Continuer à fumer quand on est malade, hospitalisé ou malade du tabac peut apparaître déroutant pour des soignants partagés entre une réprobation sanitaire et un soutien de ce qui peut sembler, malgré tout, une liberté. 

L’un des paradoxes avec lesquels les soignants composent au quotidien est celui de concilier, d’une part, ce qui peut s’envisager comme un droit à respecter et, d’autre part, la conscience que le tabagisme est le premier déterminant de ­santé et la première cause de morbi-­mortalité évitable (source de plus d’un décès sur dix), aggravant bien des situations pathologiques.1 Ainsi, ils se trouvent partagés entre respect du libre arbitre et de l’autonomie (au sens de décider pour soi-même), quelles qu’en soient les conséquences ou préservation de soi, et promotion d’une santé à conserver en renonçant au tabac.

Comment continuer à soigner un patient qui ne suit pas les préconisations et les consignes de ne plus fumer ? Comment penser ce choix autrement que comme une provocation envers le corps médical et soignant ? Et quelles stratégies d’accompagnement et de soutien motivationnel développer pour rester dans la relation de soin dans chacune de ces circonstances ?

Fumer quand on est malade

Continuer à fumer quand on est malade est un des critères de dépendance à la nicotine, modalisé par la sixième question du test de Fagerström, « Fumez-vous lorsque vous êtes malade au point de devoir rester au lit presque toute la journée ? »2 C’est aussi l’un des critères du DSM- 5 (item 9 sur 11) : « L’usage du tabac est poursuivi bien que la personne sache avoir un problème psychologique ou physique persistant ou récurrent susceptible d’avoir été causé ou exacerbé par le tabac. » 3

Une première réponse est donc que la notion de fumer malgré les risques encourus, les dommages vécus et les conseils de sevrage des professionnels de santé correspond à un signe de dépendance et d’addiction.4 La volonté de changer ne suffit pas à modifier les pratiques dans un registre d’addiction, mais ne doit pas pour autant disparaître de la relation de soin ni des ressources d’auto­changement…

Une majorité de fumeurs peuvent arrêter de fumer sans aide ni accompagnement professionnel, pharmacologique (sub­stitution nicotinique) ou psychologique, c’est-à-dire par eux-mêmes. Force est de le constater et de soutenir ceux qui y parviennent, qui plus est quand ils sont malades. Une connaissance diffuse – qu’elle ait été acquise lors de la pandémie de Covid- 19 ou en dehors – renforce la notion de dangerosité du tabac ; si elle ne suffit pas à faire arrêter de fumer, elle peut y participer – ce qui ne doit néanmoins pas conduire à valoriser la notion d’appel à la peur, inutile et contre-productive.5

Fumer à l’hôpital

Fumer à l’hôpital, lieu de soin qui ­accueille les plus malades et les plus ­fragiles, peut aussi relever de différents registres : d’une liberté à préserver malgré tout, d’une transgression ou d’une provocation (adressée ou non aux soignants), voire d’une conduite à risque maintenue quand tout voudrait tendre vers l’inverse.4 

Une supposée exemplarité de ce lieu de soin, déjà envisagée pour les agents, concerne aussi les visiteurs et les ­pa­tients.6 Plutôt qu’une injonction hygiéniste, elle peut servir de moment de ­réduction ou d’arrêt du tabagisme, dans une expérience (même brève), démontrée comme favorable à la perspective d’arrêter de fumer. Tout ce qui limite, réduit ou empêche temporairement de fumer est utile dans la perspective de ne plus fumer : chaque expérience sans tabac compte !

La stratégie « Lieu de santé sans tabac » (LSST), dans la suite de l’initiative ­­« Hôpital sans tabac », développée et promue par le Réseau des établissements de santé pour la prévention des addictions (Respadd), tend à diminuer la possibi­lité de fumer à l’hôpital et permettre aux fumeurs d’accéder à des aides pour moins fumer ou arrêter de fumer.Ni ­restrictive ni aliénante, elle permet de se libérer de la dépendance tabagique en donnant une impulsion vers le changement lors de tout passage dans ce lieu de soin qu’est l’hôpital.

