Ancienne ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, elle dirige le pôle conseil d’une filiale du groupe Siaci Saint Honoré. Elle est responsable du rapport sur l’attractivité des métiers du grand âge (octobre 2019).
Serge Cannasse Journaliste et animateur du site carnetsdesante.fr

Votre rapport se focalise sur les aides-soignantes et les auxiliaires de vie, alors que beaucoup d’autres professions sont engagées auprès des personnes âgées dépendantes

Il ne s’agissait pas pour notre équipe de nier la souffrance au travail des autres professionnels, bien réelle. Mais celle des métiers que nous avons privilégiés est particulièrement intense. De plus, leur manque d’attractivité pose un problème urgent, même si trop peu de médecins, infirmières, masseurs-kinésithérapeutes… s’engagent en gériatrie : dans les deux dernières années, le nombre de candidats au concours d’aide-soignant a baissé de 25 %. Un autre point nous a semblé important : ce sont ces métiers d’accompagnement qui sont les mieux placés pour prévenir la dépendance des personnes âgées. Or aujourd’hui les temps d’intervention très contraints imposent, par exemple, de faire la toilette à quelqu’un plutôt que de l’aider à se laver lui-même le plus longtemps possible, c’est-à-dire de maintenir son autonomie.

Le besoin de recrutements que vous soulignez est considérable

Tout à fait. Il faut au minimum augmenter le taux d’encadrement des personnes en perte d’autonomie de 20 %. Le nombre de personnes âgées va être majoré de 7 % d’ici à 2024. Un temps de travail collectif (groupes de parole, échanges de bonne pratique) de quatre heures par mois est impératif. Ces trois raisons imposent la création de 18 500 postes par an en moyenne sur les cinq prochaines années. À cela, il faut ajouter les 60 000 postes non pourvus aujourd’hui, le turn over et les départs en retraite, estimés à 200 000 dans les cinq ans. Au total, d’ici à 2024, il faudra former plus de 350 000 aides-soignants et accompagnants à domicile, soit 70 500 par an, le double des entrées actuelles en formation.

Comment faire ?

En diversifiant les voies de formation. L’alternance pourrait assurer 10 % des besoins, à condition que soient supprimés les quotas pour les entrées en formation dans le domaine médico-social. La validation par les acquis de l’expérience pourrait concerner 25 % des nouveaux entrants, notamment en recrutant auprès des nombreux « faisant fonction », qui assument une tâche sans en avoir la qualification, à condition de mettre en place des modalités de reconnaissance de leur savoir-faire. Enfin le concours d’entrée en formation d’aide-soignant doit être supprimé (mais pas la formation !), avec un recrutement privilégiant le savoir-être plutôt que l’écrit, sans négliger celui-ci, mais en tenant compte des besoins réels du métier.

Par ailleurs, nous proposons la création d’un socle de compétences commun aux formations d’aides-soignants et d’accompagnants éducatifs et sociaux (AES) : les premiers ont un rôle indéniable d’accompagnement, les seconds devraient être formés aux soins gérontologiques, comme d’ailleurs toute personne travaillant auprès d’une personne âgée dépendante. De plus, cela faciliterait le passage d’une profession à une autre, ce qui permettrait à ces salariés de travailler à la fois au domicile et en établissement, avec un temps plein « partialisé » alors qu’actuellement beaucoup doivent se contenter de temps partiels discontinus.

Comment augmenter l’attractivité de ces métiers ?

Le problème prioritaire à régler est celui des rémunérations. Le taux de pauvreté des auxiliaires de vie est de 17,5 %, contre 6 % environ pour l’ensemble des salariés français. Ils gagnent en moyenne seulement 802 euros par mois. Les grilles des conventions collectives doivent être remises à niveau car certaines prévoient des rémunérations inférieures au SMIC, ce qui a pour conséquence que les professionnels restent payés à ce barème pendant une dizaine d’années. Il faut aussi revaloriser les indemnités kilométriques des intervenants à domicile et développer de vraies perspectives de carrière, alors qu’il n’y en a pas suffisamment actuellement, par exemple en rémunérant de nouvelles fonctions (de formation, tutorat, coordination…).

Mais augmenter les salaires ne suffira pas. Nous proposons une réforme organique, dont chaque élément n’est efficace que si les autres sont présents. Il faut réduire la sinistralité très élevée de ces métiers, grâce à un programme national de prévention des risques professionnels, et améliorer la qualité de vie au travail. En effet, le taux d’accidents du travail est proche de 100 pour 1 000 salariés, contre 60 pour 1 000 dans le bâtiment et 34 pour 1 000 pour l’ensemble des salariés français. Leur fardeau physique (postures pénibles, charge lourde) et mental (confrontation à l’effondrement des corps et des esprits des bénéficiaires des soins, voire à leur mort) est considérable.

Il est également fondamental d’augmenter l’autonomie des personnels. Pour cela, il faut soutenir et évaluer des organisations innovantes et efficaces, où la capacité d’initiative des salariés est essentielle, inspirées par exemple, par la méthode de Buurtzorg aux Pays-Bas, le label Humanitude ou le label Cap’Handéo (encadré), et par les expériences locales, nombreuses, mais dispersées. Il faut assurer des temps collectifs, permettant à chacun de se ressourcer, de se nourrir intellectuellement, d’affiner sa pratique, d’échanger et de ne pas se sentir isolé ou démuni devant la personne prise en charge.

