Affaire des bébés sans avant-bras. L’article de Catherine Hill « Agrégation dans le temps et dans l’espace de naissances d’enfants sans avant-bras » (Rev Prat 2018;68:1061-2) a suscité une réaction d’Élisabeth Gnansia, présidente du conseil scientifique du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), que nous avons publiée sous le titre « Les conditions sont réunies pour une première situation d’identification d’un tératogène environnemental. » Voici la réponse de Catherine Hill.

Un intérêt ancien pour la pharmacovigilance

Contrairement à ce que pense Madame Gnansia, mon intérêt pour la pharmaco-épidémiologie n’est pas récent.
J’ai commencé il y a plus de 30 ans en contribuant à un enseignement organisé par l’Inserm pour les responsables de la pharmacovigilance hospitalière et industrielle, enseignement qui a donné lieu à un chapitre de livre publié par l’Inserm en 1985.1
Par ailleurs, dans mon rôle de biostatisticienne et d’épidémiologiste à Gustave-Roussy, j’ai contribué non seulement à l’évaluation des effets bénéfiques de médicaments mais aussi à l’étude de leur toxicité, j’ai ainsi participé à l’étude du risque de cancer de l’endomètre chez les femmes ayant eu un cancer du sein traité par tamoxifène.2 J’ai aussi étudié le risque de cancer du sein associé à l’usage du traitement hormonal de la ménopause ou des contraceptifs oraux.3-11
Lorsque j’étais membre du conseil scientifique de l’Institut de veille sanitaire (aujourd’hui Santé publique France), j’ai représenté ce conseil au conseil scientifique de l’Agence du médicament pendant trois ans. J’ai ensuite été nommée, intuitu personae, membre du conseil scientifique de l’Agence du médicament de 2010 à 2012. C’est dans ces cadres que j’ai fait partie du groupe de travail Plan de gestion des risques et pharmaco-épidémiologie de l’agence, groupe où j’ai repéré le problème du Mediator,12-15 et étudié d’autres problèmes de pharmacovigilance, notamment le risque d’invagination intestinale associé à la vaccination contre les rotavirus,16-19 et celui de mort subite cardiaque avec la dompéridone (Motilium).20, 21
Enfin, j’ai organisé un atelier Inserm en 2017 sur les « Défis méthodologiques pour la surveillance de médicaments ». J’ai aussi publié une critique du système actuel de pharmacovigilance.22
En conclusion, on ne peut vraiment pas dire que mon intérêt pour la pharmaco-­épidémiologie soit récent.

Le périmètre du registre

Ce que je voulais dire en parlant maladroitement du « périmètre » du registre s’appelle dans le vocabulaire des registres de malformations : type de couverture de la population (« population coverage type »).23 Le type I enregistre les malformations dans la population de toutes les mères résidant dans une zone géographique déterminée, le type II enregistre les malformations dans la population de toutes les mères accouchant dans une zone géographique déterminée, indépendamment du lieu de résidence. Le type III enregistre les malformations dans la population de toutes les mères accouchant dans une zone géographique déterminée, en excluant celles qui ne résident pas dans cette zone. Le type peut avoir varié, ainsi le registre de Paris a inclus jusqu’en 2000 toutes les femmes résidant dans Paris et la banlieue proche et ayant accouché dans une maternité parisienne, et inclus depuis 2001 toutes les femmes résidant à Paris et ayant accouché dans une maternité parisienne (type III). Le registre Rhône-Alpes est décrit comme étant de type III.23
Reprenons la définition des cas dans le rapport du Remera : « Un cas correspond à un enfant né, vivant ou non, entre 2009 et 2014, porteur d’une réduction du membre supérieur de type transverse isolée, c’est-à-dire sans lien avec une anomalie chromosomique et dont la mère résidait dans le département de l’Ain au moment de la grossesse (conception et 1er trimestre). L’accouchement peut avoir eu lieu dans l’un des quatre départements surveillés par le registre (tous limitrophes de l’Ain) ». Entre 2009 et 2011, Remera enregistrait les malformations dans le Rhône, la Loire, l’Isère et la Savoie, et l’Ain a remplacé la Savoie à partir de 2012 (mais des cas dans l’Ain semblent avoir été enregistrés dès 2011). Le nombre total de naissances correspondant à cet ensemble de cas est le nombre total de naissances dans l’Ain plus les naissances dans les trois autres départements surveillés par le registre (dont la Loire qui n’est pas limitrophe de l’Ain) chez des femmes résidant dans l’Ain. Nous ne connaissons donc pas ce nombre de naissances, nous savons qu’il y a 4 300 naissances par an dans l’Ain et 7 500 naissances par an chez des femmes domiciliées dans l’Ain. En supposant négligeable le nombre des naissances dans l’Ain correspondant à des femmes résidant dans d’autres départements, il reste à trouver combien des 3 200 (7 500-4 300) naissances en dehors de l’Ain ont lieu dans les trois autres départements du registre, et combien ailleurs.