Fumer quand on est « malade du tabac »

Fumer quand on est malade du tabac pose directement la question de la responsabilité de la personne dans sa pathologie, extrapolant la notion de troubles auto-infligés pour lesquels des soignants peuvent se sentir moins mobilisés que lors d’autres situations pathologiques. Il peut aussi en résulter certaines formes d’hostilité, essentiellement verbales, envers les patients, ou de négligence choisie, en ne développant pas tous les soins pour ceux qui seraient malades « par leur faute », ce qu’une financiarisation en cours de la santé risquerait de renforcer.

L’« aide à l’arrêt du tabac permet d’augmenter les chances de sevrage, améliorant ainsi le pronostic des affections dont le tabagisme est la cause, l’efficacité de leurs traitements et la qualité de vie des patients ».8 Alors que deux tiers des fumeurs ont l’intention d’arrêter de fumer,9 tout devrait tendre à soutenir les démarches ou projets de démarche des fumeurs malades du tabac, plutôt que les réprouver ou discriminer. L’arrêt du tabagisme augmente l’efficacité des traitements du cancer bronchique, améliore l’évolution des pathologies vasculaires ischémiques cardiaques, périphériques ou cérébrales, des bronchopathies chroniques et surtout la qualité de vie des patients.8,10

La place du vapotage chez ces patients reste décriée par certains professionnels qui, au nom d’un éventuel principe de précaution, le déconseillent, au risque de favoriser la poursuite du tabagisme.8 Dans une approche de réduction des risques, voire comme outil de substi­tution, il a cependant une place. Et ce d’autant plus que les autorités de santé ont émis l’intention d’autoriser la prescription et le remboursement par l’Assurance maladie de dispositifs de vapotage utilisés comme substituts nicotiniques.

Limites de la dépendance ou de l’addiction

Continuer à fumer du tabac alors qu’il ne faudrait pas ou qu’il ne vaudrait mieux pas ne relève pas seulement d’une contrainte externe issue de la dépendance ou de l’addiction mais correspond à une maladie qui s’impose. Le modèle de la maladie chronique a été utile en addictologie, notamment pour déculpabiliser des usagers souffrant du fait de leurs pratiques. Cependant, il intègre un risque de déresponsabilisation dans les soins et de recherche de traitement efficace qui serait simplement appliqué ; l’absence de résultats escomptés, avant même de parler de guérison, serait alors renvoyée à la qualité du soin ou des soignants. 

Sans remettre en cause les définitions initiales de dépendance tabagique ou d’addiction, la motivation à modifier son comportement participe au changement, même si la volonté ne suffit pas, ni même aucune menace ou injonction extérieure. « Rien ne bouge sans changement interne au sujet » et cela prend du temps.11 Face à la répétition des consommations ou reprises de consommation de tabac, malgré toutes les raisons de ne pas fumer qui s’accumulent, un travail d’aide, de soutien et d’accompagnement est toujours possible, en prenant soin de limiter l’emploi d’expressions telles que fumeurs « difficiles », « récalcitrants », « mise en échec des soins », etc.

Le choix de continuer à fumer peut alors relever d’autres hypothèses alternatives à seulement retenir une forme d’opposition envers les maladies ou les soignants. Il peut également s’agir d’une forme de transgression ou de provocation envers la maladie et non envers les profes­sionnels du soin, ou d’une tentative de recherche d’appartenance à un groupe actif : celui des fumeurs plutôt que celui des malades subissant les soins et les aléas des maladies.4

Propositions cliniques

Malgré des circonstances et expériences passées qui pourraient sembler peu ­favorables à une intervention clinique en tabacologie, rien ne peut justifier de ne pas considérer ces fumeurs. Il est nécessaire d’aborder le tabagisme afin de ne pas les négliger.

