L’hypertension artérielle (HTA) est un enjeu de santé publique et une problématique quotidienne en médecine de ville. Le nombre et la complexité des recommandations n’aident pas à la prise en charge des patients. Une approche synthétique en matière de seuils et de cibles est ici proposée, afin d’y voir plus clair.
De l’HTA essentielle au facteur de risque cardiovasculaire
Dans la première moitié du XXe siècle, l’HTA était considérée comme un mécanisme essentiel, compensateur nécessaire à la perfusion des organes, d’où le nom d’« HTA essentielle » qui persiste encore aujourd’hui. Il n’était alors pas recommandé de faire baisser la pression artérielle (PA) des hypertendus par crainte d’effets délétères, comme une hypoperfusion des organes vitaux.
Dès les années 1920, une relation continue entre niveau de PA et risque cardiovasculaire est mise en évidence, confirmée par les enquêtes épidémiologiques de Framingham à partir des années 1950. Par la suite, d’autres études épidémiologiques, à la fois dans des populations sélectionnées mais aussi en population générale, ont permis de démontrer que l’HTA est une cause majeure d’infarctus du myocarde, d’accident vasculaire cérébral, d’insuffisance cardiaque et de mortalité cardiovasculaire.
L’avènement des premiers antihypertenseurs, diurétiques puis bêtabloquants, dans les années 1950, et les études qui les ont accompagnés ont montré un bénéfice cardiovasculaire à la baisse de la PA. Ce bénéfice, indiscutable et non débattu, est encore retrouvé dans des études bien plus récentes. Une méta-analyse d’essais thérapeutiques a quantifié l’ampleur du bénéfice lié à la baisse de la PA : la baisse de 10 mmHg de la PA systolique (PAS) et de 5 mmHg de la PA diastolique (PAD) diminue de 36 % le risque d’AVC et de 20 % la mortalité cardiovasculaire.1
La baisse de la PA est donc bénéfique ; cependant, une question se pose : jusqu’où baisser les chiffres tensionnels et quelle cible viser ?
Baisser avec parcimonie : concept de la courbe en J
À partir des années 1980 se pose la question des aspects potentiellement délétères des thérapeutiques antihypertensives, notamment lorsque les PA sont trop abaissées. En effet, les risques d’infarctus du myocarde ou d’insuffisance rénale pourraient être augmentés pour les niveaux tensionnels les plus bas.
Le concept de la courbe en J prend alors toute sa place : en dessous d’un certain seuil de PA, le niveau de risque cardiovasculaire pourrait remonter. La cible thérapeutique doit donc être bornée, certes par une valeur supérieure mais aussi par une valeur inférieure en-deçà de laquelle il ne faudrait pas descendre.
Dans les années 2010, de nombreux essais randomisés comparant un objectif tensionnel de PAS inférieure à 140 mmHg versus un objectif plus intensif de PAS inférieure à 120 mmHg (ACCORD, SPS3, INVEST, TNT, PROFESS) ne retrouvent pas de bénéfice à intensifier la thérapeutique pour atteindre des seuils de PAS inférieurs à 120 mmHg.
C’est dans ce contexte qu’ont été rédigées en 2013 les recommandations de la Société française d’HTA (SFHTA) reprises par la Haute Autorité de santé (HAS) en 2016 et toujours d’actualité en France ; il s’agissait de réaliser un document synthétique utilisable par tout médecin.
Ces recommandations proposent de définir l’HTA par une PA supérieure ou égale à 140/90 mmHg, le but étant d’atteindre, à six mois du début du traitement, une PAS comprise entre 130 et 139 mmHg et une PAD inférieure à 90 mmHg, confirmée par une mesure ambulatoire (automesure tensionnelle ou mesure ambulatoire de la pression artérielle des 24 heures).2 Pour la première fois dans des recommandations, une borne inférieure était proposée aux cliniciens : ne pas abaisser la PAS en dessous de 130 mmHg.
Étude SPRINT, une révolution ?