Sept cas pour un nombre de naissances déterminé ou indéterminé ?

Élisabeth Gnansia comme Emmanuelle Amar et comme Jacques Estève, sans parler de la plupart des journalistes, sont convaincus de l’existence d’une concentration de cas dans l’Ain et refusent de comprendre la nécessité de démontrer l’existence de cette concentration avec des arguments statistiques. J’ai écrit que l’agrégat est constitué de « 7 cas sur un nombre de naissances indéterminé », et Élisabeth Gnansia répond que « c’est évidemment faux. Le nombre de naissances dans chacune des communes d’où sont issus les cas est connu ». Le problème réside exactement là. Pour connaître la fréquence des agénésies transverses isolées dans cette étude, il faut connaître le nombre total de naissances dans la population dans laquelle on a cherché les cas, pas dans la population des communes dans lesquelles on a trouvé un cas.
Jacques Estève est cité dans Le Monde du 16 octobre 2018 comme ayant dit : « Un étudiant de première année d’université serait surpris d’apprendre que 7 cas observés dans une population de 5 738 naissances, où la probabilité d’en observer un seul est de 1,7 sur 10 000, ne soit pas un événement exceptionnel. » Il compare la fréquence des cas dans l’ensemble des 7 communes dans lesquelles un cas a été observé à la fréquence nationale. Malheureusement, cette comparaison est une erreur de logique importante : s’il y a 136 cas par an en France répartis dans plus d’une centaine de communes, la fréquence dans ces communes est bien plus grande que 136/800 000 = 1,7 sur 10 000, fréquence dans l’ensemble des 36 000 communes du pays. Cette erreur est une version extrême de la méthode du tireur texan qui tire d’abord et dessine ensuite la cible autour des impacts : on observe 7 cas, chacun dans une commune différente, et on mesure le risque dans l’ensemble de ces 7 communes, au lieu de mesurer le risque dans l’ensemble de la zone géographique. Un professeur de statistique a utilisé ces données comme sujet d’exercice pour ses étudiants, le lecteur intéressé pourra y trouver une analyse aussi correcte que pédagogique.24

La recherche des causes

Élisabeth Gnansia écrit : « Affirmer qu’on ne trouvera probablement pas de cause est à mon sens inacceptable et irresponsable dans un contexte comme celui du cluster de l’Ain. » Ce qui est irresponsable, c’est d’affirmer l’existence d’un cluster sans en avoir validé l’existence dans une publication expertisée par des professionnels. Ce qui est irresponsable, c’est de promettre à des familles traumatisées par une malformation majeure qu’on va trouver une cause à leur problème. Ce que je dis simplement, c’est que sur la base de cas en aussi petit nombre que 4 dans le Morbihan et 3 en Loire-Atlantique, l’interrogation très détaillée des familles avec des dizaines de questions peut facilement identifier une coïncidence : par exemple l’utilisation d’un traitement antipoux ou l’achat du même linoléum en solde chez le marchand de bricolage du coin. On mettra ensuite des années à étudier d’autres femmes exposées à cet antipoux ou ayant acheté le même linoléum, et on finira ensuite, très probablement, par conclure que l’observation d’une association identifiée à partir de 3 ou 4 cas en posant des dizaines de questions était ce qu’on appelle en statistique un faux positif. Ce qui est totalement irresponsable, c’est de promettre à ces familles qu’on va trouver une explication à leur problème. Ce qui est totalement inacceptable, c’est de dépenser beaucoup d’argent dans une quête qui a aussi peu de chances d’aboutir.
En dehors de l’argument statistique ci-dessus, l’identification d’une cause commune à quelques cas en Loire-Atlantique entre 2007 et 2008, et à quelques cas dans le Morbihan en 2011-2013 paraît vraiment improbable, car cette cause aurait disparu en 2009 en Loire-Atlantique et en 2014 dans le Morbihan. La reconstitution des expositions entre le 24e et le 56e jour de gestation semble malheureusement quasi impossible.

