Le nouveau débat sur l’accès aux origines pour les enfants nés dans l’anonymat et ceux nés par dons de gamètes ne doit pas escamoter le fait qu’il y a deux niveaux de secret : celui du mode de conception, facile à résoudre, et celui de l’identité des donneurs de vie, différents selon ces deux situations et avec des enjeux particuliers dans le cas de l’accouchement sous X.
Avant 1966, des déchirements médiatisés entre familles biologiques et familles adoptives avaient mis en lumière la nécessité de clarifier la sécurité affective et juridique des enfants adoptés. En effet, le placement d’un enfant en vue d’une adoption étant réversible, les familles biologiques étaient autorisées à tout moment à demander la restitution de leur enfant placé. Le 11 juillet 1966, le législateur a introduit dans le Code civil deux formes d’adoption permettant un choix entre :
– l’adoption simple, où l’enfant adopté conservait ses liens avec sa famille d’origine ;
– l’adoption plénière, où l’enfant adopté n’était placé dans une famille adoptive que si les liens étaient irrévocablement rompus avec la famille d’origine ; l’adoption plénière était reconnue comme une filiation qui remplace la filiation biologique, avec des droits équivalents.
Cette loi eut pour effet de modifier les pratiques des professionnels : moins d’informations furent recueillies sur les familles d’origine puisque la restitution des enfants n’était plus possible en cas d’adoption plénière.

Secret sur le mode de conception

Dans les années 1990, de nombreux enfants adoptés devenus adultes ont témoigné de leur souffrance d’avoir découvert tardivement ou/et malencontreusement que leurs parents adoptifs ne les avaient pas conçus. En effet, avant 1966, révéler à un enfant sa qualité d’adopté et lever le tabou sur l’infertilité, notamment masculine, n’était pas simple. Et pourtant l’association Enfances et famille d’adoption* et des pédopsychiatres avaient recommandé dès l’année 1966 d’informer les enfants de leur adoption dès leurs premières questions sur l’origine des bébés, comme pour tout enfant, afin de prévenir des réactions émotionnelles négatives (sentiments de colère, de trahison, craintes d’un manque d’amour, etc.) si ces informations étaient révélées tardivement, notamment à l’adolescence.
Les enfants nés de dons de gamètes1 se sont posés et posent dès l’âge de 3-4 ans les mêmes questions que n’importe quel enfant adopté. Comme pour l’adoption, bien des parents ayant procédé à une conception avec un don de gamètes ont partagé ou partagent au fil des années le secret de cette conception avec leur famille ou des proches au risque qu’il ne devienne un secret de Polichinelle pour leur enfant. La meilleure prévention des souffrances d’une révélation tardive ou maladroite a été et reste encore de recommander aux parents d’informer les enfants de leur mode de conception dès les premières questions autour de la naissance d’un bébé, comme pour les familles d’adoption.