En 2015, l’étude SPRINT jette un pavé dans la mare :3 cet essai comparant deux cibles tensionnelles, une intensive et une standard, est arrêté prématurément devant la positivité des résultats en faveur d’une prise en charge intensive ayant pour objectif une PAS inférieure à 120 mmHg contre une prise en charge standard à 140 mmHg de PAS. Les Américains se sont fondés sur cette étude pour justifier le changement de seuil tensionnel de leurs recommandations de 2017, en passant à une définition de l’HTA à partir des chiffres 130/80 mmHg, plutôt que des classiques 140/90 mmHg. Du jour au lendemain, la prévalence des patients hypertendus aux États-Unis est brutalement passée de 32 à 46 % de la population ! Bien entendu, ce changement de seuil modifie aussi les cibles tensionnelles à obtenir sous traitement : l’HTA n’est contrôlée que si la PA sous traitement est inférieure à 130/80 mmHg.
Biais des mesures automatisées et risques à considérer
Cependant, la particularité principale de l’essai SPRINT est que la mesure de PA sur laquelle il se fonde est une mesure automatisée sans personnel soignant. Une telle mesure a tendance à minorer les valeurs de +/- 10 à 15 mmHg par rapport à une mesure clinique standard avec présence de personnel soignant. En effet, la mesure de PAS de 120 mmHg dans SPRINT correspond davantage à une PAS de 130 - 135 mmHg en mesure clinique et une mesure de PAS de 140 mmHg équivaut à 150 mmHg dans la réalité du cabinet. De plus, la stratégie intensive favorise la survenue d’événements indésirables graves, comme des insuffisances rénales aiguës ou des hypotensions orthostatiques symptomatiques.
Au vu de cet éclairage, les conclusions de SPRINT pourraient être celles-ci : au prix d’une augmentation significative de nombreux effets indésirables, tenter d’atteindre une PAS inférieure à 120 mmHg mesurée dans une pièce où le patient est seul sans hypotension orthostatique, plutôt qu’inférieure à 140 mmHg mesurée de la même façon, réduit significativement les événements cardiovasculaires majeurs et la mortalité totale chez les hypertendus non diabétiques, sans antécédents cérébrovasculaires.
Des recommandations ajustées
Les Européens appliquent cette analyse de l’essai SPRINT dans les dernières recommandations de la Société européenne de cardiologie (ESC) de 2018 : le seuil diagnostique de définition de l’HTA est de 140/90 mmHg et, si le traitement est bien toléré, la cible thérapeutique est établie inférieure à 130/80 mmHg, surtout chez les patients de moins de 65 ans, mais avec une PAS maintenue supérieure à 120 mmHg (tableaux 1 et 2).4
Au niveau mondial, la Société internationale d’HTA (ISH) adopte en 2020 des recommandations à deux niveaux : le niveau essentiel pour tous les pays et le niveau optimal pour les pays ayant un niveau d’accès aux soins plus facile. Les recommandations du niveau essentiel fixent une réduction d’au moins 20/10 mmHg pour atteindre idéalement une PA inférieure à 140/90 mmHg.
Pour le contrôle dit « optimal », la cible est inférieure à 130/80 mmHg si la tolérance est bonne mais supérieure à 120/70 mmHg (tableau 3).5
Équivalences selon les méthodes de mesure
Le niveau de contrôle dépend surtout des conditions de réalisation de la prise tensionnelle. Les équivalences selon les méthodes de mesure utilisées sont indiquées dans le tableau 4.
En mesure clinique, l’HTA est définie par des chiffres supérieurs à 140/90 mmHg. La mesure doit être effectuée dans une pièce calme, à température confortable. Il est recommandé de ne pas fumer, de ne pas prendre de caféine, de ne pas manger ou faire de l’exercice durant les trente minutes précédant la mesure, et de rester assis et détendu pendant trois à cinq minutes. Le patient et le personnel ne doivent pas parler durant la mesure. Le patient est assis, le dos soutenu par le dossier de la chaise, les jambes non croisées, les pieds à plat sur le sol, le bras nu repose sur la table, le milieu du bras est au niveau du cœur. Deux mesures de PA sont prises, avec un intervalle d’une minute. La moyenne de ces deux dernières mesures est utilisée.