Les malformations des veaux

J’ai fait exactement ce qu’avait fait Gérard Keck, le professeur de pharmacotoxicologie dont parle Madame Gnansia, j’ai interrogé la préfecture de l’Ain. Celle-ci m’a confirmé que ce sont « 2 cas de naissance de veaux malformés qui ont été détectés en 2014 : 1 naissance (2 veaux jumeaux nés sans queue) détectée par la Direction départementale de protection des populations, 1 naissance (1 veau sans côte d’un côté ni queue) déclarée par la vétérinaire de Chalamont. Les deux élevages concernés sont éloignés de plus de 30 km. Le nom des communes concernées n’est pas divulgué. Aucune des deux n’est Chalamont ».

Une recherche plus systématique

Le nombre de cas dans l’Ain est encore en cours d’étude, car Santé publique France a lancé des recherches complémentaires dans la base de données des hospitalisations (PMSI) et a confié la validation des cas identifiés à l’équipe d’Emmanuelle Amar. Madame Gnansia annonce 13 cas dans l’Ain dont, écrit-elle, 8 qui constituent le cluster, et les 5 autres correspondent à des cas dits « attendus ». Cela est une information tout à fait nouvelle qui, d’une part, contredit l’information qu’il n’y avait aucun cas entre 2000 et 2008 et, d’autre part, ajoute 5 cas dans le département en dehors du supposé cluster. Si on avait la localisation de ces 5 cas supplémentaires, on pourrait les ajouter sur la carte de l’Ain, et la répartition des cas apparaîtrait alors comme plus compatible avec l’effet du hasard. Pour l’instant, on manque d’un inventaire validé des cas identifiés.