Il s’agit d’abord de systématiser le repérage des fumeurs et le questionnement sur les consommations de tabac, dans toute situation de soin, de façon répétée au fil de l’évolution d’une maladie, pour ouvrir vers une offre d’aide et de soins, même si elle a été déclinée antérieurement.

Par ailleurs, parler de tabac même si les changements ne sont pas immé­diatement envisagés n’est ni déplacé ni délétère pour le patient ou la relation de soin. Se taire peut laisser croire à un désintérêt du soignant, voire à une compassion face à une gravité supposée de la maladie, voire laisser imaginer un stade palliatif non avéré.

Proposer toute forme de substitution ­nicotinique qui évite la combustion du tabac (à moindre titre pour le tabac chauffé, qui n’est pas recommandé) participe à la préservation de la santé des fumeurs.

Il n’est jamais trop tard pour modifier sa consommation de tabac ; les réductions d’usages peuvent servir d’étape intermédiaire avant sevrage, même si les bénéfices sanitaires n’apparaissent essentiellement qu’après arrêt du tabagisme.12 Toute tentative est utile en tabacologie.

Références 
1. Pasquereau A, Andler R, Guignard R, et al. Prévalence nationale et régionale du tabagisme en France en 2021 parmi les 18-75 ans, d’après le Baromètre de Santé publique France. Bull Épidémiol Hebd 2022;(26):470-80.
2. Heatherton TF, Kozlowski LT, Frecker RC, et al. The Fagerström Test for Nictoine Dependence: A revision of the Fagerstrom Tolerance Questionnaire. Br J Addict 1991;86:1119-27.
3. American Psychiatric Association, Crocq MA, Guelfi JD (trad.). DSM-5. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Paris: Elsevier Masson, 2016.
4. Menecier P, Charvet M, Lucas E, et al. Fumer à l’hôpital en 2022. Une liberté, un risque ou une provocation ?Psychotropes 2022;28(3-4):100-17.
5. Blondé J, Girandola J.  Faire “appel à la peur” pour persuader ? Revue de la littérature et perspectives de recherche. Année psychol 2016;116 :67-103.
6. RESPADD.  Prendre en charge les fumeurs dans les lieux de santé : un livret d’aide à la pratique pour les professionnels. 2017. Disponible sur : https://bit.ly/3spZOBq   
7. Menecier P, Chartron I, Menecier R, et al. Tabagisme à l’hôpital : 30 années entre lutte et prévention à Mâcon. Le Courrier des addictions 2020;22(3):9-11.
8. Perriot J, Underner M, Peiffer G, et al. L’aide à l’arrêt du tabac des fumeurs atteints de BPCO, d’asthme, de cancer bronchique, et opérés. Rev Pneumol Clin 2018;74(3):170-80.
 9. Guignard R, Soullier N, Pasquereau A, et al. Facteurs associés à l’envie d’arrêter de fumer et aux tentatives d’arrêt chez les fumeurs. Résultats du Baromètre de Santé publique France 2021. Bull Épidémiol Hebd 2023;(9-10):159-65.
10. Sakhri L, Bertocchi, M. Cancer bronchique et tabac : mise à jour. Rev Mal Respir 2019;36:1129-38. 
11. Descombey JP. « Je m'arrête quand je veux... J'ai décidé », Psychotropes 2006;3-4 (12):41-54.
12. Berlin I. La réduction des risques et des dommages est-elle efficace et quelles sont ses limites en matière de tabac ? Alcoologie Addictologie 2017;9(S1):107S-17S.

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essentiel

Un demi-siècle de lutte contre le tabagisme et de dénormalisation sociale n’ont pas fait disparaître les fumeurs en France.

La prévalence du tabagisme est en forte décroissance, mais des fumeurs poursuivent leur consommation en dépit des restrictions à fumer, des risques et des dommages connus ou vécus ; ils semblent ainsi s’opposer à une rationalité sanitaire.

Les fumeurs méritent attention et soins, dans un accompagnement au changement vers un sevrage toujours possible.