En automesure tensionnelle, une HTA est diagnostiquée si la moyenne des mesures durant trois jours est supérieure à 135/85 mmHg : le patient mesure sa PA à l’aide d’un appareil d’automesure idéalement brachial pendant trois jours d’affilée, 3 fois le matin et 3 fois le soir, dans des conditions standardisées.
Pour la mesure ambulatoire de la pression artérielle (MAPA), le seuil diagnostic de l’HTA est supérieur à 130/80 mmHg en moyenne sur le nycthémère. Le patient porte un boîtier portatif relié à un brassard pour des mesures toutes les quinze à trente minutes durant vingt-quatre heures.
Des recommandations spécifiques pour certains profils particuliers
Chez le coronarien, la courbe en J semble être la plus authentifiée ; il est donc recommandé de ne pas descendre en dessous de 120 mmHg de PAS.
Pour la femme enceinte, la définition de l’HTA correspond à une PA supérieure à 140/90 mmHg, comme en population générale, mais l’objectif tensionnel est inférieur à 160 mmHg de PAS et entre 85 et 100 mmHg de PAD, le bénéfice à attendre étant surtout démontré pour la protection cardiovasculaire de la mère.
Il existe également des disparités de recommandations sur la cible tensionnelle à atteindre dans certaines populations particulières comme les personnes âgées, les patients diabétiques ou insuffisants rénaux (tableau 5). En effet, la tendance est d’être plus interventionniste chez le patient diabétique et l’insuffisant rénal surtout si une protéinurie est objectivée. Au contraire, chez les personnes âgées, il est important de veiller à ce qu’elles ne développent pas d’hypotension orthostatique, et les cibles sont donc moins strictes.
Une ou plusieurs cibles ?
Dans un contexte où, en France, la moitié des hypertendus s’ignorent et où la moitié des hypertendus traités ne sont pas à l’objectif de 140/90 mmHg, il paraît incantatoire de recommander des objectifs encore plus intensifs et contraignants.
Toutes ces discordances de recommandations sont délétères pour la transmission des connaissances et la prise en charge du patient au quotidien.
Il paraît donc important de mettre l’accent sur le dépistage et la lutte contre l’inertie thérapeutique pour agir efficacement contre la première maladie chronique dans le monde qu’est l’HTA.
Dans un premier temps, il faudrait que tous les patients hypertendus atteignent la cible de 140/90 mmHg. Il est possible d’être plus ambitieux si le patient est jeune, diabétique et sans hypotension orthostatique.
Que dire à vos patients ?
L’HTA est une pathologie qui peut entraîner de nombreuses complications (cérébrales, cardiovasculaires, rénales, démence…).
La normalisation du niveau tensionnel, grâce aux règles hygiénodiététiques et aux thérapeutiques médicamenteuses, permet d’éviter les complications.
Le patient devient acteur de sa prise en charge en effectuant les automesures pour atteindre les objectifs fixés par le médecin.
2. Blacher J, Halimi JM, Hanon O, et al. Management of hypertension in adults: The 2013 French Society of Hypertension guidelines. Press Med 2013;42(5):819-25.
3. SPRINT Research Group, Wright JT, Williamson JD, et al. A Randomized Trial of Intensive versus Standard Blood-Pressure Control. NEJM 2015;373(22):2103-16.
4. Williams B, Mancia G, Spiering W, et al. 2018 ESC/ESH Guidelines for the management of arterial hypertension. Eur Heart J 2018;39(33):3021-104.
5. Unger Th, Borghi C, Charchar F, et al. 2020 International Society of Hypertension Global Hypertension Practice Guidelines. Hypertension 2020;75(6):1334-57.