Secret ou anonymat de l’identité de ceux qui donnent la vie

Accouchement anonyme, sans déclinaison de l’identité

Jusqu’en 1986, il était d’usage de dire que des femmes** choisissaient d’accoucher sous X parce qu’elles auraient des difficultés financières si elles gardaient leur enfant. De 1987 à 1988, une étude prospective a été conduite pour le ministère de la Santé afin de comprendre pourquoi des femmes demandaient à accoucher dans l’anonymat en dépit de la légalisation de la contraception (1967) et celle de l’interruption volontaire de grossesse (1975). Selon les hypothèses de Catherine Bonnet,2, 3 ce n’était plus alors en France des raisons économiques qui étaient à l’origine de ce choix, mais des raisons psychologiques. Les résultats d’entretiens auprès de 18 femmes ont mis en lumière qu’elles avaient un déni de grossesse, avec des risques périnatals. Ce symptôme, qui est un mécanisme inconscient de protection psychique, permet d’éviter de se confronter à ce que représente la situation de grossesse. La femme attribue les transformations corporelles, les modifications hormonales, les changements du comportement alimentaire à d’autres causes qu’une grossesse, les signes perçus se présentent tel un cortège de rationalisations, accompagnant le déni de grossesse. La présence du bébé est niée. Leurs entretiens psychodynamiques ont été comparés à ceux de quatre femmes incarcérées pour infanticide, montrant ainsi le risque majeur du déni de grossesse et du déni d’accouchement à l’encontre du nouveau-né. Lorsqu’une femme a perçu sa grossesse mais ne l’a pas fait suivre et n’a pas prévu la date d’accouchement, elle peut nier le début des signes indiquant la naissance. D’autres vont avoir un déni d’accouchement similaire, sans même avoir reconnu leur grossesse, arrivant à la maternité en urgence ou accouchant en dehors de toutes conditions sanitaires, ce qui peut être tragique pour leur vie et celle du nouveau-né, avec un risque de néonaticide ou d’accident de la naissance.2, 3
De 2007 à 2009, l’Institut national d’études démographiques (INED) a conduit une étude sociologique à l’aide d’un questionnaire remis par le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP) à 835 femmes venues à l’hôpital accoucher sous X. Cette étude montre que la place du déni de grossesse est importante puisque 85 % des 503 femmes ayant répondu au questionnaire ont découvert qu’elles étaient enceintes soit au 2e trimestre (45 %), soit au 3e trimestre (31 %), soit lors de l’accouchement (8 %). En revanche, 15 % avaient découvert leur grossesse au 1er trimestre, sans déni de grossesse.4
Le déni de grossesse a fait l’objet d’autres études durant les années 19905, 6 puis à partir de 2001, précisant sa fréquence (1 sur 475 à 550 naissances) ainsi que les risques élevés de morbidité et mortalité – pour la femme comme pour le bébé.7-9 S’il y a environ 800 000 naissances, on peut estimer qu’il y a environ 2 000 cas de déni de grossesse par an en France. Si 85 % des 650 femmes qui accouchent sous X en moyenne chaque année découvrent leur grossesse après le 3e mois, on pourrait estimer qu’environ un tiers de celles qui ont un déni de grossesse choisissent d’accoucher sous X.
Le choc émotionnel face à ce bébé non prévu après la fin du déni de grossesse est décrit par tous les auteurs. Si un bébé peut être bien accepté après un déni de grossesse, dans d’autres cas la prise de conscience de sa présence peut réactiver des reviviscences d’expériences traumatiques récentes ou vécues dans l’enfance. La présence de pensées ambivalentes, voire la crainte de ne pas contenir des pensées d’impulsions violentes envers le bébé ou des idées de suicide impérieuses, pourraient mettre la vie de l’enfant en danger s’il y avait un passage à l’acte.10 En 1986, en Australie, l’expression de pensées d’impulsions violentes envers le bébé avait été recueillie chez 8 % de 112 femmes enceintes.11 En 1997, en Angleterre, avaient été publiées les observations de 5 femmes enceintes ayant dévoilé avoir frappé leur abdomen après avoir perçu les mouvements du bébé.12
Les hypothèses causales ne font pas consensus. Or le déni selon la définition du Vocabulaire de la psychanalyse, consiste en « un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante ».13 Il peut être la conséquence d’un déni d’expériences traumatiques ou violentes n’ayant jamais été ni dépistées, ni signalées, ni accompagnées sur le plan psychologique.