Développer le numérique est également important, dans tous les domaines où cela est pertinent, y compris en aidant les personnes dépendantes à utiliser ces outils. D’une manière générale, il faut accepter que ces métiers ne puissent pas être organisés de manière taylorienne, avec un découpage précis des tâches à effectuer dans un temps imparti. Il faut leur redonner de l’humanité et de la souplesse.

Reste que le cœur du problème est de changer le regard négatif de la plupart des gens sur ces professionnels et sur les personnes âgées dépendantes. Dans notre société de la performance, elles sont souvent perçues comme un coût économique d’utilité nulle. Dans d’autres cultures, il en va très différemment. Les soignants qui s’occupent des personnes âgées, dépendantes ou pas, aiment leur métier et la relation qu’ils ont avec elles, et en sont fiers. Mais ils ont le sentiment d’être invisibles, ignorés des autres professionnels, des médias, des politiques. Notre pays a besoin d’un électrochoc pour valoriser les métiers de la bienveillance.

Il ne s’agit pas seulement des aides- soignants et des auxiliaires de vie. Nous avons été frappés par la très grande fierté des médecins gériatres à l’égard de leur spécialité, mais aussi par leur sentiment d’être totalement méconnus. Leurs transmissions ne sont pas lues, ils ne sont jamais sollicités pour avis sur un malade dont ils s’occupent, ils tirent la sonnette d’alarme inutilement pour éviter une hospitalisation, etc. Ce manque de considération se trouve tout le long de l’échelle hiérarchique : les aides- soignantes disent être ignorées des infirmières et surtout des médecins, les infirmières des médecins, et ainsi de suite.

Ce qui est en jeu n’est pas seulement un ressenti, mais le manque de reconnaissance d’expertises réelles, y compris au niveau des rémunérations.

L’ensemble des mesures que vous proposez coûte cher

Pas si on considère qu’il s’agit d’investissements et non de dépenses. Le taux d’absentéisme dans ces métiers est de l’ordre de 10 à 20 % dans certaines structures. Un point de pourcentage correspond à un coût direct compris entre 1,5 et 2 points de pourcentage de la masse salariale globale de l’entreprise employeuse, du fait du recours à l’intérim ou aux CDD, du turn over, etc.

La branche AT-MP de l’Assurance maladie dépense environ 600 millions d’euros par an pour ce secteur. Les gains obtenus par la réduction de ces coûts seront nettement supérieurs au montant des investissements que nous proposons, que ce soit pour les rémunérations, la prévention des accidents, la formation ou les nouvelles organisations.

De toute façon, il faut cesser de raisonner en termes uniquement administratifs et financiers. Pour sortir du système fou dans lequel nous sommes, deux impératifs : la qualité de service aux usagers, le confort de travail des personnels. Actuellement, tous sont en souffrance. Cet été, une personne âgée dépendante sur dix n’a bénéficié d’aucune aide. Certaines sont parfois restées alitées. Cette saison a été difficile et l’urgence réelle. Un monsieur m’a même dit lors d’un déplacement : « j’ai montré mes fesses à 27 personnes différentes en un mois ! » C’est une situation indigne pour notre pays et à laquelle il faut remédier de toute urgence. Mais elle est tellement dure que beaucoup n’osent même plus en parler. Le projet de loi Autonomie porté par la ministre Agnès Buzyn doit contribuer à y répondre, et j’espère que les acteurs – État, régions, départements, fédérations, syndicats – trouveront ensemble un chemin pour donner de nouvelles perspectives à ces professionnels qui ne veulent plus choisir entre faire vite et faire bien !

Encadre

Bientraitance : des initiatives à suivre

Humanitude est un mouvement créé par deux anciens professeurs d’éducation physique et sportive, Yves Gineste et Rosette Marescotti, qui ont formulé une approche fondée sur un changement de comportement des soignants : un regard en face à face, à hauteur du visage ; une parole annonçant et expliquant chaque geste ; un toucher « tendre » et non seulement « utile » ; des soins délivrés chez une personne en position debout (la verticalité est une caractéristique humaine).

Des utilisateurs de cette méthode, directeurs d’établissements ou de services, médecins, cadres, professionnels de santé, familles, etc., ont fondé l’association Asshumevie. Elle propose la délivrance du label Humanitude aux établissements qui s’engagent dans cette démarche, accordée aux référentiels, guides de bonne pratique et recommandations de l’Anesm (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux, intégrée à la HAS en 2018) et de l’ANAP (Agence nationale d’appui à la performance).

Handéo est une association créée à l’initiative des principaux organismes du handicap. Le label Cap’Handéo est attribué à des structures qui appliquent les référentiels de l’association pour les personnes en situation de handicap et les personnes âgées, après vérification et contrôles permanents de conformité. L’association a créé un Observatoire national des aides humaines qui mène des enquêtes sur les attentes des personnes cibles.

Buurtzorg (« soins de quartier » en français) est un modèle de soins infirmiers à domicile créé en 2007 aux Pays-Bas. Les professionnels travaillent en équipes, chacune intervenant sur une zone géographique limitée et en liaison avec leurs pairs, ainsi qu’avec les autres professionnels engagés auprès du patient. Chacun bénéficie du soutien d’une organisation centrale simple, dotée d’outils informatiques faciles à utiliser. L’approche des patients est globale, privilégiant la qualité de la relation humaine et l’autonomie. Une étude menée par KPMG en 2010 a montré que la méthode permettait de diminuer de 40 % la dépense d’aide et de soins par personne accompagnée.