Plus de transparence

Élisabeth Gnansia, que j’ai rencontrée dans le cadre du conseil scientifique de l’Association des parents d’enfants atteints du syndrome de l’anticonvulsivant (APESAC), m’a parlé de la difficulté que rencontrait Emmanuelle Amar à faire reconnaître l’existence d’une concentration de cas dans l’Ain. J’ai conseillé à Émmanuelle Amar de soumettre à une revue nationale ou internationale un article décrivant les cas qu’elle avait identifiés et la méthode de recensement utilisée. Elle n’en a rien fait. Là réside un manque de transparence scientifique. Ce n’est pas non plus faire preuve de transparence que d’annoncer la naissance de 5 enfants atteints supplémentaires dans le département de l’Ain sans préciser leur date, leur localisation et la façon dont ils ont été trouvés.
En conclusion, les données disponibles ne permettent pas de conclure à une concentration de cas dans l’Ain. Regrettablement, le registre Remera ne semble pas avoir trouvé dans son conseil scientifique les conseils de transparence et de rigueur qui auraient dû le conduire à communiquer les informations d’une façon scientifiquement acceptable avant d’alerter les familles et les médias. 
Références
1. Lellouch J, Hill C. Les approches méthodologiques possibles en pharmacovigilance : intérêts et limites. In : Pharmacovigilance et épidémiologie. Paris : Inserm, 1985:197-212.
2. Delozier T, Spielmann M, Macé-Lesech, et al. ; for the Fédération nationale des centres de lutte contre le Cancer Breast Group. Tamoxifen adjuvant treatment duration in early breast cancer: initial results of a randomised study comparing short-term treatment with long-term treatment. JCO 2000;18:3507-12.
3. Lê M, Flamant R, Clavel F, Hill C. Contraceptifs oraux et cancer du sein : résultats préliminaires d’une enquête française. In: Régulation de la fécondité. Paris : Éditions de l’Inserm, 1979;83:169-80.
4. Lê MG, Bachelot A, Doyon F, Kramar A, Hill C. Oral contraceptive use and breast or cervical cancer: preliminary results of a French case- control study. In: Wolff JP, Scott JS. eds. Hormones and sexual factors in human cancer aetiology. Amsterdam: Elsevier 1984:139-47.
5. Clavel-Chapelon F, Hill C. Traitement hormonal de la ménopause et risque de cancer du sein. La presse médicale 2000;29:1688-93.
6. Fournier A, Hill C, Clavel-Chapelon F. Traitement hormonal substitutif de la ménopause et risque de cancer du sein. Bull Cancer 2003;90:821-31.
7. Fournier A, Clavel-Chapelon F, Hill C. Traitement hormonal de la ménopause et risque de cancer du sein : commentaires sur les résultats de la Million Women Study. Bull Cancer 2003;90:924-6.
8. Fournier A, Clavel F, Hill C. Traitement hormonal de la ménopause et risque de cancer du sein : commentaires sur les résultats de la Million Women Study. Bull Epidémiol Hebd 2004;7:27-8.
9. Fournier A, Hill C. Médicaments et risque de cancer : l’exemple du traitement hormonal de la ménopause. Rev Prat 2013;63:1117-21.
10. Hill C, Fournier A. THM : de nombreuses inconnues demeurent avant d’affirmer que la balance penche en faveur d’un bénéfice. Rev Prat 2014;64:162-4.
11. Hill C. Mauvaise mesure des effets indésirables de la pilule et idées fausses sur sa toxicité. Médecine 2018:157-8.
12. Hill C. Mortalité attribuable au benfluorex (Mediator®). Presse Med 2011;40:462-9.
13. Frachon I, Le Gal G, Hill C, Leroyer C. Benfluorex withdrawal in France: still be hiding somewhere in the world? J Pharmacol Pharmacother 2011;2:307-8.
14. Frachon I, Hill C. Commentaires sur l’article de P. Yerly et J.-L. Vachiéry : Anorexigènes et maladies cardiovasculaires : les liaisons dangereuses. Reanimation 2012;21:119-21.
15. Nicot Ph, Frachon I, Hill C. À propos de l’expertise des dossiers benfluorex (Mediator et génériques), Presse Med 2013;42:411-18.
16. Escolano S, Farrington CP, Hill C, Tubert-Bitter P. Intussusception after rotavirus vaccination – spontaneous reports. Letter. N Engl J Med 2011;365:2139.
17. Escolano S, Hill C, Tubert-Bitter P. A new self-controlled case series method for analyzing spontaneous reports of adverse events after vaccination. Am J Epidemiol 2013;178:1496-504.
18. Escolano S, Hill C, Tubert-Bitter P. Intussusception risk after RotaTeq vaccination: Evaluation from worldwide spontaneous reporting data using a self-controlled case series approach. Vaccine 2015;33:1017-20.
19. Lamrani A, Tubert-Bitter P, Hill C, Escolano S. A benefit-risk analysis of rotavirus vaccination, France, 2015. Euro Surveill 2017;22(50). doi: 10.2807/1560-7917.ES.2017.22.50.17-00041
20. Hill C, Nicot P, Piette C, Le Gleut K, Durand G, Toussaint B. Estimating the number of sudden cardiac deaths attributable to the use of domperidone in France. Pharmacoepidemiol Drug Safety 2015; 24:543-7.
21. Hill C. More on domperidone and sudden cardiac death. Prescrire International 2016;25:278-9.
22. Hill C. Il faut changer les pratiques de la pharmacovigilance ! Rev Prat 2017;67:819-23.
23. Greenlees R, Neville A, Addor MC, et al. Paper 6: EUROCAT member registries: organization and activities. Birth Defects Res A Clin Mol Teratol 2011;91 Suppl 1:S51-S100. doi: 10.1002/bdra.20775.
24. Lobry JR. Université Lyon 1, Consultation statistique avec le logiciel Les bébés sans mains de l’Ain : pour le TP MathSV ? [archive], sur pbil.univ-lyon1.fr, 11 novembre 2018 (consulté le 2 février 2019).

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