Or des études décrivent l’impact des violences sexuelles sur la maternité. En 1998, une étude américaine rétrospective, l’ACE Study, auprès de 17 000 adultes a montré une relation forte entre des grossesses non intentionnelles et des expériences traumatiques de l’enfance.14 Une étude auprès de 133 victimes d’inceste de l’Association internationale des victimes d’inceste*** a mis en évidence l’impact de l’inceste sur le vécu de la grossesse : 4 % des victimes ont découvert leur grossesse après le 3e mois, présentant ainsi un déni de grossesse, 20 % ont déclaré avoir eu à la période prénatale des gestes autodestructeurs à leur encontre et 4 % des gestes de violence à l’encontre du bébé.15
L’anonymat facilite la mise en place d’un accompagnement psychologique du déni de grossesse, qui est nécessaire. Écouter l’expression de pensées négatives, poser des questions sur des antécédents de violences sexuelles, physiques, psychologiques et autres traumatismes de l’enfance pour en comprendre le sens avant la naissance ont un effet thérapeutique. En effet, une telle écoute peut réduire :16
– les pensées d’impulsions violentes lorsqu’un lien est fait avec des traumatismes du passé qui n’ont jamais été verbalisés ;
– les difficultés de la décision de garder ou de se séparer du nouveau-né, car ce dernier n’est plus associé aux traumatismes du passé ;
– la peur d’accoucher en milieu hospitalier et ainsi prévenir le risque majeur du déni de grossesse qu’est le déni d’accouchement, c’est-à-dire l’impossibilité de reconnaître le début du travail de l’accouchement et la naissance. En effet, si la femme accouche seule, hors de conditions sanitaires, les risques de mort accidentelle du nouveau-né ou de néonaticide sont importants.
Si les bénéfices du choix de l’anonymat ont été observés cliniquement en France, ils ont été démontrés statistiquement en Autriche. Une étude européenne ayant comparé les données chiffrées de la police en Autriche, en Suède et en Finlande a mis en évidence en décembre 2012 une réduction de près de moitié des néonaticides (de 7,2 à 3,1 pour 100 000 nouveau-nés en Autriche), à la suite de l’introduction de la législation de l’accouchement anonyme. La réduction a été plus forte au moment où il y a eu des informations publiques sur ce droit. Il a été montré également que les femmes en Autriche préféraient accoucher dans l’anonymat plutôt que d’utiliser les « boîtes à bébé électroniques ».****,17
Ces avancées sur la compréhension des maternités impensables et impossibles ont complexifié les réponses à apporter aux questions des enfants nés dans l’anonymat. Les informations sur les antécédents de santé physique et mentale des parents biologiques, de la pathologie de la grossesse et de l’accouchement sont nécessaires aux parents adoptifs pour assurer le suivi de l’enfant. Cependant, lorsque des violences (conjugales, grossesses à la suite de viols) sont révélées aux sages-femmes, pédiatres ou pédo­psychiatres, est-ce priver l’enfant de ses origines que de ne pas transmettre dans le dossier ces circonstances de conception violente ?18
Le CNAOP n’accueille pas que des demandes de pupilles nés dans le secret et l’anonymat mais aussi celles d’autres pupilles, notamment ceux qui n’ont jamais été adoptés et qui ont trop souvent souffert de transferts d’une famille d’accueil à une autre, voire en passant par un ou plusieurs foyers.19 Ces demandes de pupilles dont le devenir a été différent selon l’évolution législative (1966, 1993, 1996, 2002) ne sont pas différenciées dans les données statistiques du CNAOP. Combien d’adultes nés dans l’anonymat souhaitent accéder à leurs dossiers ? Et combien parmi eux demandent la levée de l’identité en vue d’une rencontre ? Selon le Pr Roger Henrion, ils n’étaient en 2011 que 1,5 % des enfants nés dans le secret à demander au CNAOP l’accès à leurs origines.20 Aujourd’hui, moins de 18 ans après la loi de 2002, ne serait-il pas préférable de continuer à en évaluer les effets en précisant mieux dans les statistiques ces données selon les dates clés des changements législatifs ?

