3. Perragin C. Aide à mourir : vers une évolution du droit ? Philosophie magazine, mai 2022.
4. Fernandez-Zoïla A. « Suicide ». In : Auroux S (dir.). Encyclopédie philosophique universelle, t. 2, PUF, Paris, 1990, p. 2493.
5. Hume D. Of Suicide, 1784, in: P. Singer, Applied Ethics, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 19-27.
6. Montesquieu. Lettres persanes. Paris : Classiques Garnier, 2013 [1724], lettre n° 76.
7. Beauchamp TL, Childress J. Les principes de l’éthique biomédicale, Fishbach M (trad.). Les Belles Lettres, coll. « Médecine et Sciences humaines », Paris, 2008, p. 218-26.
8. Pascal. Pensées. Folio-Classiques, éd. Michel Le Guern, Paris, 2004 [1670], pensée n° 138.