Naissance avec don de gamètes

La transmission aux parents et aux enfants d’informations non identifiantes est devenue indispensable à insérer dans la législation en cas d’anonymat, à partir de données recueillies auprès des donneurs. Il serait important de laisser aux donneurs qui le souhaitent une possibilité de lever leur anonymat et d’être mis en relation avec des enfants nés de leur don, si ces derniers le demandent dans les conditions prévues par le CNAOP pour les enfants adoptés ? Mais pour évaluer précisément les modifications de changements législatifs, il serait indispensable que les statistiques enregistrées au CNAOP distinguent de manière claire et lisible les différentes situations de pupilles selon leur qualité d’admission : pupilles adoptés nés sous X ou pas, enfants nés de donneurs de gamètes selon les années de naissance.

Accoucher dans l'anonymat : des bénéfices majeurs

C’est au travers de différentes études et regards de notre société sur l’adoption qu’ont été rédigés des dossiers d’enfants accueillis comme pupilles à l’Aide sociale à l’enfance, avant 1966 et de 1966 à 1993. Le nouveau débat sur l’accès aux origines suscité par des adultes nés par dons de gamètes ne doit pas escamoter le fait qu’il y a deux niveaux de secret : celui du mode de la conception, facile à résoudre, et celui de l’identité des donneurs de vie, différent selon les situations. Ce débat ne doit pas non plus être un prétexte pour supprimer le droit à toute adolescente et toute femme de choisir ou non d’accoucher dans l’anonymat reconnu dans le Code civil depuis 1993.
Le législateur doit être informé que le droit de choisir l’anonymat, c’est-à-dire de ne pas décliner son identité en cas de demande d’accoucher dans le secret, a des bénéfices majeurs pour la santé de la femme enceinte et de l’enfant à qui elle va donner naissance, car ce choix permet :
– de faire suivre sa grossesse et de bénéficier d’un accompagnement psychosocial et juridique du déni de grossesse en maternité, sans craindre d’avoir à décliner son identité à l’hôpital, afin de ne pas reproduire ce déni à la grossesse suivante ;
– d’anticiper le jour de la naissance en ayant l’assurance d’être accueillie dans une maternité sans avoir à décliner son identité ;
– d’être protégée de toutes pressions (familiales, sociales, culturelles et religieuses) ou d’exploitation par des systèmes maffieux, en ne déclinant pas son identité lors de son séjour en maternité ;
– de protéger la vie du bébé en n’étant pas seule pour accoucher en maternité, comme le recommande l’article 6 de la Convention internationale des droits de l’enfant, car certaines femmes ne peuvent ni toucher, ni regarder, ni prendre cet enfant dans les bras après la naissance. Cela permet la prévention du risque de néonaticide et d’abandon du bébé dans un lieu public, comme cela a été démontré en Autriche.
Si le législateur force des femmes à décliner leur identité en imposant un secret réversible dans une enveloppe fermée, le risque sera alors un recul grave : des femmes iront déposer leur bébé après la naissance dans une « boîte à bébé électronique » d’un des pays voisins (Allemagne, Suisse, Belgique, République tchèque, Pologne, etc.) et ne pourront bénéficier ni d’un suivi de leur déni de grossesse ni de la protection face aux pressions sur leur décision de garder ou de se séparer de l’enfant selon leur volonté.
Plutôt que de remettre en question le droit d’accoucher dans l’anonymat de manière récurrente, il est temps de faire connaître publiquement à toute citoyenne et à tout citoyen ses bénéfices pour la protection des femmes et des enfants. V
* https://www.adoptionefa.org/** Le terme « femme » est utilisé pour une mineure ou une femme. *** https://aivi.org/**** Il s’agit de la modernisation des tours dits d’abandon ou « machines pivotantes » installées dans un mur d’hôpital pour recueillir de manière anonyme des bébés et lutter contre l’abandon sur la voie publique et l’infanticide. Initiés en Italie en 787, il se sont répandus en France au XVIIIe et XIXe siècles dans les murs des hôpitaux. Une première boîte à bébé, chauffée et électronique ou « Babyklappe », a été inaugurée en Bavière, puis le 5 avril 2000 à Hambourg par l’association SterniPark. La porte, une fois fermée, ne peut être réouverte. Sa fermeture déclenche un signal d’alarme afin de prévenir du dépôt d’un bébé.
Références
1. Bonnet C. Les enfants du secret. Paris. Odile Jacob éd. 1992. FeniXX Ebook.
2. Bonnet C. Nés du silence, des femmes accouchent dans l’anonymat, pour la M.I.R.E., ministère de la Santé, rapport de recherche, 9 juin 1989.
3. Bonnet C. Geste d’amour. Paris : Odile Jacob,1re éd 1990, 2e éd 1996, 3e éd 2002. FeniXX Ebook.
4. Villeneuve-Gokalp C. Étude sur les mères de naissance qui demandent le secret de leur identité lors de leur accouchement. INED, rapport de recherche, juin 2010. http://www.cnaop.gouv.fr/IMG/pdf/CNAOP_Etude_meres_de_naissance.pdf
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16. Bonnet C. Accompagner le déni de grossesse. Perspect Psychiatr 2002;41:189-94.
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19. Louffok L. Dans l’enfer des foyers. Paris : Flammarion, 2014.
20. Henrion R. L’accouchement sous X peut-il encore exister ? Rev Prat 2011;61:896-7.

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